Qu'est-ce que le chagrin ? Surtout quand il concerne la perte d'un enfant. Depuis L'enfant éternel (Gallimard), Philipe Forest construit une œuvre qui tourne autour du deuil, de son impossible effacement et de l'écriture comme sublimation. Dans Pi Ying Xi (Gallimard), l'auteur de Sarinagara nous transporte en Chine, pour un voyage entre les temps, les récits et les mémoires, en «ombre chinoise». 332 pages aussi lumineuses que les nuits qu'elles reflètent.
On connaît Philippe Forest grand connaisseur du Japon. On le connaît aussi habité par la question du deuil. Dans son livre Pi Xing Xi, on le découvre en Chine, promeneur candide, inspiré (aspiré?) par une culture dont les labyrinthes le mènent au théâtre dit «d'ombres chinoises».
Des ombres pour flotter entre deux mondes. Philippe Forest, tout au long de son récit, se joue de plusieurs balancements : culture occidentale-culture chinoise, vie-mort, réel-imaginaire. Il navigue entre le temps de son propre séjour en Chine et les fantômes du passé.
«(...) ainsi serait né le jeu enfantin et sacré auquel on assiste dans l'obscurité avec pour personnages des spectres, seules créatures à occuper une place véritable sur la scène de la vie. (...) L'ombre venant avant la réalité comme si la seconde naissait de la première et que les choses, elles-mêmes, n'étaient jamais que l'ombre de l'ombre dont elles copient la forme, sous laquelle elles se présentent à nos yeux.» (p.112-113)
Lorsque l'auteur se rend à Shanghai, il visite dans le quartier de Qibao le musée officiel du Pi Ying Xi (ombres chinoises) et assiste même à un spectacle. La légende raconte que cet art a été imaginé par un mage de la cour pour consoler l'empereur Han Wudi (87 avant J.-C.) qui avait perdu la femme qu'il aimait. La silhouette de celle-ci surgissait dans la semi-obscurité par une forme découpée pour lui apporter une consolation face à l'absence : «L'ombre venant avant la réalité comme si la seconde naissait de la première et que les choses, elles-mêmes, n'étaient jamais que l'ombre dont elles copient la forme sous laquelle elles se présentent à nos yeux. (...) Expliquant sans le dire que la réalité, elle-même, n'est rien d'autre qu'une ombre qui passe et dont nous ne connaissons jamais que la forme qu'elle fait, l'apparence qu'elle prend.» Philippe Forest trouve un fil d'Ariane dans cette obscurité qui fait vaciller le sens du réel. Nous aussi, commençons à comprendre que ce voyage en Chine va devenir un lieu d'exploration intime pour l'auteur. Et peut-être un peu pour nous-même.
Légende photo : une scène issue d'un théâtre d'ombres chinoises (Wikipedia)
Chemin faisant, l'auteur se laisse «prendre» par cette Chine. Il s'initie aux charmes de la «fadeur» tels que décrits par Roland Barthes, puis plus tard par François Jullien et découvre Lu Xun, l'auteur le plus respecté de la Chine moderne, salué par Mao comme le «père spirituel de la révolution chinoise». Il découvre Shi Tiesheng dont le livre Fatalité, «consiste en quelques nouvelles assez étranges dont chacun propose, à la manière d'un rêve, une variation mélancoliquement méditative sur tous les possibles de la vie.»
Au point de le percevoir comme un double de lui-même : «J'avais l'impression que j'aurais pu avoir écrit certaines de ses phrases.» Comme si chaque écrivain, chaque siècle, reprenait inlassablement les passages du grand livre du monde qui «vient d'un livre encore plus ancien que le plus vieux des livres et qui contient la mère de toutes les énigmes.»
Philippe Forest finit par se laisser porter par «les lieux et les choses» , qui le conduisent d'un point à un autre, presque malgré lui. En un labyrinthe intuitif qui le mène là où il ne sait pas, mais là où il se retrouve.
«Sendai m'avait mené à Shanghai. Une image renvoie à une autre. Un lieu communique avec le suivant. A la faveur d'un grand jeu de piste pour lequel quelque divinité facétieuse, de toute éternité, a disposé en tel ou tel endroit de la planète, des signes assez obscurs indiquant à qui sait les déchiffrer la voie à suivre pour se diriger vers le rendez-vous d'après, quand d'autres consignes lui seront fournies afin qu'il se mette en route pour une destination nouvelle où lui sera révélé, une fois qu'il l'aura atteinte, l'un ou l'autre des éléments de l'énigme à la résolution de laquelle la règle du jeu exige qu'il se consacre.»( p.135). Le roman étant lui-même «l'énigme et la solution».
Se succèdent d'autres découvertes littéraires : de Lu Xun à Zhou Zuoren, touché par le deuil de sa fille, qui incite chacun à cultiver son jardin : «Des fleurs suffisent au bonheur de certains. Et leur beauté, même si elle ne sert à rien, même si elle ne signifie rien, est indispensable aussi à toute l'humanité.»
Face aux nombreuses résonances que Philippe Forrest ressent au fur et à mesure de son exploration chinoise, une évidence s'impose à lui : le roman devient le socle qui remonte le temps.
«Ce que j'avais découvert au Japon, je le découvrais à nouveau en Chine. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. On le dit. Mais moi, je crois plutôt que ce sont les effets qui toujours produisent leurs propres causes. Tout se raconte à l'envers. Quelque chose arrive. Et pour comprendre ce qui se passe, on en fait tout un roman, allant chercher dans un passé plus ou moins lointain et assez imaginaire à quel moment débuta l'histoire que l'on reconstitue en remontant nécessairement le cours du temps.» (p.197)
Ce livre de Philippe Forest est un bijou de jade. Un jade noir, le plus pur, tout en profondeur et en éclat. Comme le constate l'écrivain : «Chacun d’entre nous, dans la nuit où il vit, cherche à retrouver l’ombre de ce qu’il a perdu.» Des nuits plus belles que les jours à jamais enfuis ? Des nuits qui nous parlent de l'écriture comme miroir du monde et de l'éternité.
>Philippe Forest, Pi Ying Xi. Théâtre d'ombres, Gallimard, 336 pages, 21 euros. Acheter le livre
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