« Ruy Blas est une énorme bêtise, une infâmie en vers ». Tels sont les mots de Balzac à propos de la nouvelle pièce hugolienne, en 1838, alors que celui-ci n’a pas encore assisté à la représentation. Pourtant, si les critiques fusent, cela n’empêche pas les spectateurs d’être toujours plus nombreux aux représentations. Jouée près de cinq-cents fois entre 1900 et 1950, Ruy Blas et son héros éponyme intriguent le public. Repris et vulgarisé maintes fois sur scène et à l’écran, interprété par un Montand ou un Depardieu, le personnage traverse le temps et passionne ses lecteurs. Revenons sur ce héros romantique fascinant et incontournable du théâtre français.
Contextualisons d’abord la pièce, dont la première représentation eut lieu en 1838. Drame romantique en cinq actes, Ruy Blas met en scène l’histoire de la décadence de l’Espagne et de sa noblesse, sous le règne de Charles II au début du XVIIIe siècle. Don Salluste a été disgracié par la reine d’Espagne et entend bien se venger. Pour cela, il compte sur Ruy Blas, son valet, qu’il sait épris d’amour pour la reine, et auprès de laquelle il s’apprête à le compromettre. Par un jeu de costume et d’identité, mis au point par Don Salluste, cette situation s’avère être l’opportunité pour le héros d’approcher celle qu’il aime passionnément. Trois personnages sont associés aux trois genres qui définissent le drame romantique, et Hugo le précise dans sa préface : « Don Salluste serait le Drame, don César la Comédie, Ruy Blas la Tragédie ». Mélange de sublime et de grotesque, Ruy Blas appartient au genre théâtral par excellence du xixe siècle.
Ce qui surprend à l’époque où la pièce est représentée pour la première fois, c’est qu’un laquais puisse, le temps de quelques scènes, devenir ministre. C’est ce que souligne la spécialiste de Victor Hugo, Anne Ubersfeld, dans Le Roi et le bouffon. En effet, grâce au motif du travestissement, récurrent dans la pièce, Ruy Blas accède à une position sociale si haute qu’il peut côtoyer la reine. Ainsi, sur l’idée machiavélique de Don Salluste, le valet nouvellement gentilhomme se fait passer pour Don César, « comte de Garofa », dont il devient le double, voire le jumeau. Il reçoit pour ordre de plaire à la reine et de devenir son amant. Son travestissement est à l’image du rang social qu’il acquière provisoirement : vêtu d’un manteau, puis d’un chapeau, ce déguisement n’est qu’un apparat qui témoigne de sa position sociale. Néanmoins, elle est aussi éphémère que le sera sa gloire, et son maître ne se prive pas de le lui rappeler :
« Votre maître, selon le dessein qui l’émeut,
À son gré vous déguise, à son gré vous démasque.
Je vous ai fait seigneur. C’est un rôle fantasque,
— Pour l’instant. — Vous avez l’habillement complet ».
Sa noblesse morale n’est malheureusement pas suffisante pour pallier à sa la bassesse de son rang social, et c’est ce qui fait la condition tragique du personnage.
C’est probablement au centre exact de l’œuvre, à la scène 5 du troisième acte, que la noblesse de son coeur est la plus explicite. Suite à la dispute cynique des dirigeants de l’Espagne, qui ne comprennent pas l’ascension sociale de Ruy Blas (ou Don César), et qui se distribuent les différentes ressources de l’Espagne, l’indignation du héros éclate. Il leur déclare « Bon appétit ! messieurs ! », au vers 1058, critiquant ainsi l’appétit féroce et égoïste de ces dirigeants supposés être au service de leur pays. S’ensuit alors une longue tirade, convaincante et poignante, qui aboutit à la démission de tous les ministres du gouvernement.
Par quels moyens Victor Hugo rend-il le discours de Ruy Blas si poignant ? La tirade du jeune homme est infiniment riche, et nous pouvons en retenir quelques figures rhétoriques particulièrement intéressantes qui rendent le personnage d’autant plus héroïque. Tout d’abord, l’adresse directe et agressive de son discours est marquante. Ses premiers mots accusent déjà avec ironie ces « ministres intègres », ces « conseillers vertueux » que les dirigeants espagnols ne sont pas. Il n’hésite pas à s’adresser à eux sur un ton autoritaire, par des phrases injonctives qui leur donne l’ordre de voir l’état désastreux dans lequel se trouve l’Espagne. Ainsi Ruy Blas insiste : « Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur. » Dans cette phrase figure par ailleurs un autre élément récurrent de son discours, qu’est le rythme ternaire. Ses arguments en sont ainsi plus frappants, plus convaincants. Ils le sont d’autant plus par les figures de répétition qui martèlent son accusation.
En effet, les valeurs les plus importantes sont répétées à plusieurs reprises, ce qui rappelle aux ministres les éléments qu’ils se doivent de considérer ; lesquels sont : l’Espagne, l’État et le peuple. Enfin, ce sont les personnifications redondantes qui font du discours de Ruy Blas un discours particulièrement éloquent. Par cette figure de style qui fait d’une idée abstraite un être vivant, les pays évoqués semblent devenir des êtres réels, à la grandeur presque effrayante. Il s’en dégage une impression de faiblesse des hommes et de l’Espagne devant les provinces perdues et les pays ennemis. Les intérêts et l’égoïsme des destinataires de Ruy Blas, qui ne songent qu’à s’enrichir, contrastent d’autant plus avec le sort désastreux de leur pays. La puissance de sa tirade est telle que les ministres ne pouvaient qu’abdiquer et reconnaître en leur accusateur « un maître ».
La reine, dissimulée, a entendu le ferveur défenseur de son pays dont elle reconnaît la gratitude et lui révèle son amour. Celui-ci s’apprête à réaliser une nouvelle déclaration, celle de son amour pour la reine.
Car avant tout, l’intrigue de la pièce est celle d’un valet épris d’amour pour la plus haute personne d’Espagne, « un ver de terre amoureux d’une étoile », tel qu’il se désigne lui même au vers 798. Croyant aimer un homme qui n’est autre qu’un valet, la reine se méprend sur la position sociale de celui qu’elle aime. Amour impossible, la seule façon de résoudre la situation est la mort du héros. Hugo l’avait signalé dès sa préface, Ruy Blas c’est la Tragédie. Ce suicide amène la reine à accepter son amour pour un simple valet dont elle reconnaît enfin l’identité véritable. La mort devient libération et dénouement de la pièce. La parole du héros y est plus naturelle ; l’alexandrin y est disloqué, mimant la parole spontanée et la rapidité du discours. Le vers suivant en est un exemple. Ruy Blas vient de lui demander son pardon ; demande à laquelle elle répond :
«- Jamais
-Jamais (...)
-Bien sûr?
-Non jamais (...) »
Et notre héros d’achever « Triste flamme, / Eteins-toi ! ». La reine, perdue et affligée, reconnaît enfin son amour pour Ruy Blas, valet et homme du peuple, et non plus Don César, ministre et courtisan. La noblesse que conserve le héros, malgré la chute de son rang social, est bien la grandeur de son âme.
Ruy Blas, Victor Hugo
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