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Introduction :
Aider, soigner, guérir… Mais aider qui ? Traiter «quoi» -du corps à l’âme (: l’esprit, la psyché, la personnalité…) ? Et surtout, le/la guérir «de» quoi ? Entre douleurs et souffrances, morbidité et mortalité, spécificités et différences, imperfection et monstruosité, faiblesse et handicap… En d’autres termes, à qui ou à quoi s’applique le précepte fondamental de la médecine ? A un métabolisme dysfonctionnant, à un individu empêché, une personne en souffrance ou encore un sujet en demande ? A une volonté isolée ego-centrée ou à une personne en interaction/interrelation ? A un ensemble toujours plus large de «possibles», de «pouvoirs» -ou à un individu dual (corps et esprit, matière et matière qui se fuit en réalisations, centre d’intimité et tentacules d’extériorité, affects et raison logique) en existence (s’existenciant). Avec cette autre question, fondamentale : assure-t-on une survie ou offre-t-on la possibilité d’une existence épanouie ? S’agit-il de palier ou d’améliorer ? Et selon quels critères, quelles mesures, quelles limites ? Entend-on rendre l’organisme aux possibles de l’espèce ou désire-t-on dépasser les frontières spécielles ? Problème éthique donc, et de choix sociétal, voire anthropologique: faut-il faire à l’autre ce que l’on estime bien ? Lui faire ce que l’on voudrait qu’il nous fit ? Lui faire ce qu’il veut qu’on lui fasse ? Se lier aux moyennes ? S’attacher à l’espèce ? Suivre la volonté ? Accompagner le désir ou le fantasme ? S’arrêter à l’individu (en génétique, s’asseoir sur les thérapies somatiques) ou miser sur les générations ultérieures (thérapies germinales) ? Problème fondamentalement identitaire et philosophique : veut-on modifier le corps en son apparence, en ses fonctions, en ses pensées… ? Et bouleverser les stabilités de l’ego ou du «Je» volitif -celle du soi ou du moi ? En fait, les modifications de l’un ou l’autre pôle pèsent sur chaque plan : l’individu fait la société qui le modèle. Les gènes ouvrent ou ferment des possibles –par suite de «vécus»- qui modifient l’expression des gènes. Le corps porte l’identité personale qui en use pour le conformer peu ou prou à son projet biographique ou existentiel. Par ailleurs, les besoins, désirs et volontés d’un individu s’inscrivent en des sphères différentes mais nonobstant communicantes.
Intrications et interactions :
Quand la médecine interpelle la philosophie, elle n’en attend nullement le recensement des possibles thérapeutiques. De même, quand la personne en souffrance se tourne vers théoriciens des sciences humaines, ce n’est pas pour que ceux-ci lui revoient ses plaintes, symptômes ou sentiments. Et quand d’aventure la société sollicite une analyse philosophique, elle en attend bien autre chose qu’une description minutieuse de ses pratiques et organisations. Nonobstant, les uns et les autres -savoirs et savoir-faire, plaintes et souffrances ou encore prises en charges sociales et structures y consacrées- parlent de l’individu, de la personne et de l’humanité (telle qu’elle s’exprime, se veut et se construit). Au vrai, le malade c’est l’homme nu : la pathologie dévoile ses vulnérabilités et sa finitude -sans omettre le dévoilement des intégrations, solidarités et priorités…
Faits et schèmes :
Les maladies diverses s’avèrent des compagnes tenaces et des jauges fidèles de l’hominisation. Ici connectées au nomadisme ; là conjuguées à la sédentarisation. Issues des regroupements tribaux et de la promiscuité y associée ; ou induites par la domestication du bétail. Attachées quelquefois à des pratiques rituelles ; subséquentes plus souvent à des carences (carences endémiques ou circonstancielles). Nées des systèmes de parenté endogamiques ; sorties en sourdine (gène ou symptômes d’expression tardive) et en gènes récessifs ou silencés des systèmes d’échanges exogamiques. Marquées du hasard en son sceau cruel ; surlignées de techniques invasives, expérimentales ou orgueilleuses. Affamées par la misère ; nourries par les richesses… Mais particularisées, partout et toujours, en leurs émergences, leurs formes, leurs spécificités, comme aussi en leurs prises en charge individuelles ou tribales, par le mode de vie spécifique des individus qu’elles accablent (contraintes, risques, latitudes). Ainsi, les Néandertaliens et leurs fractures multiples affichant des marques de réparations maladroites présentent également de très nombreuses traces d’ostéoarthose (corps déformés, ligaments ossifiés, espaces inter-discaux aplatis) et nous parlent en cela d’une vie rude et violente rythmée par les chasses et les combats. Epargnés longtemps par les carences vitaminiques, les hommes s’y confronteront avec la cuisson des aliments qui leur apportera son lot d’avitaminoses et de rachitisme. L’expansion démographique qui débuta quelques dix mille ans avant notre ère (l’effectif humain passa de six ou sept cents mille à quelques millions d’individus) témoigne de l’apparition de l’agriculture. Plus tard, de 5000 à 4000 avant J.C., les hommes ont à subir des décès associés à la variole, à des bacilles de la tuberculose et à des germes de la typhoïde qui indiquent des concentrations humaines importantes. Par ailleurs, les squelettes exhumés affichent des malformations congénitales qui sont encore les nôtres : dans l’articulation de la hanche ou dans une polydactylie, si ce n’est une ectrodactylie. Et encore, des atteintes inflammatoires dont la Spondylarthrite Ankylosante, des tumeurs osseuses et des lésions infectieuses : où l’homme domestiquant l’animal contractât à son contact diverses infections telles diphtéries, grippes, salmonelloses, pestes, variole…
Intimité/altérité :
Quand la maladie relève de l’altérité, elle peut être vaincue ; quand elle relève de l’intimité essentielle, sa disparition implique, au niveau phantasmatique bien évidemment, celle de l’individu. Et on peut aisément imaginer que l’Egyptien de l’ère pharaonique, menacé, voire dévoré de maladies parasitaires, n’avait qu’un pas conceptuel à accomplir pour définir une intimité personnelle en proie à un ennemi extérieur : éliminer le ver (l’intrus) rétablissait la santé. Le Grec de l’Antiquité, au contraire, installé au centre de l’Agora, pris dans ses débats contradictoires, ses réalités idéelles, conceptuelles, politiques, matérielles, religieuses, insufflera la maladie dans un organisme actif, mais situé et marqué du sceau de la convergence des forces universelles plurielles –organisme au cœur duquel la santé relève d’un équilibre. De fait, le corps de l’homme du monde antique, relié au macrocosme, ne s’en séparera que très progressivement et, au Moyen Age encore, le chirurgien était sommé de ne pas inciser au lever de lune : supposée «influé» sur toute entité aqueuse, elle aurait attiré les liquides corporels[1]. Corps et cosmos appariés, microcosme et macrocosme associés, l’un reflétant l’autre : ouvrir le corps menaçait ordre naturel et société. Ainsi, Paracelse, au 15° S, n’avait d’autre paradigme quand il analysait les vertus thérapeutiques des plantes selon la méthode des correspondances (nominale ou formelle/morphologique[2]) : harmonie universelle et trinité divine (Père, Fils et Saint-Esprit) répondant tant à une trinité mondaine (monde astral, monde divin et monde inférieur) qu’à une trinité humaine (corps, esprit et âme) -elle-même confrontée à une trinité minérale (sel, soufre et mercure). Les peuples dits primitifs interprètent par ailleurs encore les maladies selon quelques mécanismes similaires : âme volée que le guérisseur devra réinsérer dans le corps ou présence d’une entité étrangère que le chaman devra expulser ou extraire. Enfin, dans certaines tribus comme quelquefois dans notre inconscient archaïque, le malade, supposé concentrer sur lui les forces du mal (du Mal), se verra stigmatisé, rejeté, banni ou sacrifié. Où donc les conceptions de la vie, de la Nature et de l’homme se conjuguent sans cesse : quand le monde se donne des lois immuables et des états statiques, l’anatomiste émerge qui observe la permanence. Quand le microcosme répond au macrocosme, l’intercesseur ou le médium s’impose qui fait de l’homme un «tout» dans le Tout –ou un organisme intégré dans un univers englobant. Quand le monde s’exprime en mouvement, que la terre tourne, le médecin observe les changements, les systèmes et les «circuits». A savoir ce qui guette l’homme dans un monde moléculaire désagrégé ?
Mythes :
Comme le dit si justement J. Vons, «(…) quand le logos (…) se révèle impuissant à éclairer les questions (du sens)(…), le muthos –la parole fictive– se présente comme un substitut du raisonnement en faisant appel à la suggestion et à l’image»[3]. Et viennent alors les récits fantasmagoriques (‘transpositionnels’). Et les théogonies. Et les métaphores ou les allégories. Autant de mises en images, d’œuvres symboliques ou de sculptures –en la matière, les standards de beauté, les critères de santé, virilité ou féminité, les normes de la maturité féconde et épanouie qui s’expriment dans les représentations sculpturales des héros ou des dieux nous renseignent sur les conceptions intimes des hommes (quant à leur propre corps, son apogée et son évolution biologique, quant à son rôle, ses fonctions ou ses destinations). Donc, les mythes antiques structuraient et hiérarchisaient l’ensemble des classifications et représentations humaines : du microcosme organique au macrocosme cosmique –englobant procréations ou généalogies, sociétalité(s), cosmologie(s) et théogonies ou théologie(s). Ils régissaient les pluralités mondaines, les diversités spécielles, individuelles et personnelles, les contradictions factuelles, les observations ou les phénomènes inconciliables, les logiques contradictoires, les ambiguïtés psychiques, pulsionnelles ou volitives et les dualités humaines –donnant sens, dessinant les conduites et bornant les lieux de l’Etre et de l’agir. Puis, les savoirs repoussèrent l’imaginaire. Les instruments optiques et les appareils de mesure reculèrent l’invisible et l’intangible ; l’efficience technique réduisit les démissions ; la rationalité et la conceptualisation supplantèrent l’allégorie ; l’emprise politique se délivra des dieux et l’homme fut rendu à sa condition. Toutefois, si la nature s’est peu à peu désenchantée, si les techniques l’ont peu ou prou soumise, si la raison débusque les déraisons, certaines représentations mythiques et de nombreux schèmes inconscients persistent dans nos préhensions et conceptions modernes. Et il existe ou persiste une relation étroite entre les mythologies (les croyances, les craintes ou les espoirs, les codes sociaux ou légaux, les tabous et autres interdits, les projets, désirs ou fantasmes) et l’esprit critique, voire scientifique, qui les étudie, les réfute ou les assied « rationnellement» : la médecine a toujours et partout entretenu un rapport plus ou moins direct, plus ou moins avoué, ou même plus ou moins conscient/inconscient, avec l’ «Au-delà » (Dieux, Transcendances, Projet d’avenir ou Référence abstraite – sociale, politique, statistique ou humaniste). Certes, au langage du sens mythique répond désormais le langage du vrai scientifique. Cependant, l’homme n’est pas uniquement sujet de raison ou de vérité et, face à sa condition de vivant très temporaire, d’animal sensible et souffrant, d’individualité susceptible d’émotions, de personne morale empathique, de sujet désirant et conscient, de liberté en butte aux aliénations, ses besoins profonds relèvent d’une quête et d’une nécessité : celles d’un sens et d’une finalité (à percevoir et à construire). Partant, sachant que la médecine côtoie les situations-limites de l’être (conscience, inconscience, santé, maladie, bien-être, souffrance, douleurs, désespérances, mais aussi normalité, anomalies et, peu ou prou, normativité, voire normatie), sachant en outre qu’elle rencontre l’être dans sa dualité (corps/esprit, ou cerveau, âme, psychisme…), il est inévitable qu’elle se lie, pour s’entraver ou s’enrichir, tant aux mythes répondant aux questions insolubles qu’aux utopies proposant un avenir meilleur. Et c’est conséquemment l’image d’un homme délivré de tous les maux qui se projette désormais : celle d’un homme auto-fondateur ou auto-créateur -d’un homme amélioré (doté de quelques attributs jadis divins). Ou encore et dangereusement, l’image paradigmatique d’un homme déchiffrable à la santé parfaite -assuré d’un bonheur à la carte (d’identité génétique).
Si l’on s’en souvient, notre université (l’ULB, au 19° siècle) adopta pour devise une déclaration qui n’est pas sans évoquer le Prométhée d’Eschyle : «La science vaincra les ténèbres». Pourtant, en dépit des progrès fulgurants réalisés, malgré –ou à cause– de l’extension des possibles, les questions, voire les angoisses, se démultiplient. Alors que l’extraordinaire développement de la technique, que l’avancée incessante des savoirs, que la progression de la médecine, que l’augmentation de l’espérance de vie, que l’amélioration des conditions de l’existence finissante devraient apporter quelque sérénité, la crainte du temporaire se donnant en éphémère, le refus de la sénescence et de la dégénérescence s’imposant en indignités, mais aussi l’opposition au devenir puis au mourir se révélant en absolue absurdité, ces crainte, refus et opposition persistent et décuplent leur intensité pour faire émerger un sentiment d’urgence –parce que l’homme est inscrit dans la temporalité, parce que l’avenir est incertain, parce que l’individu est libre de tout destin. Ces craintes-là, donc, subsistent et glissent en extension du cercle intime, et des intimes, au devenir de l’humanité. Et les hommes de se tourner désormais, sur le mode de la réquisition exigeante, vers la médecine et la science pour voir se réaliser leur rêve d’a-mortalité ou pour voir se matérialiser leur désir ambigu d’une reproduction clonale. Attente et espérance issues du désespoir ; issues d’un hyper-individualisme solipsiste et d’un matérialisme réintroduisant paradoxalement un dualisme absurde où la vie se fait «habitante». Selon Jean Bernard, la médecine de demain se trouvera rationnelle, efficace, préventive et individuelle. A ne pas oublier cependant l’essentiel –qu’elle reste personnelle, c’est-à-dire personnalisée dans le souci de l’être conscient, sensible, libre et singulier en sa situation unique.
Organisation sociale et patientalité :
Les pathologies constituent des jauges relativement fidèles des sociétés sur lesquelles elles s’abattent. Qui agissent sur les corps et les esprits pour imposer diverses adaptations : limiter, entraver ou détruire le sujet, menacer la communauté et ébranler les structures socio-économiques. Par suite, dans les luttes engagées, dans les démissions ou les aveux d’ignorance, c’est toute une civilisation qui se découvre –en ses pouvoirs, hiérarchies de valeurs, priorités socio-économiques, substrats institutionnels et tissages relationnels. Et la société de distinguer le pathologique du normal. Et le diagnostic d’assigner au sujet une position spécifique (passivité ou activité, responsabilité ou culpabilité). Au final néanmoins, pour la personne, c’est la gérance du même et de l’autre qui s’impose en nécessité problématique : telle situation est anxiogène, tant pour le sujet que pour ses proches. Car elle remodèle les rôles, relations et hiérarchies. Partant, maladies et sociétés se modulent selon des interférences plus ou moins actives, plus ou moins douloureuses, plus ou moins maîtrisées. Les premières détruisent, menacent et interrogent ; les secondes élaborent en réponses et en pratiques hésitantes un système de pensée et une organisation structurelle aptes à circonscrire, limiter ou interpréter ces maux épidémiques ou endémiques, exogènes ou intimes. Comme le relève K Sudhof : «…chaque grande époque de l’histoire occidentale peut être caractérisée par une maladie déterminée. Ainsi, dans l’Antiquité, la lèpre représente (…) le «fatum» auquel (…) (il est) impossible de (se) soustraire. La peste, maladie spécifique du Moyen Age (…), matérialise pour les contemporains une conception tragique de l’existence, soumise à une punition collective voulue par Dieu. Le mal représentatif du 16° siècle est la syphilis, parce que le monde moderne en gestation traverse à l’instant de sa mutation une crise morale (…). Plus tard, la tuberculose sera le mal spécifique du 19° siècle, dans une époque marquée à la fois par l’amour romantique et la misère sociale (…). Enfin, le cancer est la maladie type du 20° siècle, car il stigmatise autant l’allongement de la vie humaine que l’assaut donné à l’environnement par les agents polluants.»[4]. Reste que la maladie (pensée par le médecin) est vécue par le malade comme événement ou destin contre quoi exister, vivre ou survivre : maladie intériorisée, maladie à extérioriser (à exclure du champ intime ou du lieu de l’être). Mais aussi, maladie à exprimer. Et l’on constate une variance géographique et culturelle des plaintes ; une modulation qui n’est pas sans lien avec l’image de soi et de soi dans le monde. Où l’intensité d’une douleur, l’importance d’un handicap, la prise en considération d’une gêne ou d’un inconfort, où encore les silences, cris, larmes, acceptations, refus, résignations, combats ou révoltes (mais aussi exclusion ou isolement, compassion, réprobation, condamnation et association plus ou moins affirmée avec tel ou tel mode de pénitence, de rédemption, voire même de grâce, tel ou tel sentiment de culpabilité ou d’élection), tous ces éléments, comportements états et statuts donc, ont partie liée avec les croyances, les valeurs et les exigences du groupe au sein duquel se manifestent la souffrance, le handicap ou l’inconfort. Cette acculturation de la douleur, cette modulation culturelle de la souffrance et ces subordinations structurelles et conceptuelles (subordination du mal à l’homme ou de l’homme au mal ; mais aussi du corps à la volonté -à l’esprit- ou de l’esprit au corps ; et encore de l’individu à la collectivité ou de la collectivité à l’individu ; ou finalement de la personne à elle-même, à une idée de l’humain, à la société ou à Dieu) témoignent de l’homme tel qu’il se préhende et tel qu’il se veut. Témoignent également des savoirs, espoirs, hiérarchies, priorités et possibles (techniques, pratiques, sociaux, éthiques, médicaux ou anthropologiques[5]). Témoignent des environnements influents ou contraignants. Témoignent de l’inflexion, tantôt événementielle, tantôt culturelle, intervenant dans la compréhension ou dans l’interprétation des diverses pathologies. Témoignent finalement des conceptions du monde, de l’humain et du sens -en ses domaines, ramifications, implications et applications multiples.
Ainsi, contre la maladie et dès l’enfance de l’humanité consciente, il fallut dresser des garde-fous. Et l’une des premières fonctions sociales qui puisse être repérée dans le clan ou la tribu est celle assurée par le chaman ou le prêtre-guérisseur : celui qui connaît les secrets du Bien et du Mal, celui qui s’interpose. Et aussi longtemps que les conceptions animistes dominèrent le cadre de pensée (ce que l’on observe encore chez les Esquimaux des régions arctiques ou chez les Boshimans) ; aussi longtemps que l’homme crut en un principe immatériel différent du corps ; que l’univers parut peuplé de «présences», de fantômes ou d’esprits ; que rêve et réalité, mais aussi morts et vivants se mêlèrent dans une confusion inquiétante, la guérison requit l’intercession d’un désenvouteur. De ce point de vue, médecine primitive, magie, religion originelle ou philosophie naissante, c’est tout un dans le dissemblable et la diversité : tentatives et tentations d’établir des liens efficients avec les puissances divines, cosmiques ou Naturelles : «En définitive, dès que l’homme eût acquis la conscience de son humanité, dès que sa pensée eût appris à se réfléchir sur elle-même, (…) dès qu’il eût élevé vers les premières aurores des mains adorantes, il sut aussi que son corps était sujet au mal et qu’il lui incombait, avec l’aide des dieux, de s’ingénier à guérir ce mal.»[6]. Donc, au début est la nature ; En-soi indifférencié d’où émerge par hasard un animal étrange : bipède, fragile sans doute, grégaire et coopérant. Animal incertain dont la main libérée «travaille» (dans un va-et-vient d’impulsions) au développement d’un système complexe de connexions neuronales d’où émergera la pensée. Pensée de la nature, pensée classificatrice, pensée du différencié : le moi qui émarge au monde, le «je» qui s’oppose à l’autre, le vivant qui se heurte à la mort… Et chaque compréhension particulière de l’être, du monde et du sens produira une civilisation qui modèlera l’homme la modelant en retour. Dans ces relations complexes, le médecin se fait révélateur. Avec, aujourd’hui, un médecin multi-média, charismatique ou phantasmatique : détenteur supposé des clés de la vie et de la création. Au grand mage de l’inconnu s’est substitué le magicien de la science qui s’inscrit pourtant encore dans une continuité historique tel le grand prêtre d’une messe essentielle (gourou, médium, médiateur, technicien ou créateur).
La Grèce antique et son évolution:
Ici s’élabore la vision d’un monde rationnel. Quand Socrate défend l’idée que nul ne fait le mal volontairement, Platon édifie une philosophie morale et sociale en fonction d’un ordre intemporel auquel peuvent accéder quelques Sages -où le «Bien» se distingue du subjectif. Et la médecine grecque (comme la philosophie en son domaine) unira mysticisme et rationalisme dans un monde multidimensionnel : un réel complexe où cependant le donné mondain reste «signe» : «Les Grecs de la période classique pratiquaient une «incubation» onirique, annonciatrice des techniques de la science moderne du rêve. Les malades venaient dormir dans un temple et des prêtres les réveillaient de leur sommeil en leur demandant de décrire leurs rêves. Ceux-ci servaient de fondement aux arcanes d’un système de diagnostic médical où les éléments du rêve représentaient certaines parties du corps, et l’action qui se déroulait (dans le rêve) figurait la condition pathologique.»[7]. Cette médecine est donc à la fois celle du «pharmakon», celle de Pythagore et celle d’Hippocrate[8]. Celle aussi des sectes qui, certes, tenteront d’imposer leurs croyances et systèmes, mais qui néanmoins détacheront la médecine de la religion -et subséquemment la maladie de l’intervention divine pour l’assimiler en lieu et place à un désordre naturel. Et Hippocrate (contemporain de Socrate et de Platon) d’asseoir la pratique médicale sur l’observation des patients et sur une approche rationnelle des pathologies –pathologies qui se présentent comme phénomènes naturels affectant le sensible et que l’expérience et la raison (s’incarnant en une «techné») peuvent quelquefois combattre efficacement. Vînt alors Galien pour qui la maladie se délie de toute culpabilité et se décrypte comme (ou dans) le dérèglement des rouages de la mécanique du corps. Cette conception saura séduire l’empire romain qui y reconnaîtra ses visions et aspirations pragmatiques (mais aussi son «structuralisme») : elle prend forme alors que la civilisation côtoie le matérialisme et que «défaillent les dieux». Pourtant, avec les invasions barbares et la prééminence du christianisme d’Etat opposé à tout progrès scientifique, l’idée de la maladie-châtiment refera surface : la souffrance est expiation, l’homme est responsable devant dieu et le malade est coupable.
L’âge des épidémies:
Guerres, famines et épidémies sont, aux alentours du 14° S, les données incontournables qui accompagnent la formation de l’Europe. Elles s’imposent en «substrat» matériel de l’élaboration culturelle (donc sociale, politique, psychologique et philosophique) de l’individu. Elles menacent le devenir de la société et peuvent transformer un pays en quelques jours ou semaines. Peste et lèpre se disputent le pouvoir. Mais, quand la peste décime, la lèpre isole : maladie de longue haleine, elle conduit à l’isolement, au retrait du monde symbolisé par un enterrement du vivant socialement et affectivement mort : «La messe des morts était dite dans l’église tendue de draps noirs ; on jetait au malade des poignées de terre sur la tête, symbolisant ainsi son trépas. »[9]. Au 16° siècle et sous l’impulsion de Paracelse, l’on tente d’articuler à nouveau plus intimement macrocosme (univers) et microcosme (organisme) et l’on insiste sur le rôle de la chimie dans le fonctionnement du vivant. La maladie se définit dès lors comme une entité étrangère au corps - que les thérapies médicamenteuses devraient progressivement vaincre.
Siècles charnières :
Les réponses apportées aux maladies par les 17° et 18° S. appartiennent encore au domaine religieux car le poids des dogmes est énorme -comme en témoigne l’Inquisition. La maladie reste une punition divine et l’Eglise se montre hostile au progrès de l’art de guérir dans la mesure où celui-ci contreviendrait à la volonté de dieu[10]. Quelques techniques ou pratiques thérapeutiques existent mais demeurent par trop impuissantes à contrer les maux et les épidémies dévastatrices. En ces temps de piété et de foi, c’est de l’Eglise que les hommes attendent réponses aux problèmes essentiels et existentiels posés par la maladie et la mort (la souffrance et la quête du sens). Dieu, le père, châtie, punit, éduque et purifie. Ainsi seront qualifiées de justes châtiments et de divins avertissements les pestes du 17° pour lesquelles les remèdes se déclineront souvent en pénitences et conversions. Maladie don de dieu, maladie purificatrice et élective. Nous sommes donc plongé au cœur d’un univers pluridimensionnel où subsiste encore un monde sans frontières nettes entre visible et invisible, naturel et surnaturel -un Tout où tout correspond à tout. Un monde paradoxal où coexistent un animisme gouverné par la loi de sympathie, un empirisme tâtonnant, un rationalisme hésitant, un pragmatisme douloureux, un Dieu omnipotent, un Diable par trop présent… …et… … l’homme -un homme qui tente de se donner (en dernier recours ou en premier et inévitable sursaut de son humanité essentielle) des moyens, fussent-ils puérils ou inefficaces, de prévenir, éviter ou guérir le mal. L’homme qui fait œuvre humaine en se détachant de l’emprise de la matière lors même qu’elle se présente sous la forme immatérielle des forces extra-ordinaires.
Le corps machine :
Au Moyen-Age, la mécanique fait partie des sciences et la médecine est l’une de ses branches. En philosophie, Descartes utilise le schéma mécaniste afin de déchiffrer la matérialité qui unit le corps à l’âme - où l’humain est une machine parlante et pensante. Ce modèle pose et résout la question de la survie dans l’au-delà : le corps se fait assemblage d’organes reliés à Dieu par l’âme et la foi. Mais, là où la religion défendait un Dieu tout puissant dirigeant une âme commandant au corps, Descartes introduit l’idée d’un corps mu par le cœur. Dans le doute cartésien, l’esprit se libère du corps et de ses besoins –l’espace d’un instant. Dans le doute, l’esprit se pose, l’esprit s’inspecte : je pense/je suis, je suis simultanément à la pensée que j’en prends. Il s’agissait pour le philosophe de se libérer de l’empire d’un hypothétique mauvais génie (ou des sens trompeurs) en vue d’établir la science et au motif d’une insertion de l’homme dans la mise en marche du monde. Cette théorie de l’homme-machine prendra son plein essor au 18° S. avec La Mettrie qui «démontrera» l’unicité du corps et de l’esprit : à son estime, l’âme est issue de la culture et de l’éducation que les humains transmettent à travers le langage. Cependant, il ne perçoit pas les transformations sociales qui découleront de cette conception : le corps sans âme va s’émanciper de la tutelle religieuse pour se socialiser sous de nouvelles emprises –militaires, scolaires, juridiques, morales ou scientifiques... Et l’homme se fait merveilleuse machine dont les rouages s’expliquent par la physique ou la chimie, au grand dam de la religion. Les ‘écorchés’ remplacent les ‘transis’ des 15° et 16°S. : ils prennent un sens existentiel et recèlent les interrogations sur la nature de la vie et du vivant. En outre, la vague des dissections requiert de nombreux cadavres dont le vol devient une spécialité. Mais le succès mondain de l’anatomie dépasse la curiosité scientifique et englobe l’attrait pour les états limites et mystérieux : la vie, la mort, la souffrance et la sexualité (qui est pulsion de vie). Eros et Thanatos, Eros contre Thanatos : l’un de l’autre, l’un pour l’autre, l’un par l’autre. Et l’art d’unir alors dans l’esthétique les pulsions et répulsions humaines. Et le corps-machine s’impose sous d’autres déclinaisons : celui que l’on démonte, celui que l’on corrige, celui que l’on soumet au supplice ou au redressement, celui que l’on éduque. Celui de l’homme-objet qui a perdu son âme, envolée vers d’autres lieux ou d’autres cieux. Celui qui devient moyen ou union ou lieu utilitaire de l’esprit (fut-il âme ou cerveau). Celui aussi de cet avenir intrusif qui surgit dans notre présent fuyant : car le corps–objet, le corps-machine ou machiné, réapparaît aujourd’hui sous l’habit des nucléotides et du progrès : des manipulations, réanimations, animations et autres interventions supposées mélioratives.
Du vivant à l’inerte moléculaire
Longtemps, jusqu’à ces enthousiasmes ou ces fascinations touchant au gène, la biologie chercha obstinément le secret de la vie (et de l’origine) dans son développement. Elle se frottait pour se faire au vivant, prenant pour objet très animé le corps et ses «humeurs», et ses énergies, et ses «tenir ensemble». A l’opposite, l’intérêt porté aux gènes (initié par un découpage conduisant aux organes, tissus et cellules -et permis par les premiers développements techniques qui offrirent des instruments performants), cet intérêt-là, sous-tend tant une relation radicalement différente avec «l’objet» qu’un point de vue absolument autre quant à l’organisme : de totalité ouverte et pourtant auto-conservatrice selon une continuité œuvrée et un mode d’être ou une soutenance active {quand ce n’est une réelle continuité identitaire (sentie/ressentie)}, il devient assemblage et expression (de gènes). Cette perspective induit ou privilégie une relation à l’inerte et à l’invisible : une relation à une molécule inerte et, dans son isolement artificiel, extrêmement prévisible –l’autre du vivant.
Ses aspirations curatives initiales en promesse de réalisation, la médecine s’appropria de la dimension préventive pour, dorénavant, prétendre à la prédiction. Aider, soigner, guérir -et prévoir, prévenir, présélectionner, prédestiner… La pratique, qui répondait à un appel humain et à un besoin du corps souffrant, se tourne vers le désir pour lorgner, déjà, du côté des fantasmes (duplications, transgressions des barrières temporelles, sexuelles, voire spécielles). Elle reposait sur la «normalité» définie par le plus grand nombre ou par une moyenne opérée sur différentes grandeurs et acceptait à son aune une certaine variabilité témoignant d’un organisme faisant sa norme. Elle détectait des anomalies dans les écarts outrepassant ce degré de variabilité ou dans les états proprement létaux. Aujourd’hui, se faisant génétique, elle tend à transformer l’anomalie en anormalité, la manifestation en état et le symptôme en «nature» ou production protéique -l’anormalité définissant une rupture eu égard à la norme et induisant en retour une perception de l’inacceptable.
Quand mythes, religions et philosophies proposent une réponse aux questions du sens et de l’absurde, de l’in-fini et de la finitude[11], la médecine se fait incarnation agissante d’une pensée qui se libère et délibère : se fait recherche et manipulation sur Nature –hors Nature. Mais les uns et les autres sont réunis dans une quête de mieux-être de l’homme, tous associés dans une incarnation (réelle et symbolisée, individuelle et collective) du monde tel qu’il est fait faisant être. Même désir de maîtrise où l’homme-dieu se pose et dispose. Même folie, même risque, même espoir : expliquer l’univers et son origine, peser de son être et de son savoir sur le cours des choses, unir et réunir corps et pensée, sensible et intelligible, et finalement néantiser le mal (souffrance, maladie, mort, non-sens). Toutefois, si hier encore le praticien démontait ou remontait l’homme, il le rêve aujourd’hui et sera vraisemblablement demain en mesure de le façonner dans un jeu de doubles et de manipulations. Contrant l’impuissance millénaire, s’est élevé le pouvoir de guérir, de prévenir et de choisir. Pouvoir exigeant puisque au choix de soi se subordonne celui de l’autre futur. Plus que jamais, l’option d’une vie se conjugue pour l’incurver à celle de l’humanité –à garder dès lors en conscience le mouvement antagoniste de la normativité (forcément imposée) et de la liberté. A garder en mémoire que l’idéal de normalisation est un idéal abstrait autoritaire et que l’utopie à partie liée au totalitarisme dès lors que l’individu se voit transfiguré en modèle, vecteur ou moyen. Ici également, le gène-roi entend le réductionnisme moléculaire et la dilution du sujet dans une incarnation charnelle des gènes où se justifient et se confortent démissions parentales et sociales.
Connaissance performante ou préformante :
La connaissance transforme tout autant le regard posé sur l’être que la préhension de la notion et de la réalité concrète de la maladie. Selon G. Vassart, «Dès que la collecte des données génétiques individuelles deviendra aisée et peu coûteuse, la puissance de l’informatique (…) définira le «terrain» génétique du patient[12]. On peut s’attendre à ce que cette donnée modifie quasiment tous les aspects de la pratique médicale : depuis le diagnostic dont la fiabilité sera modulée par le «profil de prédisposition», jusqu’au traitement qui pourra être adapté à la sensibilité individuelle (…)»[13].Nous assistons en cela à une imposition de patientalité, c’est à dire à la transformation d’un sujet en patient selon l’extériorité du jugement imposé à l’individu -individu qui naguère eut été qualifié ou inscrit dans l’ordre du «sain» tant par l’expérience intime propre que par la société (délié de tout symptôme, exempt de tout mal-être et sans nulle sensation d’être mal). Au-delà de ces abstractions et dépossessions, et très paradoxalement, c’est une prise en compte précoce de l’autre qui nous fait craindre[14] un futur où se développeraient un mépris de l’humain (entendu comme singularité en soutenance et affirmation duales) et une chosification de l’individu (perçu comme représentant d’espèce). Et pourtant, dès l’instant où cette prise en compte est possible, sa négligence se fait, en fait et au présent, négligence inacceptable. Et la médecine du fœtus a ouvert cette voie ; elle qui, instituant «l’être en devenir» en patient, lui octroie des droits, lui prodigue des soins et lui attribue tant un être dans le monde présent qu’un être-au-monde futur à évaluer. Nonobstant, pratiquant de la sorte, elle pèse et soupèse une existence (en sa qualité, ses probables, ses possibles, sa valeur et son statut) en fonction de représentations élaborées (à partir) d’un vécu émotionnel, d’un savoir technoscientifique et de normes assignées. Elle présume d’un devenir et d’un avenir impartis ou promis à une existence encore invisible, peu tangible, exclue de la présence (qui interpelle), engluée dans les fantasmes et les projets parentaux et soutenue en absolue dépendance. Elle accède de la sorte à l’ère des probabilités, des projections et conjectures ; elle pénètre dans des lieux où se mêlent compassions, responsabilités et fantasmes ; elle traite d’entités désincarnées et désymbolisées. Où il lui faut voir, prévoir, prédire, évaluer et estimer ; mais à tout prix éviter l’abstraction d’une normativité et la fixation d’un Destin - et distinguer l’éthique individuelle de l’éthique collective ou spécielle.
La curiosité à l’égard d’une molécule inerte enfouie au sein du noyau d’une cellule d’un tissu de l’organe du corps d’un individu en situation, et supposée dire le tout et la vérité de l’homme, s’inscrit dans la logique des anatomistes de l’Antiquité qui cherchaient, eux aussi, l’essence de l’homme et de la vie au plus profond d’un corps mort. Toutefois, les échelles et les concepts et les savoirs changent et induisent d’autres attentes et comportements. Ainsi, la médecine a mis au jour des zones d’ombre et des interrogations nouvelles : des incertitudes et des gradations dans les états (de conscience), les lieux (organo-physiques ou cérébro-mentaux) ou les moments du commencement et de la fin de la vie et de l’existence (l’une et l’autre dépariées). Elle offre désormais au savoir les mécanismes les plus fondamentaux : ceux de la genèse {de l’être, de son système nerveux et, progressivement, de ses pathologies –allant jusqu’à proposer une vision qui fait de la mort (de la finitude) la pathologie ultime}. Elle tend à s’approprier les domaines de l’être-au-monde, de la soutenance comportementale et de l’affectif : pathologisant en cela (hyper)activité, chagrin, peur et angoisse. Parallèlement, elle propose l’invisible au regard (gamètes, œufs, fœtus, mais aussi chromosomes et gènes). Elle donne à entendre ses prédictions, elle matérialise (et fige de la sorte) avenir, devenir et destinée : car voir, c’est déjà posséder (et dire, et imposer). Tout regard porté sur l’autre le détermine, lui assigne un «être» particulier –et l’ampute d’une part de liberté. Dans un autre registre, «voir» c’est aussi désymboliser ou «désacraliser», précariser ce qui est porté au regard. Par suite, c’est se pourvoir en retour d’un coefficient de maîtrise et d’une disposition d’ascendance plus grande. Et cet état de fait nécessite un questionnement vigilant. Nécessité urgente quand un pouvoir grandissant, transperçant le corps pour le morceler, le reconstruire ou le transfigurer ; quand un pouvoir susceptible d’intervenir sur le gène rencontre un individu en formation, voire même un potentiel, ou croise une personne vulnérable et désarmée par une pathologie déstabilisante. Une personne vulnérable ou incompétente du fait d’une ignorance ou d’une confiance naïve -vulnérable et déstabilisée par une idéologie accréditant productivité, efficacité, autonomie et se repaissant du mythe d’un bonheur «héréditaire» au cœur d’une société hyper-individualiste en perte de référence et en déni d’humanisme.
Du stigmate d’apparence au stigmate d’essence :
Recherchant au plus intime de l’être la particularité en passe de se transmuter en pathologie, la génétique ouvre au stigmate et à la stigmatisation un champ d’exploration et d’explosion quasi-illimité. Cartographiant le génome, le chercheur offre à l’humanité un catalogue auquel mesurer tous et chacun. L’unicité de chaque individu et les gènes potentiellement létaux qu’il porte apparaîtront comme autant de différences à évaluer, circonscrire ou réprimer. Mais ce stigmate individuel et universel potentiel ne peut être dépourvu d’impacts : sur l’édification des cultures, sur l’élaboration des reconnaissances, sur le maintien des solidarités, sur l’édification du sujet humain nécessairement dépendant de l’image perçue et renvoyée par l’autre. En effet, l’exploration de la nature et les conceptions du permis ou du possible démasquent l’homme dans sa préhension -consciente ou inconsciente- de lui-même. Et le médecin, par l’action et l’attention portée, révèle savoirs et ignorances, intérêts et désirs, peurs et angoisses, principes et structures. Il se fait «monstre» -entendons en cela une «extra-individualité» chargée des attentes individuelles et collectives, investie des pouvoirs, modelée des croyances et dépositaire des connaissances. Il résume et incarne les concepts et les valeurs, les craintes et les espoirs. Il concentre et catalyse l’idéal moral et les dysfonctionnements sociaux. Et toute culture se trouve confrontée à la maladie et lui assigne un «espace» : l’au-delà du futur ou le trop proche du présent à cercler et expurger. Signe des Dieux ou du Diable, désordre de la Nature ou folie des hommes. Erreur informative et transcriptive, mutation et hasard. Stigmate, symptôme ou manifestation plénière de l’être en son mode d’être ou en son identité ultime ?
Crainte du mal qu’on intègre ou expulse dans des Temples dédiés aux puissances célestes ou terrestres - aujourd’hui, l’hôpital. Mais aussi, appréhension de l’altérité d’une maladie que l’on extériorise ou que l’on intériorise dans l’équilibre précaire du même et de l’autre. Les luttes et les refoulements face à la souffrance et à la finitude, les réponses et interrogations toujours renaissantes, dépendent des éléments qui constituent la société : croyances religieuses, poids du collectif sur l’individuel, émergence de la «personne», connaissances scientifiques, image et place des praticiens de l’art de guérir et, d’une manière prépondérante, organisation économique. Au final, à chaque époque ses maladies, à chaque population comme à chaque âge ses pathologies : affirmées ou dissimulées, expressives ou muettes, aiguës ou chroniques, voire latentes, bénignes ou létales. Epidémies et endémies : circonstancielles ou structurelles. Toutes agissent sur les corps et les esprits et requièrent tant l’organisme que la personne, tant l’individu que la collectivité. Elles imposent une adaptation ou décomposent l’être et menacent le groupe et les structures socio-économiques. Elles façonnent l’existence et l’Histoire. Elles peuvent être sanctifiées et sacralisées, diabolisées et rejetées : elles firent les Saints et les parias. Elles sont signes de la Nature dont nous sommes et dans laquelle, et contre laquelle, se construisent les sociétés. Dans les luttes, dans les renoncements ou les aveux d’ignorance, ce sont les structures qui se découvrent ; ce sont les sciences et les techniques qui se révèlent. Dans l’accueil ou le bannissement du malade, ce sont les angoisses et les croyances, les possibilités économiques et les institutions administratives ou coercitives qui se dressent. C’est enfin et encore la gérance du même et de l’autre qui se propose. Et la société, comme système agissant par les savoirs et les pouvoirs construits, dé-voile et repère les maladies pour dé-signer ou distinguer le pathologique du normal. Ainsi, le médecin diagnostiquant et décrétant la maladie assigne au sujet, par-delà l’impact corporel, une position spécifique dans le monde social, une passivité ou une activité, voire une responsabilité, et une identité physiologique. Comme le relève C. Herzlich : «Le diagnostic et le pronostic sont les éléments essentiels à partir desquels la personne atteinte tentera de s’ajuster à la rupture que la maladie constitue (…).»[15]. Notons par ailleurs que cette structuration de signes ou de symptômes en maladie hypothèque la réalisation des obligations (sociales ou familiales, voire existentielles), limite les possibilités relationnelles, transforme le regard de l’autre informé et empêche la pleine revendication de l’être-sujet de l’individu. Et vécus individuels et collectifs[16], biographiques et historiques, donnent sens et signifiance à la douleur et modulent l’attitude qui se développera à son égard ou de son fait : combat ou renoncement, révolte ou acceptation, diabolisation ou sacralisation, châtiment ou rédemption. Parallèlement, un organe déterminé sera doté de signification symbolique émotionnelle ou existentielle particulière (siège de toutes les attentions et préoccupations, centre de l’être ou source de l’âme) relativement à la culture interrogée : le cœur en occident, l’abdomen (comme siège de la vie) dans le Japon traditionnel - qui distinguait par ailleurs une somme de maladies abdominales que nous ignorons. Mais aussi, et selon les populations et les périodes, le foie comme lieu de la force, du courage ou de l’imagination, le diaphragme comme source de la réflexion ou encore les reins comme réceptacles de l’âme. Et bientôt, le gène comme source ou origine – si ce n’est, et selon les points de vue pratiques ou mystiques, comme information d’un organisme réduit à l’organique. Mais aussi comme lieu sacré de la «personne». Gène de l’excès auquel on accorde trop ou trop peu. Gène qui éclaire certains aspects du monde vivant et masque parfois les vivants dans le monde. Gène qui interpelle tant la notion de pathologie que le concret du sujet malade.
Si tous nous cherchons une légitimation existentielle ou métaphysique, et traquons de même un référent, les discours réducteurs du gène-roi offrent aux manipulations très -trop- physiques, et finalement économiques (la multi-signifiance du terme est ici parlante), un point d’appui facile et rassurant. Le progrès propose et expose le vivant dans sa construction moléculaire et autorise l’homme à contrevenir à une loterie génomique pour agir sur ses descendants. Il faudra cependant prendre garde à ne point pervertir un être de projets en Projets (aliénés) finalisés ou en être construit ou produit selon un projet spécifiant et aliénant. Le médecin mais aussi l’image du médecin (symbolisé) et son statut institué dé-couvrent aux regards, et depuis l’origine de la fonction, l’homme et la «valeur-homme» naissante et évolutive dans un monde en transformation. Et le généticien ne fait pas exception en cela mais il bouscule et culbute les relations qui unissent l’altérité et l’intimité ; il dit et définit le pathologique en termes nouveaux et introduit dans un présent quelquefois suspendu[17] un avenir prévu. Il oblige à une appréciation réaménagée du mal. Son «dire» est celui d’un savoir qui situe l’élément pathogène ou ‘pathologisant’ dans la matière constitutive de l’être. Or, confronté à une pathologie circonscrite, passagère ou extérieure à l’intime matriciel propre, le sujet peut élaborer une mise à distance et se définir tel qu’avant le savoir préhendé ou l’assignation médicale. Par contre, informé du lieu en lui inscrit du mal, il est amené à se re-situer (redéfinir/reconstruire) face ou à l’encontre d’une partie constituante de son être (son identité) et le mal est confiné au corps propre (même si les notions de susceptibilités laissent un lieu d’expression à l’environnement comme source d’agression). Identification est faite de l’individu au malade et du malade à la maladie : une telle identification suppose et induit la passivité. La question posée est celle de l’identité perçue, vécue ou reconstruite et exprimée. A savoir donc ce qu’il en sera d’un dysfonctionnement ou d’une caractéristique morbide identifiée aux constituants spécifiant l’individu ? Certes, la découverte du rôle informatif des gènes rend à l’humain la maladie qui n’est ni possession ni viol. Et l’on ne décèle nulle trace de malédiction coupable dans cette organisation moléculaire autre tendant à l’incompatibilité avec le milieu (de l’infime de l’accommodation ou de l’insécurité circonstancielle à l’extrême de l’anéantissement). Mais ce savoir institue «de toute éternité» le malade en dissemblable et transforme le génome en programme générateur de destins indépassables… En outre, comment lutter contre un ennemi se confondant avec l’être ? La réponse apportée par la science ne répondra sans doute jamais au pourquoi viscéral et existentiel du malade car l’interrogation est celle de tout homme et concerne le sens : sens du hasard, sens des maux, sens de l’existence.
Nous l’avons dit, le rôle du médecin aujourd’hui est large et multiple : il fait être, soigne, constate et certifie. Il autorise et exempte, évalue et jauge, témoigne, exprime, explique et représente : médecin multi-média et médium entre le corps et la souffrance, entre l’homme et la finitude, entre la personne et la symbolique, entre l’humain et la science. Peut-on lui laisser jouer de surcroît, et selon une codification légale, une déclinaison codifiée et une pratique formaliste, le rôle de l’entre-metteur du sujet et de la normalité - du sujet et de la conformité, du sujet et de la dignité, du sujet et de la liberté, du sujet et du bonheur, du sujet et de l’incarnation en l’Etre, du sujet et de la mort… ? En outre, nous vivons en une société individualiste, exigeante, technicisée et efficiente où puissance et productivité sont maîtres mots. Et cela associé à une situation de précarité économique et existentielle où se disputent le chômage, la diminution de la mortalité infantile, l’augmentation de l’espérance de vie, la hausse des coûts de santé répondant au vieillissement des populations, et la mise en exponentiel des progrès scientifiques impliquant (ou exigeant ?) des choix quant à l’attribution des subsides. Il s’agit le plus souvent des options privilégiées par une organisation sociale qui mise tout sur la maîtrise technique et la probabilité statistique tant elle redoute le facteur humain. Mais elle risque en cela d’engager une transformation anthropologique –et peut-être trop logique– où la dignité se verrait orientée par une imposition tierce (mais intériorisée) d’une mort thérapie ; où la valeur suprême serait le rendement ; où le Bien supérieur se confondrait avec l’indépendance alors synonyme d’hyper-individualisme (c’est-à-dire aussi de solitude) ; où l’idéal serait norme abstraite, vectrice d’uniformisation et par trop injonctive. Par ailleurs, autre chose nous trouble dans la maîtrise naissante de la genèse, c’est la possibilité de raréfaction des multiplicités et la nécessité imposée d’une référence à une normalité ‘normativisée’ dans une tentation de ‘normalisation’. Face à l’impuissance millénaire, s’est élevé le pouvoir de guérir, de prévenir et de supprimer sélectivement un être irréalisé (dans sa chair et dans l’imaginaire affectif générant). C’est un pouvoir exigeant où le choix d’une vie se couple au choix de l’humanité (d’une humanité). Une éthique tentaculaire naît de ce savoir devenu pouvoir - mais dans l’ignorance des normes ou de leur légitimité. Car normativité et liberté divergent et se repoussent. Car le possible réductionnisme moléculaire et la probable normalisation de la santé ou le surgissement d’un idéal de normalisation et de normativisation inquiètent à plus d’un titre dans la technoscientifisation. Et il est une autre tendance encore qui fait du malade un sujet d’études, prié de n’être que ce qu’il est en tant qu’en-soi matériel: un corps dysfonctionnant et quantifiable. Prière ou injonction est faite de n’interférer pas avec les molécules administrées : chasse ouverte aux effets placebo ! Il est vrai qu’au niveau expérimental, l’imagination, la suggestion à soi, la volonté, ne sont pas quantifiables et parasitent l’évaluation de l’effet thérapeutique. Le corps agissant ne peut dès lors être soumis à l’épreuve de la rationalité. L’expérience exige la neutralité quand l’individu est toujours déjà impliqué : dans un ensemble de relations et dans une prise en compte opérée du traitement «subi». Mais si la science doit évaluer, la médecine doit, idéalement, guérir ou soulager et ce dans une prise en compte de l’individu qu’elle rencontre. Et je ne peux faire l’économie d’une notion empruntée à Bernard Hanson interprétant la relation patient/médecin en termes d’aventure où le professionnel, nanti de l’art de guérir, de connaissances et de techniques, est tout autant homme découvrant cet autre homme : le patient en attente d’aide. Relation ouverte, hors cadre prédéterminé – ce qui n’exclut en rien des limites mais individuelles encore… Analyse et relation plus évidentes encore dans le cadre d’une maladie chronique, de longue haleine, qui vit les développements des savoirs et des pouvoirs, qui suscite plus que d’autres une gérance et qui requiert le patient dans un agir de coopération : à souhaiter que s’y associe une décision informée.
Conclusion ?
Quand la biologie relève du fait ou du faire (l’organisme se soutient à l’être dans un faire aveugle à lui-même), quand pour sa part la technique tient du savoir-faire (l’outil permet la mise en œuvre d’une volonté), l’éthique s’inscrit dans l’ordre du devoir-être : en vue d’un idéal ou d’un projet sociétal sinon anthropique comprenant une hiérarchie des valeurs –sur une toute autre scène. A cet éclairage et pour l’exemple, un prélèvement d’organe se réduit au dépeçage s’il n’est pas inscrit dans un monde de liens anthropiques (la marchandisation du corps et son découpage mercantile conduisent tant à la déconstruction de l’unité corporelle en un puzzle insensé qu’à l’éclatement des liens ou réseaux -sociaux, éthiques, affectifs, transgénérationnels, anthropiques et symboliques). A l’opposite, il fait lien dès qu’il est enraciné dans le champ symbolique d’une humanité commune et d’une existence qui s’y attacha en volonté affirmative et souci altruiste. Cela dit et depuis l’origine, la médecine tend à soigner et à réparer -à coup de potions tenant du placebo et d’attelles maladroitement bricolées jadis. Grace à des prothèses sophistiquées, des molécules efficientes et des greffes de tissus ou d’organes aujourd’hui –en attendant le développement des thérapies géniques. Quand ces techniques tendent à remédier au mal qui les précède, elles sont thérapeutiques, moindre mal. Ainsi, des organes greffés prennent place dans le corps objectif[18] et deviennent peu ou prou constituants de celui-ci : ils contribuent au fonctionnement organique d’un ensemble dont, désormais, ils sont. Ils changent en cette occurrence «thérapeutique» les possibles corporels (et par suite personnels) pour les restituer à la banalité organique et à la singularité existentielle -reste cependant à les incorporer dans le vécu identitaire ; car le corps est forme, substrat et moyen. Au bout du compte, la médecine de reconstruction rend l’homme à la corporéité, à ses latitudes… …risquant, à la limite ou par la tangente, de le porter à l’artifice du «sans limite», en ce compris identitaires. Elle soutient l’individu… …menaçant de désaffecter son corps sans lequel tout se disperse en virtualité(s). Elle déborde une mise entre parenthèses sacrale (subordonnant le sujet à l’une ou l’autre transcendance –divine, dogmatique naturelle)… …pour intégrer un paradigme global (organisme purement fonctionnel/utilitaire). Cette médecine est particulière car son savoir se déploie en savoir-faire, son art recouvre une pratique extrêmement technicisée et son objet se confond avec la condition humaine. A cette aune, la question sous-jacente rejoint celle de la société que l’on souhaite, de la médecine que l’on attend, de l’homme que l’on tend à construire et de l’idéal anthropique que l’on choisit. Est-ce une société de liens et de (re)liances : de soi à l’autre, de soi au monde, de soi à soi (comme sujet corporéel : pensant en son corps réel) ? Pour un homme à maintenir, peut-être, dans l’entre-deux du corps (de la matière) et de l’esprit (de la matière qui s’échappe dans le monde en projets, réalisations et actions) ? Entre assignation à demeure corporelle et échappements ; entre Etre identitaire et Mouvances a-identitaires –dans l’équilibre soutenu d’intégrations diverses et de mémorisations actives ? Grâce à une médecine autorisant chacun à construire une existence qui ne soit ni Destin (fatalité) ni vacuité (irréalité) ; ni dispersion identitaire (en puzzle ou prothèses) ni forclusion corporelle ? Non pas, évidemment, dans un renoncement apeuré ou précautionneux ; non pas en un abandon aux processus naturels. Mais selon une médecine personnalisée : contre la technique déshumanisée, contre les moyennes statistiques où la singularité se perd, contre l’anthropotechnie[19] déshumanisante (appliquée à un sujet métamorphosé et métamorphique -en variance identitaire et états évanescents). Une médecine qui lutte contre les entraves et les souffrances individuelles. Qui se mesure au possible, au nécessaire, au souhaitable – et à ce qui ne peut être modifié sans entraîner une dépersonnalisation ou une déshumanisation. En tel contexte, et tout autant en médecine qu’en éthique, l’on se confronte à la complexité des limites incertaines d’un être incapable, nonobstant, de subsister sans frontières définitoires.
J.Wautier
[1] Cfr. M.C. Pouchelle : « Corps et Chirurgie à l’apogée du Moyen Age », Flammarion, 1983.
[2] Le saule dans sa souplesse l’inspire dans une lutte contre les raideurs.
[3] « Mythologie et médecine », pges 3-4.
[4] In « Histoire culturelle de la maladie», de Marcel Sendrail, page 3
[5] Du devenir, de l’évolution, du comportement, du choix qui, les uns et les autres, paraissent compatibles avec l’homme en sa nature humaine – telle qu’elle est pensée par le groupe considéré.
[6] In : «Histoire culturelle de la maladie» de M. Sendrail, ED. Privat, Page 4.
[7] In « Le cerveau rêvant », de J. Allan Hobson, page 18.
[8] . Le pharmakon, poison et remède en grec, était l’objet et la victime d’une institution sacrificielle qui s’est maintenue à Athènes sous une forme atténuée jusqu’au cinquième siècle : un être handicapé, malformé, différent de l’image sociale conforme était entretenu en vue de sacrifice ultérieur. Cette cérémonie était réalisée en guise de réparation directe (guerre, crise, catastrophe naturelle, épidémie, …) ou, plus tard, à titre prophylactique. On y assiste a une destruction violente, dans l’unanimité, d’un membre de la cité empreint de différences.
[9] In « sociologie de la maladie et de la médecine », de P. Adam et C.Herzlich, page13.
[10] Cette position entravante perdra cependant du terrain – sans pour cela s’effacer- et, fin 18°, par le travail de la pensée agissante, du fait des savants encyclopédistes et des philosophes, la maladie punition ou châtiment sera remise en cause alors que l’existence de dieu est sujet de discussions.
[11] Manifestations de l’humain dans sa tentative de maîtrise et de compréhension de l’univers. Tentations légitimes de signifier, dé-signer et re-signifier en fonction de ce que l’on est ou se fait être.
[12] C’est nous qui soulignons.
[13] «La nouvelle génétique médicale
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