En quoi Roland Barthes pourrait-il nous aider à éclairer les impensés des humanités numériques ? De quelle « mythologie » le numérique ne serait-il qu'une simple expression réactualisée ? Alors que la France s’apprête à fêter le centenaire de l’auteur du Degré zéro de l’écriture et des Mythologies , Lorenzo Soccavo s’interroge sur la manière dont Roland Barthes qui avait compris l’urgence de penser la modernité, tout comme son contemporain Michel Foucault, aurait analysé l'invasion des technologies digitales.
Il n'est guère besoin d'avoir un esprit très critique ni d'être très savant pour se demander si finalement le numérique – nous ne parlons pas ici d'informatique, mais bien de culture numérique, d'une conversion du regard sur un monde bouleversé par l'invasion des technologies digitales, un monde où le numérique devient la prose des sociétés, se demander donc si cette soi-disant révolution ne serait pas finalement qu'une simple expression réactualisée du mythe de Thot-Hermès, l'initiateur du langage et de l'écriture ?
Les mutations des dispositifs et des pratiques de lecture auxquelles nous assistons avec, il faut bien l'avouer, une certaine impuissance, pourraient je crois nous ouvrir cependant des voies d'accès à l'espace mental du lecteur de fictions. A condition que nous fassions l'effort de penser par nous-mêmes, d'exercer notre liberté d'esprit à l'encontre des discours coercitifs, nous pourrions aujourd'hui partir à la découverte de ces espaces intérieurs révélés notamment par la lecture littéraire, ces vastes contrées de l'imaginaire avec ses lieux inétendus.
A reconsidérer ainsi la lecture comme une expérience de pensée, c'est-à-dire comme un ensemble d'opérations sollicitant la puissance de l'imagination en vue de l'élucidation d'un problème, nous réalisons vite que si nous avons de nombreux précurseurs au fil des époques, plusieurs penseurs français du XXe siècle ont intellectuellement réagi avec une sensibilité chamanique aux futures métamorphoses des médias. Il y a un demi-siècle notre présent était de fait en germe. Que penserait aujourd'hui Roland Barthes des tablettes tactiles connectées, lui qui écrivait en 1957 dans Mythologies: « La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif. » ?
Si les humanités numériques contribuent maintenant elles-aussi au développement des sciences humaines, c'est principalement en ce qu'une nouvelle grille de lecture, issue des pratiques numériques, interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs.
Mais quelles mythologies de la forme écrite s'écrivent aujourd'hui sur le web ?
Un regard critique sur ces nouveaux objets révèle vite leur accointance avec les tablettes d'argile mésopotamiennes. Une attention transhistorique enseigne sur la permanence des questions essentielles et la récurrence de nos réponses. Il nous faudrait peut-être prolonger la reconsidération de l'histoire de la littérature entreprise par Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture (1953) pour réaliser ce qui se joue aujourd'hui, et placarder comme un slogan sur les panneaux publicitaires ce cri de Prévert : « C’est vieux comme le monde ça, la nouveauté ! » (Les enfants du paradis).
Nous devrions nous interroger sur les « conditions du discours » qui se développent depuis notre glissement dans le XXIe siècle, et d'abord à propos d'un passage d'une édition imprimée à une édition dite numérique, sur ce qui s'y exprime et s'y formule, tant dans l'opposition frontale et stérile entre ceux du papier et ceux des écrans, les catalogués technophobes et les technophiles, que dans le prêche œcuménique qui clame la complémentarité des supports et des usages.
Examiner les conditions du discours contemporain sur le numérique, ce que Michel Foucault nommait « épistémé », nous permettrait de nous extraire des conditionnements auxquels nous sommes tous soumis à une époque où le caractère addictif est un argument de vente. Interroger l'épistémé numérique permettrait de fonder les humanités numériques en les reliant véritablement aux valeurs humanistes.
Si Roland Barthes et Michel Foucault, son contemporain, ne peuvent pas véritablement être considérés comme des précurseurs de la prospective du livre, nous pouvons toujours sans doute les relire en traquant dans leurs textes le filigrane du « trafic occulte de la métaphore », pour reprendre cette si belle expression de Maurice Merleau-Ponty en 1964 dans Le visible et l'invisible, y chercher traces de leurs pressentiments.
Nous pouvons ainsi je pense avancer l'hypothèse que, dans la pensée intellectuelle française de la deuxième moitié du XXe siècle, circulait une prescience des mutations actuelles des dispositifs et des pratiques de lecture, l'intuition de la possibilité d'un nouvel ordre conceptuel, de l'émergence probable d'un nouvel espace rhétorique à la couture d'un monde ancien et de celui, nouveau, des réalités augmentées et virtuelles qui, comme toutes leurs sœurs, s'ouvrent à l'infini de nos interprétations.
En 1959 dans Le livre à venir, Maurice Blanchot s'est fait le héraut de cette intuition : « Que livres, écrits, langage soient destinés à des métamorphoses auxquelles s'ouvrent déjà, à notre insu, nos habitudes, mais se refusent encore nos traditions [...] il faudrait être bien peu familier avec soi pour ne pas s'en apercevoir. Lire, écrire, nous ne doutons pas que ces mots ne soient appelés à jouer dans notre esprit un rôle fort différent de celui qu'ils jouaient encore au début de ce siècle : cela est évident, n'importe quel poste de radio, n'importe quel écran nous en avertissent [...] Ces prévisions sont à notre portée. Mais voici qui est plus frappant : c'est que, bien avant les inventions de la technique, l'usage des ondes et l'appel des images, il eût suffit d'entendre les affirmations de Hölderlin, de Mallarmé, pour découvrir la direction et l'étendue de ces changements... ».
Le temps fait son travail. Une discrète décantation nous permet aujourd'hui de recueillir ces poussières d'or qui sont notre héritage.
Je pense qu'il n'y a pas véritablement de discontinuités dans l'histoire de la lecture et de ses supports. De l'acquisition du langage articulé, l'invention des écritures puis des alphabets, les mutations et les évolutions des dispositifs et des pratiques de lecture jusqu'à nos jours, il n'y a pas de coupures, mais un processus indéfiniment mobile.
Ce que nous pouvons faire, c'est y distinguer des périodes, et essayer d'y lire comment s'y sont inaugurées des pensées nouvelles. Ce que nous pouvons, c'est essayer de penser d'autres formes de lectures avec des dispositifs nouveaux, c'est penser la lecture autrement, sans pour autant renier son passé qui est notre héritage culturel.
Comme l'écrivait Michel Foucault en 1966 dans son essai Les mots et les choses : « A la limite, le problème qui se pose c'est celui des rapports de la pensée à la culture : comment se fait-il que la pensée ait un lieu dans l'espace du monde, qu'elle y ait comme une origine, et qu'elle ne cesse, ici et là, de commencer toujours à nouveau. ».
Nous devons ainsi dépasser l'horizon du numérique, nous relier au passé, mais pour nous propulser dans un futur où les univers parallèles concerneront en premier lieu les lecteurs et les bibliothécaires, comme nous pouvons, par exemple, en prendre conscience à la lecture de Borges.
Comment ne pas espérer aujourd'hui une nouvelle expansion (numérique, mentale?) de l'univers connu, comme les Grandes découvertes coïncidèrent avec le développement de l'imprimerie. L'exterritorialité numérique et l'hybridation des espaces physiques et virtuels pourraient nous permettre de prendre conscience de la pluralité des relations spatiales engendrées par la lecture littéraire. Mais cela, je crois, dépasse le seuil de compréhension des informaticiens guère soucieux, par exemple, de l'intérêt des neurosciences de la lecture et du sentiment esthétique pour s'approcher de l'espace mental du lecteur, alors que cet espace joue peut-être comme le miroir dans la célèbre toile Las Meninas de Diego Vélasquez. Pour paraphraser Foucault, qui écrivit que ce miroir : « restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout regard. », nous pourrions avancer l'hypothèse que cet espace restitue lui la lisibilité à ce qui demeure absent de toute page, avec une pensée pour Mallarmé et son absente de tous bouquets. L.S.
>Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Seuil,
>Roland Barthes, Mythologies, Seuil
>Michel Foucault, Les mots et les choses, Seuil
>Editions récentes : Roland Barthes. Album. Inédits, Correspondance et Varia, Paris, Seuil. Éric Marty (dir.) et aussi : Typhaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil
>La BNF organise un ensemble d'expositions ( cliquer sur ce lien pour connaître le programme). >>Plus d'informations sur les manifestations qui célèbrent le centenaire de Roland Barthes sur le site dédié.
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Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, conférencier et prospectiviste du livre et de la lecture à Paris.
>Lire La Théorie du Texte expliquée par Roland Barthes.
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