«L'Ami»

Tiffany Tavernier : «Révéler le mystère de l'intime et de l'altérité»

Tiffany Tavernier a écrit avec L'Ami (Sabine Wespieser), un roman taillé à la serpe, qui déconstruit les relations entre deux couples de voisins sur fond de fait divers meurtrier. Ûn livre qui marque, redoutable d'efficacité et de profondeur, pour lequel toute la rédaction de Viabooks a vibré, toute comme la critique qui est unanime. L'Ami est déjà finaliste du prix RTL/Lire et sélectionné pour le prix des Libraires, ainsi que celui de la Closerie des Lilas. Nous avons rencontré l'autrice aux yeux revolver, qu'on rêverait d'avoir comme amie... mais peut-être pas comme voisine ? 

Portrait de Tiffany Tavernier. Wikipedia.

Faut-il se méfier de ses amis et surtout de ses voisins ? A en croire L'Ami (Sabine Wespieser) le dernier livre de Tiffany Tavernier, Tiff pour les intimes, les apparences sont trompeuses. Votre meilleur ami peut cacher une face obscure et vos proches révéler de nouvelles personnalités, s'ils sont confrontés à des situations extrêmes. 

Derrière les apparences

Tout comme pour son précédent ouvrage Roissy, la romancière qui est aussi scénariste et réalisatrice, s'est inspirée d'un fait divers réel :  la découverte d'un meurtrier en série, ami et voisin tranquille d'un couple "ordinaire". Tiffany Tavernier va chercher à traquer l'avalanche de déconstructions provoquée par cette révélation du point de vue du couple de voisins. Comment ne rien avoir vu ? Comment même s'être "fréquenté" avec sympathie, voire même avoir aidé à des gestes apparemment anodins, comme arranger un bout de jardin et participer à son insu à un acte macabre ? L'autrice tient le lecteur "en joue" dans un récit qui se conduit comme avec une caméra. Le texte est aussi addictif qu'une série télévisuelle ( le livre a déjà des propositions d'adaptation d'ailleurs).

Percer le mystère de l'altérité

Tiffany Tavernier va plus loin que ce suspense-là : elle s'intéresse avant tout au mystère de l'altérité. Si on ne peut voir l'impensable, comment peut-on percevoir les mystères intimes que chacun recèle, ces petites effractions mineures qui passent inapercues dans un couple ? Je est un autre et l'autre encore un autre à l'infini. Qu'est-ce que la normalité et la bonne conscience ? Le livre n'est en rien moralisateur, il entraîne le lecteur dans un labyrinthe et le laisse un peu pantois, comme si tout doucement il lui insufflait un doute minuscule, un éveil à une conscience.  Une chose est sûre : après la lecture de ce livre vous ne regarderez plus jamais vos voisins de la même manière ! 
C'est peu de dire, que Tiffany, fille de Bertrand Tavernier et soeur de Nils Tavernier, frappe très fort avec ce texte puissant et presqu'envoûtant. Nous partons à la rencontre de Tiffany Tavernier. Son regard bleu nous fixe avec sympathie. Que cachent ces yeux revolver ? Interview.

Viabooks : Comme pour Roissy, vous êtes partie d'un fait divers pour écrire L'Ami. En quoi était-il important de vous relier au réel ?

-Tiffany Tavernier : Ce qui m'intéresse en partant du réel, c'est son intrication avec la fiction. Le réel n'existe que par notre représentation. Un fait divers, c'est une histoire racontée par des proches ou par des journalistes. C'est donc déjà un début de narration fictionnée, fantasmée, puisque chacun y met un peu de son interprétation. Et puis, le fait divers fonctionne comme un prisme grossi de la réalité. Quelque chose s'est passé. On dit que cette chose est extra-ordinaire, mais en quoi l'est-elle et surtout pourquoi ? Plus on enquête et plus le réel se dissocie, se complexifie. C'est toujours ainsi. Je trouve cela fascinant et cela me "parle" énormément. 

Peut-on dire que vous aimez "révéler" la fiction du réel et chercher le réel dans la fiction  ?

-T.T : Je suis fascinée par les jeux de surface et les niveaux d'intériorité. L'écriture vient traquer ce qui est sous le couvercle, nous cherchons la fracture, le point focal où la dynamique intérieure se fissure ou bien se met en place. Je crois qeu 80 % du réel nous échappe. Toujours. La réalité est un sable mouvant. Cela ne veut pas dire que nous cachons tous un meurtier sans le savoir, mais cela signifie que des lames de fond existent en chaque personne. Que se passe-t-il si une tempête vient agiter la surface ? Comment la lame de fond va-t-elle se réveiller ? L'écrivaine que je suis vient chercher à faire parler cette part cachée du réel, à faire sortir la lame de fond par dessus "l'écume des jours" !

La réalité révélée, c'est aussi la question de l'altérité. Comment les relations entre les personnes peuvent se construire et interagir avec ces complexités cachées ?

-T.T :  C'est le grand mystère. Il existera toujours une zone d'écart même dans la plus grande des intimités. Il faut l'accepter. On ne connaît jamais tout à fait l'autre et vice versa. Cela ne signifie pas qu'il vous est totalement étranger. Nous faisons du mal sans nous en rendre compte, nous ne voyons pas ce qui dysfonctionne à côté de nous. En partant du pire (un meurtier), je regarde aussi l'image que cela renvoie chez ceux qui sont en face. Eux-aussi auraient-ils quelque chose à se reprocher ? L'un sait qu'un jour il sera probablement arrêté. L'autre agit dans sa vie normale en toute impunité, mais son aveuglement à ses proches le révèle bien peu empathique. Avec sa femme. Avec son fils. Il n'est pas un meurtier à proprement parler, mais il provoque aussi de la fracture, du désordre.

Vous écrivez avec un rythme très construit. Pourrait-on dire comme une réalisatrice de films ?

-T.T : Quand j'écris un livre, je ne travaille pas comme pour un scénario, mais je mentirais en disant que je ne m'imagine pas les choses comme si je voyais un film se dérouler devant mes yeux. C'est très fort cette sensation de "regarder mon livre" et d'écrire ce que je vois. Il y a ensuite une question de rythme. Au cinéma ou à la télévision nous travaillons beaucoup le rythme et le soutien de l'attention. Par écrit, on peut prendre un peu plus notre temps, mais je crois important de penser son rythme, de porter le lecteur dans un mouvement qui le guide et le déroute.

Votre récit prend vers la fin une dimension presque spirituelle. Comme si chacun se trouvait en proie à sa propre transformation ?

-T.T : Transformation ne signifie pas rédemption. Mais pour avancer, il faut que quelque chose craque. Que la pellicule tranquille  explose. Après, chacun va réinventer sa vie avec, on peut l'imaginer, l'enrichissement de son expérience. Ou pas. Là se trouve la liberté. Le destin nous donne rendez-vous et nous acceptons de prendre un verre avec lui ou nous lui tournons le dos. Ensuite, nous choisissons de nouveaux amis et une autre histoire commence ...

>Tiffany Tavernier, L'Ami, Sabine Wespieser, 264 pages, 21 euros.

En savoir plus

> Vixionner une vidéo dans laquelle Tiffany Tavernier parle de son livre L'Ami.

 

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