Désormais, un seul verre suffisait à entraîner mon père dans un puits fangeux dont il émergeait difficilement. Je pouvais présager son état au nombre de sonneries de téléphone claironnant dans le vide et lorsqu’il décrochait enfin, sa voix pâteuse me faisait regretter mon appel car elle augmentait ma peine. Je poursuivais ce rituel de mauvaise grâce, le prix à payer pour le savoir vivant.
Je partis me renseigner auprès du médecin pour savoir si ses troubles étaient ou non irréversibles. La réponse resta évasive, il fallait être patient. L’alcool détruit les neurones et visiblement, mon père en avait perdu quelques paquets. Sur les images de son IRM, on pouvait constater des zones sombres, à la fois sur le pourtour et à l’intérieur de son cerveau, qui montraient la quantité de matière définitivement disparue. Le docteur déclara :
— On peut dire que c’est une chance pour les alcooliques d’avoir un cerveau rétréci. Quand ils tombent sur la tête,...
— Au revoir ma fille.
— Au revoir, je t’aime papa !
C’était un cri du cœur, comme parfois il m’arrivait de le lui dire le soir en le quittant, quand il était sobre, quand il me serrait fort l’épaule en m’embrassant sur le front. Des gestes pudiques dans lesquels circulait l’affection qu’il me portait, auxquels j’aurais pu simplement répondre « moi aussi » tant j’entendais « je t’aime ma fille ».