The Underground Railroad de Colson Whitehead (Albin Michel pour l'édition française), qui a remporté le prix Pulitzer en 2017 est un roman puissant, essentiel pour comprendre le monde américain. Le livre vient de faire l'objet d'une adaptation en série télévisuelle par Barry Jenkins (Amazon Prime video ). Le professeur William Nash, de Middlebury College (The Conversation) nous explique comment ce récit transforme notre regard sur l'esclavage et l'asservissement des Noirs aux Etats-Unis.
Dans l’émission Fresh Air de la radio publique américaine, Barry Jenkins, le réalisateur de The Underground Railroad, indique « qu’avant de faire cette série […] j’aurais répondu que je descendais d’Africains asservis. »
« Depuis, ma réponse a évolué », poursuit-il. « Je descends de forgerons, de sages-femmes, d’herboristes et de médiums. »
L’universitaire que je suis s’intéresse à la manière dont les représentations modernes de l’asservissement influent sur notre compréhension du passé, et je suis frappé par les moyens qu’emploie M. Jenkins pour modifier la façon dont les spectateurs pensent, et parlent de, l’histoire afro-américaine.
Ce faisant, il prend le relais d’universitaires, de militants et d’artistes qui, depuis des décennies, tentent de bousculer la compréhension qu’ont les Américains de l’esclavage. Le gros de son travail consiste à repenser les esclaves non pas comme des objets à qui l’on a fait subir des choses, mais comme des individus qui ont maintenu une identité et une capacité d’action – aussi limitées fussent-elles – malgré leur statut de possession.
Depuis trente ans, nous assistons à l’émergence d’un mouvement chez les universitaires, qui tente de trouver des termes appropriés pour remplacer les termes « esclave » et « esclavage. »
Dans les années 90, un groupe d’universitaires a affirmé que le mot « esclave » était trop limité : coller l’étiquette d’« esclave » à quelqu’un, c’était souligner le statut réifié de cette personne soumise à l’esclavage et passer sous silence ses attributs personnels, à l’exception du fait qu’il était la propriété d’un maître.
Dans l’optique de souligner cette humanité, d’autres universitaires ont substitué « asservissement » à « esclavage », « asservisseur » à « propriétaire d’esclave », et « personne asservie » à « esclave. » En se basant sur les principes du « langage qui fait primer l’individu », qui substitue par exemple « personnes incarcérées » à « prisonniers », la terminologie souligne que la personne en question ne se résume pas à l’état d’oppression qu’on lui impose.
Tout le monde n’a pas accueilli cette suggestion avec enthousiasme. En 2015, Eric Foner, le célèbre historien de l’esclavage et de la Reconstruction, a ainsi écrit, que le mot « esclave est un terme familier et si Frederick Douglass et d’autres abolitionnistes s’en sont satisfaits, je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas ».
En dépit de cette résistance, de plus en plus d’universitaires reconnaissent les limites de l’ancienne terminologie, jugée impersonnelle, et ont commencé à adopter le mot « asservi » et ses variantes.
Ce nouveau langage a atteint des sommets avec la publication du 1619 Project du New York Times. Dans l’introduction, la responsable du projet, Nikole Hannah-Jones, rejette les mots « esclave » et « esclavage, » et emploie systématiquement des variantes du terme « asservissement ». Bien que ce projet soit controversé, il définit les termes des discussions actuelles sur l’asservissement.
« Personne asservie » est la nouvelle norme, du moins parmi les personnes ouvertes à l’idée qu’un regard neuf sur l’esclavage aux États-Unis nécessite un nouveau vocabulaire.
Que faire alors de la déclaration de Barry Jenkins, qui souhaite aller au-delà de cette terminologie ?
Lors de cette même interview, le réalisateur indique que « pour l’instant, les [Américains] se réfèrent aux [esclaves noirs] comme étant asservis, ce que je trouve très honorable, mais cela met l’accent sur ce qu’on leur a fait subir plutôt que sur ce qu’ils étaient. Or, je m’intéresse à ce qu’ils ont accompli. »
Je pense que Jenkins met ici le doigt sur quelque chose d’important. Quel que soit le camp que l’on choisit dans le débat actuel sur la terminologie, « esclave » et « personne asservie » effacent tous deux la personnalité et la capacité d’action des individus décrits. C’est là tout le casse-tête, car l’état d’asservissement est, par définition, déshumanisant.
Pour les artistes, écrivains et penseurs, il est difficile de montrer la déshumanisation systématique d’individus sans diminuer certaines des caractéristiques qui les rendent uniques. Sans oublier qu’une fois que l’on s’est engagé sur ce chemin, il n’y a qu’un pas vers la réduction de l’identité du groupe – y compris ses ancêtres – à une identité définie par ses pires expériences.
D’une certaine manière, du fait des spécificités du support audiovisuel, les réalisateurs s’en sortent mieux que d’autres artistes face à la difficulté de représenter comme un tout les expériences terribles vécues par les personnes asservies et, en parallèle, de mettre en lumière leurs expériences personnelles.
Où le cinéma de Barry Jenkins se situe-t-il dans la lignée des représentations cinématographiques de l’asservissement ?
D’entrée de jeu, les comparaisons avec Racines » – la première minisérie sur l’esclavage aux États-Unis – sautent aux yeux.
Diffusée en 1977, Racines est la première minisérie américaine à raconter comment plusieurs générations d’une même famille noire ont vécu l’esclavage, offrant par là même un espace d’expression fort à l’empathie interraciale. Comme le note le critique Matt Zoller Seitz, pour « de nombreux Blancs, cette minisérie a été la première instance qui leur a demandé, sur la durée, non seulement de s’identifier à des expériences culturelles qui leur étaient étrangères, mais aussi d’en faire l’expérience émotionnelle. »
Certains Américains se rappellent peut-être ces huit soirées consécutives, en janvier 1977, où Racines a été diffusée pour la première fois. Cette expérience collective a lancé et influé sur le débat aux États-Unis autour de l’esclavage et de l’histoire du pays.
À l’inverse, The Underground Railroad arrive sur les écrans à une époque où foisonnent les représentations de l’asservissement. La série Underground (2016) de la chaîne de télévision WGN, malheureusement passée un peu inaperçu, le remake de Racines (2016), The Good Lord Bird (2020), Django Unchained (2012), 12 Years a Slave (2013) et Harriet (2019) ne sont ainsi que quelques-uns des portraits récents et innovants proposés sur l’esclavage.
Les meilleures de ces œuvres poussent les spectateurs vers de nouvelles façons de voir l’asservissement et ceux qui ont lutté contre. The Good Lord Bird, par exemple, employait l’humour pour démanteler des conceptions sclérosées de Josh Brown, l’abolitionniste militant du XIXe siècle, et a relancé le débat sur le recours à la violence face à l’oppression.
En regardant The Underground Railroad, je vois comment et pourquoi le point de vue de Barry Jenkins est si important à ce moment de notre histoire.
Grâce à ses films, Moonlight et Si Beale Street pouvait parler, il a montré qu’il était capable de repousser les représentations étroites et restrictives de l’identité noire sous le seul prisme de la souffrance. Ses films n’en sont pas pour autant dénués, mais ce n’est pas ce qui les caractérise. Les « mondes noirs » du réalisateur sont des lieux qui regorgent de beauté, où les personnages sont gagnés aussi bien par la vitalité que par le désespoir.
Il apporte aussi cette sensibilité à The Underground Railroad.
Des critiques ont souligné la manière dont il utilise le paysage pour atteindre cette beauté. J’ai, pour ma part, été frappé par la façon dont les champs gorgés de soleil d’une ferme de l’Indiana font un décor idéal pour l’amour revigorant que Cora trouve auprès de Royal.
Dans The Underground Railroad, l’esclavage – en dépit de toutes les horreurs qui le caractérisent – existe dans un environnement empreint de beauté. Le rideau de la cabane vide de Cora qui se soulève sous la brise, souligné par le bois brut des quartiers des esclaves, évoque les tableaux de Jacob Lawrence.
Dans d’autres scènes, le réalisateur juxtapose des actions et paysages radicalement différents pour souligner la complexité de ce que vivent ces personnages. Cora travaille ainsi comme comédienne dans un musée où elle joue une « sauvage d’Afrique ». À un moment, elle change de costume et enfile une élégante robe jaune. Elle parcourt ensuite les rues propres de Griffin, en Caroline du Sud, et se fait le reflet de la classe moyenne.
Les scènes représentant les cours de bonnes manières et de lecture offerts par les professeurs de l’institut où Cora et d’autres fugitifs trouvent refuge, établissement qui emprunte à la célèbre université de Tuskegee, décrivent l’attrait de la classe moyenne pour ces valeurs. À première vue, tout cela semble prometteur. Ce n’est que plus tard, lorsque Cora est poussée par son mentor à subir une stérilisation forcée, qu’il devient évident qu’elle a atterri dans un film d’horreur.
Ces scènes ne sont que quelques exemples du pouvoir de l’esthétique de Barry Jenkins. Chaque épisode est marqué par des moments de beauté même si, d’un instant à l’autre, la sérénité peut dégénérer en sauvagerie.
Vivre en sachant que le calme peut instantanément et inopinément tourner au carnage fait partie intégrante de la condition humaine. Jenkins rappelle aux spectateurs que pour les Afro-Américains – d’hier et d’aujourd’hui – ce péril potentiel est particulièrement prononcé.
Traduit de l’anglais par Laura Pertuy pour Fast ForWord
William Nash, Professor of American Studies and English and American Literatures, Middlebury
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
La bande annonce du film
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