Après Joseph Kessel, l’écrivain voyageur, reporter de guerre et ancien ambassadeur de France itinérant Olivier Weber défend la cause de l’aventure pure et dure dans un deuxième Dictionnaire Amoureux (Plon). Agnès Séverin est allée à la rencontre de cet aventurier engagé, qui se définit comme un éclaireur dans le monde.
Après Joseph Kessel, l’écrivain voyageur, reporter de guerre et ancien ambassadeur de France itinérant Olivier Weber défend la cause de l’aventure pure et dure dans un deuxième Dictionnaire Amoureux. « L’aventure du cœur » qui se nourrit de rêves, d’efforts et d’un brin de folie, et fait souffler un vent de liberté, de rencontres et d’espoir. Un héros fait revivre ses héros, en quête, chacun à leur manière, de « ce qu’il y a de meilleur chez l’être humain ».
- Olivier Weber : L’aventure c’est un état d’esprit. C’est une attitude qui mêle plusieurs éléments : le goût du risque, l’attrait de l’inconnu, la sortie de la zone de confort et l’envie d’aller voir. L’envie d’aller voir, comme disait Ella Maillart, c’est l’envie d’aller voir les autres. Ce ne sont pas que des paysages terrestres, ce sont aussi des paysages humains. Pour moi l’aventure est d’autant plus sublimée qu’elle est humaine, qu’elle est utile.
- O.W. : J’ai du mal à définir l’aventure car chacun la vit différemment. Dans ce livre, se trouvent des esquisses de définitions mais ce sont plus des définitions en creux, à travers des expériences personnelles, à travers des portraits, à travers des lieux. Plus qu’une définition de l’aventure, j’évoquerais un ensemble de circonstances qui font qu’on est dans un esprit aventureux.
- O.W. : Le courage et l’attrait de l’inconnu, une part de mystère, le goût de la liberté aussi, sont les conditions sine qua non de l’aventure. C’est une alchimie qui repose sur différents éléments. Chaque époque a besoin d’aventure et a son lot d’aventures. Même si on a tout exploré depuis le début du vingtième siècle. Il n’y a plus de « zones blanches » comme on les désignait dans les sociétés telles que la Société des explorateurs français ou la National Geographic Society.
En revanche, il existe encore des endroits à redécouvrir avec le cœur, avec les yeux. La compassion et l’empathie sont pour moi indissociables de l’aventure.
- O.W. : Pour moi, les grands auteurs c’étaient Cervantès et Goethe. Deux écrivains voyageurs avant l’heure, qui étaient même correspondants de guerre puisque Goethe a couvert la bataille de Valmy en 1792. Et Cervantès revenait de la bataille de Lépante, les Chrétiens contre les Turcs, lorsqu’il a été capturé par les pirates d’Alger, les Barbaresques.
Il y a eu Conrad, Joseph Kessel, Henry de Monfreid et, plus tard, Hemingway. Ce sont souvent des écrivains qui ont été grands reporters ou qui ont fait du reportage. Ce côté témoignage est pour moi important. Quelquefois ce sont des reporters qui sont devenus écrivains. Quelquefois ce sont des écrivains qui, par le reportage, s’offrent la possibilité de voyager. Les deux écritures sont à la fois très différentes et très complémentaires.
- O.W. : Oui, de la défense de causes parfois perdues, ou presque. De la défense de peuples oubliés, ou de peuples qui sont le joug de dictatures. J’évoque dans ce Dictionnaire amoureux le sort des Kurdes, des Arméniens, des Afghans anti-Talibans qui se révoltent, ou qui essaient de se révolter, contre la théocratie en Afghanistan.
- O.W. : Ce livre comporte deux-cent-quatre entrées qui sont de trois types. Il y a les lieux : les maquis afghans, la Birmanie et le Triangle d’or, Mokha et la Mer Rouge, l’Abyssinie, qui deviendra l’Ethiopie. Il y a ensuite les personnages, d’Ulysse à Tintin en passant par Rimbaud. Et enfin des thématiques, comme la peur, la mélancolie, l’absurde. Lorsqu’on voyage, il y a nécessité, ou presque, de s’engager parce qu’on a la chance de voir beaucoup de choses. Ce ne sont pas forcément des guerres. Cela peut toucher à l’environnement ou à des observations ethnologiques.
L’ethnologie est, pour moi, une forme d’aventure. L’humanitaire, pour moi, c’est une aventure. L’humanitaire est donc une entrée importante de ce Dictionnaire amoureux. Il attire énormément de jeunes, et moins jeunes, diplômés ou chômeurs, peu importe. Je trouve que cette forme d’engagement est essentielle. Elle est au service de l’autre, de l’environnement, de la planète.
Pour moi, la dimension d’engagement, de témoignage, de dénonciation, de l’aventure est extrêmement importante. Les grands frères en littérature dont j’ai parlé ont revendiqué aussi cet engagement jusqu’à la fin de leur vie.
- O.W. : L’engagement passe aussi par la littérature. La fiction permet de transcender le réel et d’expliquer ce qu’est le paysage humain, le paysage terrestre.
- O.W. : On peut se dire qu’Ella Maillart aurait pu revenir en Europe. C’est ce qu’a fait d’ailleurs Annemarie Schwarzenbach. Mais le choix d’Ella Maillart revient à décider de continuer l’aventure malgré le risque, malgré le péril, auquel cas si la personne continue sa mission, c’est courageux. Or le courage fait partie, pour moi, des conditions de l’aventure. Dans l’exemple d’Ella Maillart, il y a une forme de courage. Et il y a, d’autre part, la question de l’engagement.
Je pense que l’aventure doit être, et peut, être engagée. Elle peut donner lieu à une dénonciation, à un témoignage… Annemarie Schwarzenbach est rentrée en Europe et s’est engagée dans la lutte antinazie avec les enfants de Thomas Mann, Erika et Klaus.
- O.W. : Lorsque vous vous trouvez face à un risque, à un péril, comme c’était le cas d’Ella Maillart, il faut poursuivre l’aventure sans être suicidaire. Il y a des limites à s’imposer pour poursuivre l’aventure. Il faut limiter au maximum les conditions d’insécurité, les conditions du risque, pour pouvoir tailler la route. C’est comme un alpiniste qui vérifie son matériel, qui vérifie la météo et qui analyse bien la voie qu’il va ouvrir ou reparcourir pour limiter les risques. Il faut évaluer au maximum les risques, même si on ne peut pas tous les mesurer. Il faut en circonscrire certains. C’est déjà essentiel.
- O.W. : Pour moi, ouvrir la voie, dans le cas d’Ella Maillart, c’était aller vers des voies intérieures et poursuivre la voie au-delà de l’Afghanistan et la frontière pakistanaise puisqu’elle et Annemarie Schwarzenbach se séparent à peu près vers Peshawar. C’est pour suivre la route en Inde et essayer de connaître l’aventure intérieure, ce que j’appelle « le Grand Dedans », avec la méditation en particulier.
- O.W. : Je crois que dans l’esprit d’une personne aventurière, ou qui a l’esprit aventureux, il y a un moment où se pose la question de savoir pourquoi on part. Il y a toujours ces allers-retours. Comme disait l’un des fidèles d’Ella Maillart, qui était Nicolas Bouvier, quand on est écrivain voyageur, on voyage six mois par an et après on s’enferme dans une chambre ou un appartement pour écrire le reste de l’année.
L’aspect « revenir » dans le « partir-revenir » est intéressant car il y a une forme d’échange, de relation avec l’autre, d’explication de ce que l’on a vu et ressenti. Et il y a aussi une dimension introspective. Le voyage est une sorte de découverte de soi.
- O.W. : L’aventure du cœur, c’est cette démarche d’aller vers les autres. C’est aussi établir des ponts sous forme de témoignage. La question du retour, toujours. Je parle d’aventure du cœur parce que je pense qu’il y a une dimension humaine dans toute forme d’aventure. Et l’aventure de type égocentrique ne m’intéresse pas. L’aventure doit, pour moi, comporter une dimension compassionnelle ou éthique.
C’est sa dimension humaine qui donne toute sa saveur à l’aventure et qui fait qu’elle sera sans cesse renouvelée. Parce qu’il est vrai que nous avons tout découvert. Même dans l’alpinisme, il doit y avoir une part d’engagement et de relation humaine forte.
- O.W. : Non, c’est du sport, c’est de la performance. Et ce sont des courses ou des défis collectifs totalement encadrés. Même si la sécurité n’est pas toujours assurée au maximum, il y a une organisation, avec un but, un point de départ et une arrivée. Il n’y a pas cette dimension d’inconnu et de mystère.
- O.W. : Pour les défis en haute montagne, c’est un peu différent. Il y a des enchaînements, des voies nouvelles. Là, c’est une forme d’aventure. C’est pour ça que je donne beaucoup d’importance à la montagne dans ce Dictionnaire amoureux. Je parle de Bonatti, de Rébuffat, des alpinistes d’aujourd’hui. Je parle de mes propres expéditions en Himalaya, au Népal, au Mustang et ailleurs, sur le glacier du Lhotsé. Là, il n’y a pas d’encadrement. Il y a du risque, toujours, même si on essaie de le paramétrer.
L’aventure est polyphonique. Ne serait-ce que pour la découverte des océans et des continents, je distingue les découvreurs des explorateurs et des conquistadors. Les seconds étaient là pour massacrer, pour planter des drapeaux, pour coloniser alors que les premiers étaient là pour la recherche de l’inconnu. Aux XVème, XVIème, XVIIème siècle, les grands empires, les futures puissances coloniales, comme l’Espagne, le Portugal, la France et la Grande-Bretagne, récupéraient ces navigateurs, ces conquérants.
Il y a eu des grands massacreurs et il y a eu des protecteurs des Indiens. J’évoque dans Bartolomé de las Casas qui est parti aux Antilles et ensuite en Amérique du Sud. Je parle de Cortès, au Mexique, qui a beaucoup fait pour essayer de préserver les cultures maya et aztèque. Alors que Pizarro au Pérou était là pour massacrer et pour prendre l’or. Il y a aussi des découvreurs, des aventuriers, des explorateurs qui étaient entre les deux.
- O.W. : Richard Francis Burton en fait partie, et aussi Henry Morton Stanley et David Livingstone. Avec une préférence pour Livingstone, parce qu’il avait ce désir de préserver les cultures autochtones alors que Stanley était plutôt dans l’avant-garde du colonialisme.
Burton était un surdoué qui parlait une trentaine de langues, qui aimait le déguisement et le mimétisme. Il se déguisait en prince persan, en marchand arabe. Il avait un goût incroyable de l’inconnu, l’attrait de l’aventure, c’est l’aventurier explorateur par excellence.
- O.W. : Il était officier de l’armée des Indes. Il était officier de sa Gracieuse Majesté. Il était au service de la conquête. On était alors en pleine conquête de l’Afrique, les puissances cherchaient à se partager le gâteau. Je parle de Percy Fawcett, cet Américain qui a disparu au fin fond de l’Amazonie. Il y a eu des tragédies sur le terrain mais l’attrait de l’inconnu était si important que ce genre de personnage prenait tous les risques pour essayer de planter un drapeau, ou de redessiner les cartes.
J’ironise un peu sur la course de vitesse entre les découvreurs, ceux qui allaient sur le terrain, et les cartographes que l’on de tout faire pour redessiner les contours du monde et qui quelquefois forçaient le trait et inventaient beaucoup. Il y une sorte de dialectique entre les deux.
- O.W. : Oui, il y a eu des menteurs, des imposteurs. C’était surtout vrai à des moments où tout était à découvrir et où il était difficile de vérifier sur le terrain. Il y avait des courses, par exemple, à la découverte du Nil, de certaines sources aussi, de certains espaces. Il y a eu aussi des mégalomanes. Je consacre une entrée à Antoine de Tounens, qui était un avoué à Périgueux, une sorte d’huissier de justice de l’époque. Il est parti à l’aventure pour conquérir la Patagonie où il est devenu roi des Patagons. Il a fini ignoré et isolé, en Dordogne, mais il avait proposé à Napoléon III un empire, c’est-à-dire un deuxième empire. Évidemment, cela ne s’est pas passé comme il voulait.
- O.W. : Il y a une envie irrépressible de repartir malgré les risques, les difficultés, quelquefois les quasi-impossibilités de réaliser un voyage. Pour moi, il y a un part de défi, avec la soif de l’inconnu, avec l’empathie, avec l’engagement. C’est très personnel comme alchimie mais c’est ce qui m’a conduit au fin fond de l’Amazonie, en Sibérie en hivernale, à 6000 mètres d’altitude en Himalaya, en Afghanistan, dans les maquis du Triangle d’or birman avec les grands trafiquants ou des rebelles contre le régime de Rangoon. Je pense aux rebelles Shan.
C’est là que j’ai rencontré, après 5 ans d’approche, le plus grand trafiquant de drogue au monde, Khun-Sa. J’ai eu beaucoup de mal à le rencontrer, grâce à des passeurs. J’ai été expulsé par des rangers thaïlandais, j’ai repassé la frontière avec des passeurs chinois et dans la montagne et dans la jungle, j’ai été infesté de sangsues et j’ai enfin rencontré cet homme. Il est entouré de 20 000 hommes en armes, 20 000 miliciens pour le défendre.
Á un moment, j’ai découvert, dans ce maquis birman, des cabanes ajourées, d’un mètre cinquante sur un mètre cinquante. C’étaient des cabanes sur pilotis, à 50 centimètres du sol, avec un carré en bois qui portait des cages en bambou. Et dedans, il y avait des hommes. C’étaient des miliciens qui avaient pris du hashish ou de l’héroïne et Khun-Sa ne tolérait pas que ses hommes prennent de la drogue donc il les laissait comme ça pendant un an. L’horreur. Le Moyen-Âge.
Pour moi, cela fait partie de l’aventure parce qu’on a l’impression d’être dans un autre monde. De la même manière que lorsqu’on rentre dans le fief des Talibans en Afghanistan, c’est un autre monde.
- O.W. : Je pense que toute société a besoin d’aventure. Individuellement, je pense qu’on a besoin de dépassement de soi. Il y a le besoin de dépasser ses limites. De ne pas dormir, d’être dans le froid, dans le chaud. Et il y un désir collectif, pour toutes les sociétés modernes occidentalisées, de revenir aux origines.
Il y a une pulsion du nomadisme. Nous ne sommes pas fait pour rester assis toute notre vie. Nous avons des muscles, nous sommes faits pour nous mouvoir. Il y a une sorte de délégation de ce désir à des aventuriers, à des grands voyageurs.
Bertolt Brecht disait : « Malheureuses les sociétés qui ont besoin de héros ». Je dirais : malheureuses, les sociétés qui n’ont plus besoin d’aventuriers. On a besoin d’aventuriers, de voyageurs qui sont une sorte d’avant-garde, d’éclaireurs qui permettent de poursuivre le mythe.
- O.W. : Je fais référence, effectivement, à l’élan vital, au mouvement, au vagabondage. Une sorte d’impulsion. Je trouve que le mouvement perpétuel est extraordinaire ! Même si c’est quelquefois recommencer. Même si quelquefois on se répète. Il y a des écueils et des échecs, tant mieux. Je pense qu’on apprend beaucoup de ses échecs, y compris dans l’aventure.
J’ai vu cela avec des himalayistes qui ont échoué sur des tentatives d’ascension, je pense au K2, ou à d’autres montagnes. Ils revenaient avec des témoignages extraordinaires. Je trouve cela très beau. C’est une démarche d’humilité car on n’a pas vaincu la montagne mais on a quand même été enrichi par cette expérience, et on la communique aux autres.
- O.W. : L’aventure c’est surtout cet équilibre entre l’errance et ce que j’ai appelé la demeure. C’est-à-dire le côté sédentaire que nous avons tous, même si nous voyageons beaucoup. Il y a mouvement de balancier avec cet élan vital dont nous parlions à l’instant. Cela cristallise le désir de liberté. Quand on est dans l’aventure, on est dans la liberté. Et l’inverse est vrai : quand on est attaché à la liberté, on va vers l’aventure. Pas pour tous, mais pour beaucoup. Pour moi, c’est une pulsion qui est pratiquement incurable.
- O.W. : Nombre d’entrées de ce Dictionnaire amoureux de l’aventure ont trait à la marche. L’Himalaya. La Sibérie. La dromomanie, cette maladie qui a été détectée par des psychiatres au XIXème. Il y a une entrée sur cet employé du gaz de Bordeaux, Alfred Dadas, qui se levait de son bureau et on le retrouvait en Saint-Pétersbourg, ou à Marseille, même en Algérie. Il prenait le bateau.
- O.W. : Je me suis battu toute ma vie pour prendre mon temps. Le temps, quand on marche, quand on fait une mission, quand on va dans un maquis, est presque un luxe. Car nos sociétés nous contraignent à une sorte d’hyper rapidité. Or, la marche provoque une sorte de ralentissement du cerveau.
On est dans la fatigue, on est dans l’économie du souffle, on est dans une sorte de mesure du temps à sa juste valeur. C’est très important. Quand je fais des expéditions en montagne ou en haute montagne, que ce soit en Himalaya ou dans les Alpes, avec mes compagnons de route on parle très peu. On parle le soir, on parle à la halte. Moi, je me récite des poèmes, des mantras. Le cerveau se régénère grâce à la marche.
Il y a une sorte d’élan vers le haut qui est pratiquement spirituel. C’est une spiritualité qui peut être soit religieuse, soit laïque. Et les idées viennent différemment. J’ai beaucoup d’idées qui me viennent en marchant. Des fulgurances, des anecdotes que je note. Quitte à mettre parfois mes compagnons de cheminement en retard ! Ce qui est arrivé encore l’an dernier à 5000 ou 6000 mètres au Népal. Je notais tellement de choses qu’il fallait que je m’arrête.
- O.W. : L’effort et la lenteur font que la pensée est différente. Nietzsche disait qu’il n’y a de bonne pensée qu’en marchant. C’est comme une décantation. On oublie certaines choses, on oublie certains soucis aussi, les scories de l’aspect matériel. On va à l’essentiel. On est dans une sorte d’émollience, de bonne fatigue morale et physique. La pensée est différente, comme purifiée.
Il faut rappeler que le temps de concentration médian d’un Européen est de moins d’une minute. Je me bats contre ce manque de concentration et je pense que la marche peut aider. Je parle beaucoup aussi du songe, du rêve, de l’onirisme, de la rêverie. De la Sehnsucht, la « nostalgie du lendemain ». J’évoque également la mélancolie.
Pour moi, le rêve fait partie de l’aventure. On doit être dans le rêve. Même si on connaît le but de la route. Le rêve permet de rehausser encore le voyage ou l’aventure.
- O.W. : Oui, ne pas être dans ses certitudes, être dans le doute, dans ses interrogations correspond à un cheminement personnel, éthique, spirituel qui est extrêmement important. Le jour où je m’arrêterai d’être dans ce genre de cheminement, où je serai dans de parfaites certitudes, je serai un vieux con. Et là je ne serai plus dans l’aventure.
- O.W. : Oui, beaucoup. C’est une sorte de dialectique, d’alchimie, entre l’absolu et le rêve, ou la rêverie. On revient au romantisme. Nerval disait deux choses extraordinaires. Il parlait de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Il disait, c’est génial : « Je voyage pour vérifier mes rêves ». Je crois qu’il faut, on peut et on doit aller au bout de ses rêves. Et quand on va au bout de son rêve, il faut le renouveler. Il faut le recommencer. Il y a un absolu du rêve.
- O.W. : Oui, absolument. C’est un rêve d’enfant mais c’est surtout une construction d’enfant. J’ai sauté la case enfance. Je suis devenu adulte très vite. Et ensuite, la République Française m’a donné des bourses et j’ai fait un doctorat, puis je suis parti aux Etats-Unis. Donc, j’ai travaillé très jeune. J’ai été berger, j’ai été éleveur de chevaux, j’ai été aide-maçon, à trois heures de mon village en pleine montagne. Après, je suis allé au Secours en mer. J’ai été marin pendant quatre ans, de 20 ans à 24 ans. J’étais maître-nageur, plongeur sous-marin et pilote de bateau d’intervention pour le Secours en mer en Méditerranée. Ce sont les marins-pompiers de Nice. Avec une mer qui pouvait être très calme et très violente. L’hiver était relativement calme, donc je faisais mes études. Et l’été, il fallait travailler énormément parce qu’il y avait des noyés, des accidents de plongée, des accidents de voilier. J’étais tout le temps sur un bateau, ou en plongée, durant 3 ou 4 mois.
- O.W. : J’ai connu plein de choses dans ma vie, y compris la violence. Pour moi le rêve et la littérature ont fait partie de mon paysage quotidien. Les livres étaient ma famille. Je me suis construit comme ça. Dès l’enfance, dès l’âge de 8 ou 9 ans, en ayant lu Goethe et Cervantes, j’ai voulu faire comme eux, c’est-à-dire voyager et écrire. Et je ne sais pas dans quel sens. Cela peut être dans l’autre sens, écrire et voyager.
Je me suis dit quel meilleur métier que d’être grand reporter ou écrivain voyageur ? Et j’ai tout fait, y compris mes études, pour arriver à réaliser ce rêve. C’était écrit. Je dis ça très modestement. Ce n’est pas un sacerdoce. Oui, un effort quand même, mais c’était naturel. C’est comme respirer pour moi. Je savais que j’étais fait pour ça : écrire et voyager. Ma vie était construite ainsi.
- O.W. : L’aventure est une manière de dire non au destin, de s’inventer un destin. Comme Malraux disait de l’art qu’il était un anti-destin. Cela permet de façonner sa voie, de construire son cheminement, et d’être dans la liberté. Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi j’avais refusé certaines propositions, parfois très belles. C’était à chaque fois le désir de liberté qui primait. C’était rebondir. J’en ai pris conscience très jeune puis à chaque étape de ma vie : c’est le désir de liberté qui m’anime. C’est en ce sens que l’aventure est un anti-destin. Elle permet de remettre en question sa condition.
On n’est pas prédestiné. C’est beaucoup de sacrifices, de pertes. Ce sont des choix de vie. C’est s’inscrire en faux contre la prédestination.
- O.W. : C’est une très belle définition, en effet, qui montre qu’il avait une vision très humaine du voyage. On s’attache à des gens qu’on rencontre. Et on s’arrache, parce qu’à un moment, il faut partir et c’est triste. C’est triste temporairement mais ce miel des instants de tristesse ne crée pas la tristesse. Cela crée une sorte de mélancolie.
Il y a une entrée mélancolie. Je suis un mélancolique mais pour moi la mélancolie n’est pas négative, elle est créatrice. Parfois je me demande comment j’ai pu vivre ça. J’y pensais encore ce matin et je me disais : ce n’est pas possible ! Et je ne le recommanderais pas à quelqu’un, parce que j’ai pris beaucoup de risques. J’ai failli mourir seize fois. Mais moi-même je m’étonne. Et heureusement que j’ai écrit car je ne me rappellerais plus. Et encore, j’ai écrit peut-être le dixième de ce que j’ai vécu. Les aventures, les expéditions, en solitaire, avec des amis.
- O.W. : Je me dis que c’est extraordinaire ce que j’ai vécu. J’ai pris beaucoup de risques. Je suis passé à travers les balles, à travers la mort. J’ai défié la mort plusieurs fois mais pas d’une manière suicidaire. D’une manière que je ne veux pas qualifier de courageuse. Ce serait prétentieux. Il y a, dans ce dictionnaire, une entrée « courage » et une entrée « peur ». Pour moi, il faut avoir peur. La peur, elle est cognitive, elle est bornante, elle est limitative, elle permet d’éviter les erreurs. Quelqu’un qui est courageux, c’est quelqu’un qui a eu peur.
C’est un cheminement qui est un peu chaotique mais qui est, pour moi, cohérent parce que c’est une aventure qui mêle le voyage et l’écriture. Même l’écriture de fiction, pour moi, est une réinvention du réel qui permet de le transcender. Quelquefois, la littérature me permet de mieux expliquer le réel que si je passais par un essai ou un récit.
- O.W. : Pour moi, la fiction doit s’inspirer du vécu. Même la plus parfaite fiction part du vécu, des sensations, des sentiments. Je n’aime pas l’autofiction nombriliste. Je parle de « fuite en avant » dans un sens positif. L’expression anglaise n’a en effet pas la même connotation négative qu’en français. On peut vouloir échapper à une condition de sédentaire, ou à une vie de bureau, si on peut. Pour moi, c’est une sorte d’échappée belle.
- O.W. : C’est évident qu’à travers les livres, il y avait des paysages qui s’ouvraient à moi. Des paysages terrestres, mais aussi des paysages oniriques, imaginaires, qui s’ouvraient à moi par le roman, par des récits de voyageurs. Les récits des auteurs que j’évoquais plus haut et que j’ai eu beaucoup de chance de lire à 8-9 ans. Et la fiction. Il y avait une sorte d’aller-retour entre les deux. Je me suis construit un monde comme cela. Je me suis forgé un destin, un rêve de vie.
- O.W. : Mais c’était surtout un château de cartes. Surtout pendant mes études. Tous les petits boulots que j’ai faits, si je retirais une seule carte, tout s’effondrait. C’est assez étonnant. Je n’ai pas tellement de mérite (SIC !). C’est un mélange d’énergie et de courage. On l’a ou on ne l’a pas. Et j’ai la chance de dormir peu. J’ai appris à peu dormir, ça m’a aidé dans ma vie.
La littérature a été la source de mon espérance. Je reviens à la Sehnsucht des romantiques allemands, l’espérance du lendemain. Cela veut dire qu’on attend le lendemain. Ce sera mieux demain et il faut serrer les dents, il faut bander ses muscles. Et moi, je suis dans cet élan et c’est merveilleux.
Bien sûr, cela demande des efforts. C’est comme lorsqu’on gravit une montagne, on peut avoir très mal, on peut en avoir ras-le-bol. Mais une fois arrivé au col, on a une récompense : c’est la vue sur l’autre versant. C’est extraordinaire. Ce mouvement de montée, de redescente, de découverte de nouveaux paysages me meut incroyablement.
- O.W. : Cela fait partie du tropisme de l’aventure que de se dire : « J’attends mieux du lendemain et j’ai encore des rêves, des intentions et des désirs de voyage ou d’aventure ». Il est vrai, aussi, que quand on vieillit on sait qu’il y aura un bout du chemin. Le chemin va s’arrêter, mais ce n’est pas grave. Je crois qu’il faut continuer. Chaque jour est beau.
J’ai frôlé la mort très jeune et je me suis dit : « Je suis en sursis donc je vais non pas jouir de la vie au sens hédoniste du terme, mais je vais apprécier ce qu’est la vie, ce que sont les gens. L’échange, l’empathie, la compassion ». Tout de même, le goût du risque, parce que je le sublime.
- O.W. : Or, je pense que dans nos sociétés on a perdu le goût du risque. Il n’y a qu’à lire les notices et les modes d’emploi, bientôt il faudra que nous sortions casqués dans la rue. Ce sera imposé par les assurances ou par l’Assemblée Nationale, parce qu’on aura une chance, ou une malchance, sur un million ou dix millions de recevoir un pot de fleurs sur la tête. On a un principe de précaution. Je trouve cela dommage car on ne sait plus ce qu’est le goût du péril. Je pense qu’il est important de s’affranchir de tout cela. Non pas des lois, mais des garanties, des sur-assurances qu’on met autour de nous.
- O.W. : Absolument, tout est conditionné, tout est paramétré. C’est aussi la faiblesse des démocraties que de tout prévoir. Que d’avoir aussi des mécaniques politiques de type parlementaire et que des députés et sénateurs de tel pays proposent des lois qui protègent le citoyen. Mais être trop encadré n’est-ce pas contraindre davantage les citoyens ? On s’éloigne du principe de liberté, malheureusement, et du mystère.
L’aventure nourrit le mythe du mystère, de ce qui n’est, justement, pas encore advenu. C’est la définition de l’aventure, c’est advenir. C’est remettre en question ce qui peut advenir, ce qui est écrit. Or dans nos sociétés tout est déjà prédestiné ou pré écrit, vous ne trouvez pas ?
- O.W. : On désacralise la destinée, la vie. On essaie de tout rationaliser, la météo comme le risque. On paramètre au maximum et on est quelquefois dans l’absurde. Je prône beaucoup le côté irrationnel aussi. C’est pour cela que je parle beaucoup d’ethnologie. Ce dictionnaire comprend nombre d’entrées sur les ethnologues, les anthropologues, l’anthropologie de l’aventure, l’éthique de l’aventure parce que, pour moi, la découverte des autres peuples est très importante. Avec, non pas le prisme du découvreur occidentalisé, cartésien, qui veut tout imposer, mais au contraire d’un anthropologue ou d’un voyageur qui serait prêt à remettre en question ses propres valeurs, ses propres credo, ses propres origines pour mieux comprendre l’autre en général.
- O.W. : Très. C’est pour cela qu’il y a une entrée sur Rimbaud l’Abyssin. Je trouve incroyable que Rimbaud ait tout écrit à 17 ans et qu’après il parte. Il a encore un peu écrit après, à 19 ans, et les vingt dernières années de sa vie, donc l’autre moitié de sa vie, c’est l’aventure. C’est l’inconnu. Il y a un peu de littérature, mais pas énormément. Et pour moi, là aussi, c’est sortir de ses positions de marquis. C’est sortir de son destin, c’est faire autre chose. C’est pour cela que j’ai voulu rendre hommage à Rimbaud l’Abyssin.
C’est aussi cette phrase de Nerval : « Je voyage pour vérifier mes rêves ». C’est magnifique parce que même si on ne les vérifie pas, on va inventer d’autres voyages. Il a inversé un peu la rationalité. Il y aussi une entrée eldorado. Il y a une entrée Graal qui porte sur ce qu’on attend de l’aventure, du voyage. J’évoque aussi l’enchantement et le réenchantement, parce qu’on touche au rêve. Une entrée rêverie.
- O.W. : Oui, j’ai passé trois jours dans l’eau pour ne pas être vu par les Irakiens et la nuit je sortais, en effet. Bien sûr, cela fait partie du lot de l’aventure : les chutes, les drames, les accidents. Mais c’est vrai que j’ai toujours du mal à en parler. Je me suis un peu forcé car c’est le but du Dictionnaire amoureux que de parler de soi. J’ai beaucoup parlé des risques et de la mort dans ce livre. Donc je me suis mis à nu, ou en partie mis à nu. Tout en préservant une certaine pudeur. Heureusement, le roman permet de parler de son expérience de manière indirecte.
- O.W. : De toute la vie d’aventures que j’ai menée, il y a eu de la souffrance mais moi j’ai été habitué très tôt, très jeune à la souffrance et à la violence. Je me sens bizarrement relativement à l’aise. Il y a en revanche une chose que je ne supporte pas, c’est la petitesse humaine. Des gens petits, il y en a beaucoup. Je ne le tolère pas et je le combats. C’est malheureusement extrêmement humain et banal. Mais je ne m’y fais pas.
Je n’aime pas la prétention non plus. Ce n’est pas que je la fuis, mais je la combats. Je n’aime pas la perversité non plus. Je reste dans un respect des valeurs humaines : la loyauté, l’amitié.
- O.W. : Il y a la petitesse humaine. Et il y a aussi la grandeur, il y a une noblesse d’âme que j’ai retrouvée chez les Afghans, que Kessel a retrouvée chez les Afghans et les Afghanes. La noblesse de cœur. La loyauté. Le sens de l’honneur aussi. Ça peut paraître ringard mais dans l’aventure j’ai éprouvé cela pour moi, le sens de l’honneur, le sens de la loyauté, le courage, je le dis franchement. Mais je l’ai beaucoup trouvé chez les autres.
J’ai trouvé des aventuriers incroyables, j’ai rencontré des personnages de la vie ordinaire qui sont pour moi des héros. Si j’écris et si je voyage, c’est aussi pour rencontrer ce genre de personnes. Pour moi, c’est mythique.
- O.W. : Peut-être qu’à force d’avoir vécu dans la violence, de connaître ça, j’en tire souvent le meilleur. Et je défends ce qu’il y a de meilleur chez l’être humain, qui est aussi capable des pires choses. J’ai vu les pires avanies, le pire de l’espèce humaine, les barbaries. Et en même temps j’ai envie de ne retenir que le meilleur et l’espérance, pour moi, fait partie du meilleur.
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Les lauréats du Prix Mare Nostrum 2024 vient de livrer la liste de ses lauréats. Chaque lauréat recevra une dotation de 2 000 € pour sa c
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La Centrale Canine décerne chaque année son Prix Littéraire aux 3 meilleurs ouvrages mettant à l'honneur la relation humain-chien.