Dans Le miroir de Venise (Editions Héloïse d'Ormesson), François de Bernard raconte la Sérénissime au XVIe siècle, ses personnages et ses intrigues à travers la vie d'un tableau né dans l'atelier du Tintoret. Avec un art qui mélange érudition et sens du rythme à la limite de la comedia dell'arte, François de Bernard, lui-même collectionneur, nous entraîne tambour battant dans une danse avec les masques. Il nous parle de la genèse de son roman.
Légende photo : Portrait de François de Bernard parJacques Sierpinski
Si l'atelier du Tintoret m'était conté... Venise, quartier du Dorsoduro. 1550. Un tableau raconte sa naissance dans l'atelier de maître Jacopo, dit le Tintoret, le petit teinturier. Nous le retrouvons au palais des Doges, à Bergame ou à Ferrare et en suivant son histoire, nous découvrons une Venise de marchands, d'artistes et de joutes artistiques. Tel est le fil conducteur, l'image conductrice devrions-nous dire, de Le Miroir de Venise de François de Bernard.
Autour de ce tableau, l'auteur raconte Venise, ses personnages et ses intrigues. Ses passions et ses désillusions. Avec un art qui mélange érudition et sens du rythme à la limite de la comedia dell'arte, François de Bernard, lui-même grand amateur d'art et collectionneur, nous entraîne tambour battant dans une formidable danse avec les masques et les crissements des robes. Conspirations et aventures se succcèdent à un rythme savoureux pour chanter du début à la fin une vraie ode à l'amour de l'art comme seule Venise peut en produire. Oui, il fut un temps où mourir pour sa peinture n'était pas souffrir et où la quête du beau emportait toutes les vanités sur son passage.
Rencontre avec un amoureux du beau qui fréquente et courtise Venise depuis toujours, sans que jamais celle-ci ne lui appartienne vraiment. Venise toujours insaississable et pourtant tellement désirable. François de Bernard répond à nos questions.
Légende photo : Venise, extérieur de la basilique de San Zanipolo. Photo Didier Descouens
-François de Bernard : Toutes les périodes de l’histoire de Venise et des îles de sa Lagune sont passionnantes, depuis sa fondation : regardez les débuts de Torcello par exemple ou l’époque de Carpaccio. Mais si j’ai choisi le XVIe pour cette fiction, les motifs ne manquent pas.
D’abord, c’est le moment où est conçu (en son milieu, vers 1550) le tableau au centre de l’intrigue de mon roman. Ensuite, parce que c’est sans doute l’apogée de la peinture vénitienne, grâce à la rivalité extrêmement stimulante et productive des ateliers de Giorgione, Titien, Bonifacio de’ Pitati, Schiavone, des familles des Palma, des Robusti (« Tintoret »), des Caliari (« Véronèse »), des Bassano (qui viennent de la campagne vénète). L’émulation collective qui en a résulté, non seulement a mis la peinture vénitienne de ce temps au premier plan européen, mais encore elle a procuré à la République de Venise une notoriété dépassant de loin son potentiel humain et politique, quels qu’aient été ses succès militaires et diplomatiques antérieurs.
Avec le « flamboiement » (dont vous parlez) de la peinture vénitienne à cette époque, et les commandes internationales qu’elle a engendrées, avec les parcours d’artistes de toute l’Europe se devant de faire halte prolongée (voire définitive) à Venise pour s’imprégner de ses techniques et de son colorito, la Sérénissime du XVIe apparaissait et apparaît encore comme la plus grande « star » de ce siècle… capable de se mettre sur un pied d’égalité avec des puissances (Saint-Empire romain germanique, France, Angleterre, etc.) sans commune mesure avec la sienne.
F.de B. : Les intrigues, les passions, les secrets ne sont pas une spécificité, et encore moins une exclusivité du XVIe vénitien ! Mais toute l’histoire de Venise en regorge littéralement. Regardez le XVIIIe et parcourez les Mémoires de Casanova : vous serez édifiée ! Cependant, si on se concentre sur le XVIe, c’est bien la compétition des ateliers d’artistes (et pas seulement de peinture ! Le Livre avec la famille d’Aldo Manuzio et ses successeurs, le Verre à Murano, etc.) et d’architectes (Palladio et ses propres rivaux) qui entretient naturellement un tel mouvement perpétuel : d’espionnage, de copie, de lutte pour les commandes ducales, princières, cléricales, monacales et privées — c’est cette dynamique extraordinaire et interminable qui produit en amont comme en aval de son sillage, de manière quasi-industrielle : de l’intrigue, de la passion, de la rapine, du vol, du meurtre, du secret, inexorablement…
F.de B. : Il y a bien sûr d’abord Jacopo Robusti, dit Tintoretto (le « petit teinturier »), en raison du métier d’origine de sa famille, personnage haut en couleurs, si j’ose dire ! et beaucoup plus intéressant par ses particularités et ses excès que ses rivaux aussi ou plus fameux même que lui (par ex. Titien et Véronèse).
Il y a ensuite les membres de son atelier (de sa « bottega », sa boutique…), dans lesquels se mêlent d’autres Vénitiens, mais aussi beaucoup d’autres « Italiens » (identité qui n’existe pas encore) venus apprendre le métier, et des étrangers de plus loin, singulièrement les Flamands, dont la peinture en pointe également au niveau européen et en compétition directe avec la vénitienne, rend la présence inévitable. On devine ici par exemple la présence d’un Sustris, élève attentif à capter le savoir du Maître, pour mieux s’émanciper ensuite de sa tutelle…
Mais il y a aussi bien sûr la présence en filigrane toujours essentielle du Doge, qui règle en ombre chinoise avec fermeté, et même dureté, les affaires de la Lagune ; celle des Papes en délicatesse permanente avec une République bien trop indépendante à leurs yeux… Il y a encore les moines, dispersés en une foultitude d’ordres, qui rivalisent pour d’autres formes de pouvoir, et nous renvoient à leur description rabelaisienne…
Et puis deux autres protagonistes principaux : le Nonce du Pape, Filippo Archinto, un Lombard placé là par le Vatican pour tenter de contrôler, sinon surveiller les affaires ducales préjudiciables à la Papauté… Et encore la petite-nièce Nicoletta du grand Giorgione trop tôt disparu, femme qui s’illustre par ses talents multiples (d’intellectuelle, de scientifique et d’espionne de haut vol, mais aussi de gouvernante et de maîtresse attentive)… Enfin, bien entendu : un lot de personnages repoussants et sans scrupules, tel l’ignoble Arcolaio… Mais j’en dis déjà bien trop !
F.de B. : Certainement, ou plutôt : certo, certamente ! Tout tableau vénitien, même de facture modeste, mais accroché en un lieu signifiant (église, palazzo, scuola, monastère, etc.) et pour une durée substantielle pourrait nous raconter une somme d’histoires extraordinaires et d’autres plus communes, qui, mises bout à bout formeraient un récit épique, et assurément picaresque à maints égards !
Cette capacité interne à « dire la société de son temps » est sans doute intrinsèque à la peinture vénitienne en général, et peut-être plus qu’ailleurs, en raison même du périmètre plus étroit au sein duquel elle s’est déployée (les îles de la Lagune ne représentant qu’une surface géographique et humaine assez modeste à toute époque). Examinez de ce point de vue les Carpaccio de l’Accademia.
F.de B. : Définitivement, oui ! Cela fait bien longtemps que j’ai « entendu » de manière physique, tangible, irréfutable : la personnalité des œuvres d’art comme étant comparable à celles des animaux et des hommes. Sans hésitation : nous avons affaire à du Vivant, sonnant et trébuchant !
La peinture-objet est d’ailleurs à mon sens étrangère aux « connaisseurs » et à tout amator artis en général. Tout à l’opposé, c’est une « présence humaine » ou très proche de l’humanité que l’on « acquiert », avec laquelle on va vivre un compagnonnage parfois très long, un dialogue, des aventures, des joies et des contrariétés communes. Tout cela s’éloigne à grands pas de « l’inanimé ». « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » interroge Lamartine, et la réponse est bien sûr dans la question — le seul fait de la poser met au devant de la scène la Personne de l’œuvre, l’œuvre comme personne à part entière, y compris sa part d’humanité…
F.de B. : J’ai bien sûr effectué des recherches, mais pas spécifiquement sur la langue, plutôt sur les ateliers et la vie vénitienne à l’époque considérée. La langue elle-même s’est plutôt imposée à moi sans doute par la médiation de mes auteurs chéris de la Renaissance (tels Rabelais et Montaigne), mais aussi les grands « Moralistes » de l’époque classique, donc plutôt XVIIe, et enfin de l’époque contemporaine.
Ne désavouons pas à cet égard un penchant certain pour les dialogues d’Audiard et ceux de San Antonio ! Mais ce langage ou ce phrasé ne correspondent pas à un « vouloir » spécifique de ma part : ils sont advenus par les voies naturelles… Le résultat composite proposé par ce récit est issu d’un tel creuset où se mêlent des ingrédients très divers.
F.de B. : Le « bien vivre » ne me semble pas l’obsession dominante de la Venise du XVIe : cela n’adviendra peut-être qu’au XVIIIe. Dans cette Venise du milieu du XVIe, à la croisée entre Renaissance et émergence du baroque, ce qui compte avant tout : c’est le Travail — un travail compulsif, considérable, souvent monstrueux, déraisonnable, toujours accru et sans fin prévisible ! Regardez par exemple la Scuola di San Rocco du Tintoret, chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvre au sein duquel il ne cesse de revenir, de travailler inlassablement, de retravailler et de s’épuiser jusqu’à la dernière goutte d’énergie et de sang.
Les artistes du XVIe vivent dans cette compulsion du Faire sans limites, qui les contraint à mettre leur « plaisir » au second rang, même lorsqu’ils sont bons vivants, grands ripailleurs et buveurs. Le « Beau vénitien » de cette époque est le produit d’un Labeur extraordinaire et non pas celui de la légèreté, de l’insouciance et du bien-être. L’enthousiasme est à ce prix-là : l’artiste crée au prix de sa vie, de sa santé mis au service quasi-exclusif d’une œuvre et d’une commande qui transcendent toute autre « priorité », repoussée au second rang…
F.de B. : Je ne suis pas sûr d’avoir eu besoin, envie, ou même seulement conscience de « faire » une telle déclaration. Pour autant, elle est sans doute sous-jacente à chaque phrase, qu’elle soit descriptive ou dialoguée, de ce roman.
Oui, j’éprouve une vraie passion pour la Sérénissime, mais comme vous pourrez le constater aisément à la lecture: « Qui aime bien châtie bien », car je ne suis vraiment pas tendre avec cette Venise fictionnelle — et c’est probablement la fiction qui m’a conduit à ne pas la caresser, à ne pas la sanctuariser ou magnifier naïvement, à ne pas la célébrer une fois de plus et de trop, comme si Elle en avait besoin !...
Quant à « l’Art », je ne sais pas ce que c’est, sauf à supposer, précisément que c’est le regard même de « l’œuvre d’art » sur notre propre monde. Et ce qu’elle en pense, l’œuvre d’art, nous ne pourrons jamais en être assurés, et moins encore rassurés : ce regard même se révélant tout ce qu’il y a de plus circonspect, exigeant et dépourvu d’aménité… D’où l’authentique thriller (psychique et saignant) qui pointe à l’horizon de ce qui aurait pu n’être qu’une gentille fable !
>Le Miroir de Venise, François de Bernard, Editions Héloïse d'Ormesson, 240 pages, 18 euros
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