Les Écrits

une histoire de Vadkraam, chapitre quatorze

 

Une odeur fétide s'échappa de l'ouverture pratiquée par Sin fo.

- Une chose est sûre, il ne s'est pas noyé...

- Mais que lui est-il arrivé ?

Le spectacle offert par le corps était proprement effrayant. Tous les organes étaient carbonisés, presque réduits en cendres, comme dévorés par les flammes.

- C'est impossible, il ne porte aucune trace sur la peau.

- Pas tout à fait. Regarde son épaule droite.

Sin fo souleva le corps pour examiner l'épaule.

- D'accord, mais ça n'a aucun rapport, c'est une morsure. Les morsures ne s'attaquent pas à tout le corps.

- Un venin, peut-être ?

- Tu crois qu'un venin peut être corrosif au point de bruler les chairs comme ça ?

- Honnêtement, je ne sais plus quoi croire.

Ils restèrent silencieux quelques instants, puis Sin fo demanda à Hank :

- Donne moi ta veste, s'il te plait.

- Bien sur. Tu as froid ?

- Non, c'est pour lui. Nous ne pouvons pas le laisser dans cet état, il mérite un peu d'égards, quoi qu'en pense le seigneur Iofur.

Elle disposa l'habit de sorte à dissimuler toutes les blessures, puis Hank l'aida à ressortir du trou. Elle remit ensuite la terre en place grâce à son pouvoir, d'une façon plus égale que ne l'avaient fait les revanis.

- On devrait lui mettre une pierre tombale, intervint Hank.

- Nous ne connaissons même pas son nom, que veux-tu y inscrire ?

- Au moins la date, pour qu'on sache qu'il est là.

Hank ramassa donc une grosse pierre non loin de la tombe et entreprit d'y graver la date avec son couteau, taché du sang de l'inconnu. Sin fo savait que son compagnon avait besoin de le faire lui-même, c'est pourquoi elle ne lui proposa pas de la sculpter avec son don.

Lorsqu'il eut fini, Hank enfonça la pierre dans la terre, puis les deux jeunes gens improvisèrent une prière devant cette stèle sommaire. Après une minute de silence, Hank se retourna et s'éloigna. Sin fo s'apprêta à le suivre, mais elle s'interrompit en posant le regard sur la pierre. Elle s'accroupit pour mieux lire l'inscription à la lueur de la lune, et fronça les sourcils.

- Chéri, je crois que tu t'es trompé avec la date.

- Quoi ? Ah oui c'est possible, j'ai perdu un peu le compte des jours quand on a quitté Vadkraam, mais ensuite j'ai calculé les semaines qui passaient. Une erreur de quelques jours, ce n'est pas si grave.

- Non, je ne te parle pas des jours, il y a une erreur sur les années.

- Vraiment ? Pourtant ça fait bien cinq ans qu'on est là, je ne me trompe pas ?

- C'est bien ça, mais tu as écrit 2429.

- Et bien oui, j'avais vingt quatre ans quand on s'est rencontré, c'est ça.

- Ne te moque pas de moi.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Nous ne sommes pas en 2429. C'est impossible !

- Mais qu'est-ce qu'il t'arrive ?

- Comment pourrions nous être en 2429 alors que je suis née en 2899 ?

- Quoi ?!

Elle tira une chaine de sous son gilet.

- Regarde, ce médaillon m'a été offert par ma mère à ma naissance. Regarde la date! Le trente trois sinsemi 2899 ! Elle me disait toujours que les personnes qui naissaient avant la fin d'un siècle étaient promises à un destin exceptionnel.

- Ça doit être une distraction du bijoutier, il aura voulu écrire 2399.

- Ne me prends pas pour une idiote, je sais bien quelle année m'a vu naitre !

- Ne t'énerve pas, j'essaie de comprendre ce que tu me dis !

- Si Reg'liss était là, il te dirait que j'ai raison !

- Pourquoi tu me parles de lui ? Tu préférerais qu'il soit là à ma place, c'est ça ?

- Ne me fais pas dire...

- Et bien manque de chance, c'est moi qui suis venu te chercher. Lui a préféré te laisser là, et c'est peut-être ce que j'aurais dû faire aussi !

Les yeux de Sin fo s'embuèrent et l'espace d'un instant, Hank crut que des larmes allaient perler, mais elle fronça les sourcils et lui assena une gifle mémorable, avant de s'éloigner d'un pas rageur vers le temple. Le jeune homme resta hébété quelques minutes, puis il reprit contenance et siffla pour appeler Laroni. Le cheval le déposa au pied de la falaise, car il préférait rentrer à pied pour se donner le temps de se calmer. Lorsqu'il arriva chez lui une heure plus tard, ce fut pour découvrir que Sin fo n'était pas rentrée. Il s'effondra dans un fauteuil et se prit la tête dans les mains. Comment une journée qui avait si bien commencé pouvait-elle se terminer de la sorte ?

Hank fut réveillé le lendemain par un rayon de soleil qui traversait tout le salon depuis la fenêtre pour venir poser sa lumière et sa chaleur sur son visage. Hank se frotta les yeux en fronçant le nez, puis se redressa en s'étirant. Il jeta un rapide coup d'œil dans la chambre, sans avoir beaucoup d'espoir. Sin fo n'était évidemment pas rentrée de la nuit. Elle était aussi butée que lui, et s'il ne faisait pas le premier pas, elle était capable de rester plusieurs jours sans lui adresser la parole pour un mot malheureux. Il était très rare qu'elle ne dorme pas avec lui. Elle préférait en général lui faire subir sa mauvaise humeur, et Hank finissait toujours par s'en amuser. Mais il y avait des sujets à éviter, et Reg'liss était le plus délicat.

Hank comprenait que Sin fo puisse avoir besoin de parler de son passé, mais il avait peur de se trahir et de lui dire ce qu'il s'était réellement passé ce jour là... Cela pourrait peut être soulager Sin fo de savoir que Reg'liss ne l'avait jamais abandonné, qu'il lui avait été fidèle jusqu'à son dernier souffle. Mais si elle devait apprendre que lui, Hank, était un meurtrier, et qu'il l'avait trahi toutes ces années, elle ne lui pardonnerait jamais.

Il devait aller s'excuser auprès d'elle. Il se leva et s'apprêtait à sortir, quand il croisa son reflet dans le miroir de l'entrée. Il avait les paupières collées par la fatigue, des poches violettes sous les yeux, et la marque du coussin imprimée sur son visage froissé. Il était également couvert de boue et de sang. Il fit donc un crochet par la salle de bain pour se débarbouiller, et en profita pour rafraichir sa barbe, qui commençait à être trop fournie.

Sin fo le lui avait d'ailleurs reproché ces derniers jours. Ses cheveux aussi étaient trop longs, mais il ne prit que le temps de les coiffer, car il voulait retrouver Sin fo au plus vite. Il sortit en courant et claqua la porte derrière lui. Il appela Laroni, mais l'animal ne se montra pas. C'était la première fois que son ami lui faisait faux bond, mais Hank n'avait pas le temps de s'en inquiéter. Il trouverait un autre moyen d'escalader la falaise pour rejoindre le temple.

 

***

 

Au même moment, Sin fo se réveillait dans sa chambre du temple. Elle avait passé une mauvaise nuit, car elle avait perdu l'habitude de dormir seule, et elle avait ressenti un manque terrible toute la nuit. Elle s'en voulait de s'être énervée contre Hank, mais lui non plus n'avait pas été tendre avec elle. Elle ne comprenait pas pourquoi Hank s'emportait autant lorsqu'elle parlait de Reg'liss. Était-ce seulement dû à de la fierté masculine et de la jalousie ? Il est vrai qu'elle avait eu des sentiments forts pour son ami d'enfance, mais ce n'était rien en comparaison de ce qu'elle ressentait pour Hank. Après tout, ils vivaient ensemble depuis cinq ans, cela ne signifiait pas rien.

Mais tel qu'elle le connaissait, il allait lui en vouloir des jours pour avoir parlé de Reg'liss. Il fallait qu'elle aille s'excuser, parce qu'elle avait vraiment besoin de lui parler. Cette étrange histoire de dates l'inquiétait, et elle n'avait que lui à qui se confier. La jeune femme s'habilla en hâte et sortit par le jardin. Elle ne voulait pas prendre le risque de tomber sur Iofur en passant par le temple. Il lui avait déjà exprimé son avis sur les agissements de Hank la veille, et elle n'avait ni le besoin si l'envie d'entendre ça ce matin. Elle traversa la petite terrasse, contourna la mare et alla devant la tombe de l'inconnu. Pas d'erreur possible, il était bien gravé 2429. Hank était sûr de lui, et elle ne pouvait pas demander aux revanis, qui n'avaient probablement pas le même calendrier que sur Vadkraam. Elle y avait réfléchi toute la nuit, et elle ne voyait qu'une explication possible ; il s'était passé quelque chose le jour où elle avait quitté Ts'ing Tao.

Elle joignit ses doigts et siffla longuement. Aucune réponse. Elle jura en soupirant. Comment diable Hank faisait-il pour appeler Laroni si facilement ? Elle mit ses mains en porte-voix et cria son nom. Elle entendit sa propre voix se répercuter en écho contre les parois rocheuses. Toute la vallée allait être au courant qu'elle était ici. Heureusement, cette fois-ci, Laroni l'entendit. Il se posa à ses côtés et pencha la tête pour réclamer des caresses. Elle l'enlaça en lui disant :

- Désolée de t'appeler de façon aussi cavalière, mais j'ai besoin de ton aide. Je dois parler à Hank, tu peux m'amener le voir s'il te plait ?

Elle s'installa rapidement et le cheval s'envola en évitant habilement les branches basses des arbres autour. Il effectua une roulade et partit vers le sud. Après seulement quelques minutes, alors qu'ils étaient à peu près au centre de la vallée, il piqua vers le sol.

- Que fais-tu ? Nous ne sommes pas encore arrivés !

Laroni ne l'écoutait pas et entama une série de vrilles. Juste avant de toucher le sol, il déplia ses ailes pour freiner sa chute, posa d'abord ses jambes arrières en douceur, puis les jambes avants. Comme Sin fo ne bougeait pas, il balança de la croupe pour lui faire comprendre qu'elle devait descendre. Elle s'exécuta de mauvaise grâce, avant de se poster devant lui, les sourcils froncés.

- Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez moi ?

Laroni la regarda d'un air réprobateur et lui souffla dessus par les naseaux. Il fit un signe de tête dans le dos de Sin fo. En se tournant, elle vit Hank qui arrivait en courant vers eux.

- Au temps pour moi, tu savais ce que tu faisais.

Hank les rejoignit au même instant.

- J'ai vu Laroni, et je voulais lui demander de m'amener... Mais tu n'es pas au temple ?

- Non, je voulais te voir. Je pensais que tu serais chez nous.

- Il fallait que je te voie.

- Moi aussi, j'ai à te parler.

- Je suis désolé.

Ils avaient prononcé cette dernière phrase en même temps. Ils se regardèrent en silence quelques secondes puis ils éclatèrent de rire. Laroni secoua la tête, comme pour exprimer sa consternation. Hank lui donna une claque amicale sur le cou en lui disant :

- Merci de m'avoir ramené ma femme mon ami.

Le cheval s'ébroua, signe qu'il acceptait les remerciements, puis il partit au galop, les laissant seul à seul. Sin fo reprit :

- Viens, rentrons chez nous. Nous avons promis au seigneur Iofur de ne pas ébruiter l'affaire, et il pourrait y avoir des revanis dans les environs.

En effet, ils croisèrent de nombreux revanis sur le chemin du retour, et ce malgré l'heure plus que matinale. Les revanis étaient un peuple d'agriculteurs, et les moutons ne leurs laissaient pas souvent le loisir d'une grasse matinée. Hank s'arrêta deux ou trois fois pour discuter avec des amis, mais Sin fo lui fit poliment comprendre qu'elle avait hâte de rentrer.

Une fois chez eux, Hank alluma un feu et demanda à Sin fo :

- Tu as déjeuné ?

- Non, je n'ai rien avalé depuis hier soir.

- Moi non plus.

Il glissa une grille dans le foyer, sur laquelle il disposa des tranches de lard et de pain de mie. Sin fo quant à elle s'occupa de faire du thé. Lorsqu'elle le servit, elle vit Hank faire une imperceptible grimace. Il ne dit rien, mais Sin fo savait qu'il buvait du thé à contrecœur. Pour lui, rien ne pouvait remplacer un bon café noir le matin. Malheureusement, les revanis ne cultivaient pas de café, et malgré plusieurs excursions dans la jungle, de l'autre côté des montagnes, il n'en n'avait jamais trouvé de plants sauvages. Il s'était donc résigné à boire du thé, bien que dans sa région, comme il l'avait un jour expliqué à Sin fo, c'était une boisson réservée aux femmes. Tout en servant les tranches de lard, Hank reprit la conversation :

- Je m'excuse encore pour ce que je t'ai dit hier soir.

- Oublions ça, nous sommes deux imbéciles avec des caractères de chien. C'est aussi pour ça que tu m'aimes, et c'est aussi pour ça que je t'aime.

- Tu as raison, n'en parlons plus.

- Il y a quand même une chose dont il faut que nous parlions. Cette date que tu as gravé... Tu es bien sûr que nous sommes en 2429 ?

- Écoute Sin fo, ça n'a pas vraiment d'importance.

- Ça en a pour moi. Répond s'il te plait.

- Oui, j'en suis sûr. Mais il peut y avoir une différence de calendrier entre le nord et le sud de Vadkraam.

- Non, Vadkraam est étendu, mais c'est un seul royaume. J'ai peut être une idée. Une idée qui expliquerait que personne ne connaisse Ts'ing Tao, que je n'aie jamais entendu parler de créatures telles que les lopvents ou les mangoliers, et que tu n'aies jamais vu de bateaux volants.

Elle lui raconta alors toute son histoire. Ts'ing Tao, les aptitudes magiques, son père, le chef du village, le tournoi, son combat contre Reg'liss, puis le trou noir, la sensation de chute, l'évanouissement et enfin le réveil dans une région inconnue.

Hank tiqua un peu à l'évocation de Reg'liss, mais il eut la délicatesse de ne rien dire. Il avait un peu de mal à croire que Reg'liss puisse avoir un tel pouvoir, puis il se souvint de l'attaque magique qu'il lui avait porté sur la falaise.

- Se déplacer par la magie, est-ce que c'est une chose courante ?

- Pas du tout, c'est très rare. De plus c'est très dangereux, car il faut faire attention de ne pas te déplacer à un endroit déjà occupé par une personne ou un objet. Seules quelques personnes dans l'histoire sont connues pour avoir maitrisé ce don.

- Et tu crois vraiment qu'il est possible de se déplacer dans le temps ?

- Je n'en n'ai jamais entendu parler, mais c'est la seule explication. Si nous avons pu voyager à travers tout le royaume, pourquoi pas aussi à travers les siècles ?

- Ça semble irréalisable, Sin fo.

- Avec la magie, tout est possible.

- La magie n'explique pas tout.

- Avant de me connaître, croyais-tu possible qu'une femme fasse s'écrouler un mur sans même le toucher ? Tu sais que j'en suis capable, n'est-ce pas ?

Avant qu'elle ait fini sa phrase, les murs de la maison se mirent à trembler, les meubles craquèrent, et la vaisselle sur la table grelotta.

- C'est bon, c'est bon, arrête ça ! Très bien, disons que tu ne naîtra que dans cinq cent ans. C'est difficile à imaginer, mais admettons. Mais dis moi alors, qu'est-ce que ça change ?

- Il faut que j'en aie le cœur net.

- Comment ?

- Je dois retourner à Ts'ing Tao. Là je saurais si c'est ma ville telle que je la connais, ou si c'est une époque différente.

- Retourner là bas ? Comment veux tu t'y prendre ?

- J'ai un plan.

- On a déjà essayé, Sin fo. C'est impossible.

- J'ai besoin de le faire. J'ai besoin de savoir ce qu'est devenue ma famille.

- J'ai l'impression de m'entendre autrefois.

Un silence s'installa entre eux. Sin fo but son thé à petites gorgées. Lorsqu'elle posa sa tasse, une larme coula sur sa joue.

- Mais tu pleures ! Que se passe-t-il ?

- Est-ce que... Est-ce que je dois te dire adieu ?

- Pardon ? Tu t'imagines que tu vas me laisser tout seul ici ?

- Tu veux dire que tu...

- Je t'accompagne bien sûr ! À quoi bon vivre paisiblement ici, quand je peux risquer de mourir avec toi ailleurs ?

La jeune femme lui sauta au cou par dessus la table, et elle resta là plusieurs minutes à l'embrasser dans la nuque, tandis qu'il lui caressait les cheveux.

- Maintenant tu vas m'expliquer en quoi ton plan consiste, on va mettre les choses en ordre, prévenir tout le monde, et on partira demain.

 

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