Polémique Freud

L'interview d'Alain de Mijolla, historien et psychanalyste

Alain de Mijolla, historien et psychanalyste a répondu à Viabooks. Il met en perspective le personnage de Freud tout en revenant sur les évolutions de la Psychanalyse.

Viabooks:Comment et pourquoi avez-vous été attiré par la psychanalyse ? Depuis quand êtes-vous psychiatre et psychanalyste ? Avez-vous toujours exercé en France ?

A.M:Je n’avais pas 23 ans lorsque, nommé interne des Hôpitaux psychiatriques, je suis entré par la bonne porte dans le pays de la folie. Quelque années après, je me suis souvenu que j’avais, depuis mon baccalauréat de philosophie, toujours connu Freud que j’avais un peu oublié et je me suis allongé sur le divan de Conrad Stein, homme que je respecte et chéris toujours, pendant 2 ans.
Ensuite, ce fut, dix ans plus tard, l’élection comme membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris où je suis resté jusqu’à ma démission l’an dernier.
Tout ceci a représenté une quarantaine d’années de pratique psychanalytique à Paris. Je pratique toujours.

Quel est le premier livre de Freud que vous avez lu ? Quel est ou quels sont le ou les ouvrages de Freud que vous reprenez le plus souvent et pourquoi ?

Le premier (bac Philo, matière à option) : Introduction à la psychanalyse, ouvrage essentiel que je conseille à tous ceux qui veulent connaître Freud autrement que par les paraphrases incomplètes, polémiques et autres qui le déforment trop souvent.
Quant aux autres, ils sont liés à mes recherches personnelles et me conduisent de droite à gauche et de haut en bas dans cette œuvre dont chaque relecture prolonge et enrichit ce que l’on savait d’elle.

Si de manière très méthodique, vous souhaitiez présenter l’œuvre de Freud, quels seraient les grands thèmes que vous choisiriez ?

Je laisse Freud répondre à votre question. Dans l'Encylopedia Britannica, en 1923, Freud en définit "les piliers" : « L'acceptation de processus psychiques inconscients, la reconnaissance de la doctrine de la résistance et du refoulement, la prise en considération de la sexualité et du complexe d'Oedipe sont les contenus principaux de la psychanalyse et les fondements de sa théorie, et qui n'est pas en mesure de souscrire à tous ne devrait pas se compter parmi les psychanalystes. » ()
J’y ajouterai « le transfert », ce mode spécifique de rapport qui s’établit entre l’analyste et l’analysant et qui permet à celui-ci de revivre au présent son histoire du passé. On emploie désormais ce mot dans le public pour désigner n’importe quel type de relation, mais son sens réel est plus précis et réservé à la seule situation psychanalytique.

Outre vos essais, quels sont les grands textes critiques que vous recommanderiez pour étudier l’œuvre de Freud ?

Il faut commencer par connaître la genèse et la naissance de la psychanalyse qui n’est pas, comme il l’a dit lui-même, tombée du ciel, mais le résultat, toujours remis en question, d’années de pratique et de réflexion. Donc, les biographies d’Ernest Jones, vieillie, pleine d’approximations, mais ouvrage de base, de Peter Gay, plus récente et Les Lettres à Wilhelm Fliess qui montrent précisément comment s’est déroulée la mise au point de la théorie et de la pratique de la psychanalyse.

Vous avez mené avec une équipe de 500 collaborateurs la grande aventure du Dictionnaire international de la Psychanalyse. Pouvez-vous revenir sur ce travail de cinq années ? Vous avez sillonné le monde à la recherche de quantité d’archives ? Cette expérience a du être fascinante ?

Cela a été en effet une expérience de vie particulièrement passionnante, mais harassante !
J’ai largement profité du réseau de correspondants et d’amis que m’avait value la création de l'Association Internationale d'Histoire de la Psychanalyse en 1985 pour ouvrir aux représentants du mouvement psychanalytique tant en France qu’à l’étranger les pages du dictionnaire.
C’est ainsi que j’ai sollicité des collaborateurs lacaniens, férencziens, adlériens, kleiniens, etc. pour rédiger les articles concernant plus particulièrement leur domaine.
Depuis les débuts de l'Association Internationale d'Histoire de la Psychanalyse j’ai toujours cherché à unir les différentes tendances psychanalytiques, habituellement fort opposées les unes aux autres, sous le signe commun de la recherche. Et je pense y être en partie parvenu. Je déteste les partisans et les polémistes, de quelque bord qu’ils soient...

Aujourd’hui, vous venez de publier l’ouvrage Freud et la France, pouvez-vous revenir sur ce texte, sur les raisons de ce thème particulier et notamment sur les relations entre Freud et Charcot ?

La première raison a été l'utilisation des fiches d’une base de données historiques que j'ai réunies au long des trente dernières années et qui sont actuellement au nombre de 21.000. La seconde a été l'envie de réunir en un volume quelques-uns des très nombreux articles que j'ai consacrés à l'histoire de psychanalyse en France, mais d’une façon toute nouvelle.
L'idée m'est venue d'en faire le récit année par année et de construire chacune des années que je décris comme une sorte de roman, avec des événements et des personnages, les plus vivants possibles.
Cela m'a semblé permettre une lecture plus facile, que l'on peut entreprendre d’une façon « magique », en ouvrant le livre au hasard, en « picorant », comme l'a récemment dit François Busnel, ou d’une manière plus universitaire, recherchant par thèmes (Freud et la littérature, les critiques, toujours les mêmes, faites à Freud, des personnages particuliers...), voire en épluchant les 1.200 références de bas de page qui prouvent l'authenticité de ce qui est rapporté.
Je n'ai en effet rien décrit sans fournir l'origine précise de ce que je dis, car je n'apprécie guère l'écriture d'une histoire approximative, faite de rumeurs ou de larges points de vue plus ou moins critiques qui expriment synthétiquement l'opinion personnelle de leur auteur.
Je ne donne pas aux lecteurs une nourriture déjà mâchée mais je les leur laisse la possibilité de se faire leur propre opinion.
Quant à Freud et Charcot, c’est l’histoire d’une rencontre qui va bouleverser la vie du jeune anatomo-pathologiste, venu à Paris pour disséquer des cerveaux d’enfants et qui repartira avec en germe les premiers éléments de ce qui aboutira, 10 ans de recherches plus tard, à la première apparition du mot « Psychoanalyse » dans un écrit, rédigé en français d’ailleurs.

Nous savons que Freud écrivait chaque jour. Pouvez-vous revenir sur son rapport aux mots et notamment à la littérature ? Walter Muschg, en 1930 note : « L’écrivain Freud n’est pas séparable du psychologue, personne ne comprendra celui-là sans celui-ci »

Si l'on désigne comme écrivain celui qui prend plaisir, un réel plaisir, à coucher sur du papier les pensées qui lui viennent en imaginant fournir un lecteur le même plaisir, alors certes Freud est un écrivain. Il avait le don de laisser couler les mots de sa plume avec un style qu'il devait certes à ses lectures, mais aussi à ce petit miracle qui suscite chez un individu tournures de phrases et mots inattendus de clarté.
Il y a eu de nombreuses études sur cet aspect du personnage, entre autres le livre de Patrick Mahony, Freud l'écrivain, que j'ai fait publier en 1990 dans la collection « Confluents psychanalytiques » que je dirigeais aux éditions Les Belles Lettres.

Nous aimerions revenir sur la passion de Freud pour l’archéologie, Rome, les objets de collection et notamment parler du texte de l’interprétation de la Gradiva de Jensen ? Quelle place faites-vous à ce texte particulièrement ?

C’est une activité de collectionneur qu'anime également sa passion des voyages et du passé, à en croire ce qu'il écrit à Fliess le 6 août 1890 : « La prochaine journée de pluie, je marcherai à pied dans mon Salzbourg bien aimé où j'ai même déniché la dernière fois quelques antiquités égyptiennes. Les choses me donnent de la bonne humeur et parlent de temps et pays lointains. »
On sait l’usage qu’il en refera dans son activité psychanalytique. On en a des témoignages de son récit de l'Homme aux rats jusqu’au témoignage de sa cure de la poétesse H.D, soit de 1907 jusqu’en 1933. Il utilisait les statuettes de son bureau pour faire prendre conscience à ses patients de l’importance des fouilles dans leur passé.
En 1910, une partie de sa correspondance avec Sándor Ferenczi raconte les tractations qu'il mène avec un intermédiaire qui lui paraît peu doué. Objets chargés de valeur symbolique, il en fera cadeau à Abraham sous la forme d’une petite figure égyptienne et il offrira aux membres du Comité Secret une intaille grecque ancienne, montée sur des anneaux d'or, comme un signe maçonnique d’appartenance. Marie Bonaparte a permis que les collections d'antiquités de Freud le suivent dans son exil en Angleterre.
On a parlé de l’importance de son désir de connaître Rome, dont il parle avec Wilhelm Fliess, mais dont il se refusera la réalisation jusqu’en août 1901... Il utilisera la métaphore de cette ville où se mêlent les traces de toute son histoire, pour illustrer la complexité de nos souvenirs. Son émotion lors de sa découverte de l'Acropole en Grèce est aussi productive de l'analyse d'un trou de mémoire.


Gradiva témoigne de son amour de Pompéi et de l’utilisation qu’il sait faire d’un texte littéraire écrit par un autre, non pas pour « psychanalyser » cet autre (ô l’abomination de la psychobiographie !..), mais pour l’utiliser comme un exemple vivant, comme on le fait d’un cas clinique pour exposer des idées théoriques originales personnelles.
C’est d’ailleurs ainsi que je me suis appuyé sur l’histoire d’Arthur Rimbaud ou de Ludwig van Beethoven, entre autres, comme illustrations de la suggestion que je fais de l’existence en nous de fantasmes d’identification inconscients aux personnages de notre passé généalogique, idée que je développe dans Les visiteurs du moi (Ed. Les Belles Lettres) ou Préhistoires de famille (PUF).

Aujourd’hui, au-delà des polémiques diverses autour de Freud, ne trouvez-vous pas qu’il serait juste de voir en Freud un très grand penseur dont l’influence est à mettre en relation avec une fascinante révolution socio-culturelle ? Pourriez-vous nous rappeler brièvement ce contexte particulier ?

J'ai déjà souvent dit et écrit que je suggérais de remplacer le mot « Psychanalyse », avec un « P » majuscule, car c'est devenu un terme galvaudé qui couvre une multitude de pratiques, par l'expression « la pensée de Freud ».
Le mode de pensée de Freud me paraît un modèle à suivre, absolument pas dogmatique, contrairement à ce que prétendent certains écrits imbéciles, mais ouvert aux changements qu’il a lui-même apporté à ses théories. Cette pensée peut être un ferment qui va permettre la naissance de nouvelles idées, de nouvelles théories, de nouvelles pratiques qui se rattacheront à elle, de façon plus ou moins proche mais liée à la liberté avec laquelle elles sont élaborées.


Freud était un homme libre, loin des opinions toutes faites et c'est ce message qu'il a offert au XXe siècle, avec la libération de la parole, de la vie sexuelle, avec surtout la place qu'il a désignée, contre les impératifs moraux bourgeois de son époque, comme étant celle que doit occuper la femme dans sa propre vie et dans notre civilisation. Nous continuons dans ce domaine d’essayer d’avancer...
Quant aux polémiques que la mode met au premier plan des médias, je dirai ce que j'ai déjà écrit dans le magazine Lire (« Réponse à Michel Onfray », mars 2010), à savoir qu'elles ne font que répéter, comme des moulins à prières japonais, les calomnies et les mensonges qui salissent Freud dans sa vie comme dans son œuvre depuis plus de cent ans.
Ces cent années ont permis à des milliers de personnes d’avoir atteint le but des cures analytiques : permettre aux patients de se sentir mieux dans leur vie. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’une guérison au sens médical. Je me suis refusé et je continue de refuser à polémiquer, c'est-à-dire à encourager cet aspect « people », triste méli-mélo que je conclus grâce à Shakespeare : « Tout le reste est silence ».

Quels sont vos sentiments sur les traductions de Freud parues dernièrement ?

Je suis trop occupé pour les connaître à la rédaction de mon volume II, La France et Freud (1946-1981), qui représente un travail vraiment considérable, étant donné la masse de documents qu'il me faut lire et choisir pour reconstituer les petites mises en scène que je vais continuer de faire, année par année.

Comment définiriez-vous l’état de la psychanalyse en France et à l’étranger aujourd’hui ? On parle d’un déclin alors qu’il me semble au contraire qu’elle est très présente et reste un outil formidable pour déchiffrer le monde. Qu’en pensez-vous ?

Ainsi que je l'ai dit bien souvent, la psychanalyse est vivante et continue d’imprégner les modes de pensée et de vie du monde moderne.
Je crois aussi que sa pénétration dans d'autres civilisations, chinoise, islamique, etc., va l'enrichir dans la mesure où elle s'inscrira dans la suite de la pensée de Freud, ainsi que je l'ai noté plus haut.
Il nous faut secouer le cocotier, même si mon âge m’y accroche encore un peu, pour que les jeunes prennent la parole et créent en psychanalyse, comme cela s'est fait autour de Freud en 1906 ou lors de l'introduction de la psychanalyse en France, en 1920, lorsque ceux dont les écrits inventifs continuent de nous inspirer, n'avaient guère plus de 30 ans. Ce n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui, mais j'espère que cette situation évoluera.

Pouvez-vous nous parler du prochain livre que vous préparez ?

Il sera la suite de Freud et la France 1885-1945, bâti, comme je l’ai dit sur le modèle du précédent. Il va couvrir une période tout à fait passionnante, « pleine de bruit et de fureur », celle qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale.
C’est le temps de l’explosion de la psychanalyse en France qui se fait avec l’arrivée des psychologues, les intrigues au sein de la Société Psychanalytique de Paris qui aboutissent à la scission de 1953 et à la constitution par Daniel Lagache et Jacques Lacan de la Société Française de Psychanalyse qui va chercher pendant 10 ans à se faire reconnaître par l’Association Psychanalytique Internationale. Cette reconnaissance se fera par l’éviction de Françoise Dolto et Jacques Lacan. Celui-ci fonde alors en 1964 l’Ecole Freudienne de Paris, tandis que les autres créent l’Association Psychanalytique de France.
Les brouhahas continueront avec, en 1969, la création du IVème Groupe OPLF, issu de l’Ecole Freudienne de Paris. Celle-ci va continuer jusqu’en 1980 où Jacques Lacan la dissout, donnant naissance, en 1981, après sa mort à une nouveau paysage du mouvement psychanalytique français que je laisserai à d’autres le soin de peindre.
Le personnage de Freud n’est plus au premier plan, remplacé par les psychanalystes français qui ont des places importantes dans ce volume qui s’intitulera, pour indiquer ce changement d’orientation La France et Freud, 1946-1981, comme je l’ai dit.
C’est vous dire le roman d’aventure dans lequel je me suis engagé, avec la mission d’en rendre les épisodes aussi authentiques que possible et d’en respecter les personnes, comme je l’ai fait pour le tome I que je recommande de lire avant d’entamer la lecture du second... Vous avez le temps : il ne sera pas prêt de si tôt !

En savoir plus

Alain de Mijolla, Freud et la France, 1885-1945, PUF.

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