Ce n’est pas parce qu’on refuse un héritage qu’on perd la mémoire. Je suis juive, je le serai toujours, et j’en suis contente. Bets.
Bonjour les amis !
La Shoah. Je l’ai portée longtemps, sans le savoir. Comment cela a-t-il pu m’arriver ? Petit flash-back et explications.
Tout d’abord, mes parents me l’ont léguée à ma naissance : pour prénom, j’ai reçu le prénom de ma grand-mère maternelle déportée. Puis ils me l’ont inoculée, en toute discrétion. Mon père, traumatisé par la guerre, en m’imposant sa loi : « Un père doit tout à sa fille, une fille doit tout à son père ». « Sotte ! sotte ! », me serinait-il avec une méchante voix d’enfant pour me soumettre. Ma mère, en laissant faire mon père. De concert, ils m’ont enjoint de la porter ad vitam, sans la nommer : « Nous, les juifs, supportons les plus grands malheurs depuis la nuit des temps, et pour toujours », psalmodiaient-ils inlassablement. Interdite de jeu, scotchée devant la télé, j’ai vite compris de quels grands malheurs ils faisaient état. Enfin, l’entourant d’une omerta honteuse, ils m’ont défendu de l’aborder. Plus tard, me nourrissant d’argent, ils soutiendront mon consentement.
Ainsi, transmise en catimini, taboue, il m’était difficile de m’en libérer. Et, je l’admets, souhaitant oublier mon enfance, craignant de désobéir, passionnée de shopping, j’ai lambiné. Mais résolue à vivre, débrouillarde et aidée par ma bonne étoile, je suis parvenue à m’en dépêtrer. Pour savoir comment, suivez-moi…
1980 – 2003. Les préparatifs
Je travaille et je parle. Je dis ma relation avec mes parents. Bien qu’elle m'accable, je ne la romps pas. Je raconte mes histoires d’amour. Conflictuelles, vécues avec des hommes-enfants, elles ne m'apportent que chagrins et désillusions. À vrai dire, elles servent surtout à faire vivre mon analyste. Je disserte sur mon gagne-pain routinier. Faute de trouver ma voie, je m’en contente mais il me pèse. Mal armée pour affronter la vie, je confie mes idées noires et mes peurs face aux difficultés.
Il se dit que les choses arrivent quand nous sommes prêts. Si se préparer c’est parler, alors je me suis préparée pendant vingt ans.
Septembre 2004. Le départ
Mes parents vivent en banlieue parisienne dans un appartement aux peintures défraîchies. Par devoir et sans doute aussi par intérêt, je les visite une à deux fois par mois. Cette fois-ci, je suis sans emploi. En fin de repas, mon père, médaillé du travail, tonne hors de lui : « Chômeuse ! » Ma mère, dont le goût pour le labeur n’a jamais bluffé personne, s’époumone : « Tu ne te rends pas compte ! Qu’est-ce que je vais dire aux copines ? » Choquée, je fais néanmoins bonne figure et les quitte comme si mon après-midi s’était passé au mieux.
Après une mauvaise nuit, je décide de rompre avec mes parents. Je ne les verrai plus et ils ne me donneront plus d’argent.
2007 - 2008. Sur la route, un compagnon
Licenciée au bout de deux ans de bons et loyaux services, je cherche un homme. Officiellement, pour me représenter dans la procédure à l’encontre de mon employeur. Officieusement, pour trouver l'amour. Je fréquente donc avec assiduité les tribunaux, sur mon 31. Et, un matin d’été, furetant en robe légère dans les couloirs des Prud'hommes, j’échange un regard appuyé avec un avocat. Blond, la mine poupine, d’allure altière, il me plaît et m’impressionne. Tempérant mon émoi tant bien que mal, je m’avance jusqu’à lui l’air innocent.
— Bonjour, Monsieur. Excusez-moi de vous déranger…
Il interrompt sa lecture et me fixe. Éperdue, je peine à trouver mes mots :
— Hum, hum... Mon affaire, elle… elle est compliquée. Vous pourriez… ?
— Oui… Pour quoi que ce soit, appelez-moi à la rentrée... Attendez… voici ma carte, murmure-t-il.
Je bafouille quelques remerciements, griffonne mon nom sur son calepin et file toute frissonnante.
Nous nous retrouvons en automne, à son étude. De fil en aiguille, il accepte de besogner au forfait, et devient, sans mot dire, l'objet de tous mes désirs. « Vous n’obtiendrez rien de moi en criant. Et, hum… je ne suis pas au temps passé ! », bisque-t-il quelques conversations plus tard. Toutefois, stoïque, il continue à me défendre au tarif convenu et à endurer tout de moi : mes attentes excessives, mes questions répétées, mes gronderies et mes pleurs s’il n’y répond pas.
Avril est arrivé. L'avant-veille de mon audience, il m'appelle. « J'ai reçu les conclusions de ma consœur… Il faut un report, il faut un report… Il faut lui répondre… », me presse-t-il. Confuse, j’hésite... Mon intérêt n’est-il pas d’obtenir un jugement au plus tôt ? « Jeudi… je plaide à Marseille », implore-t-il. Émue, je consens… Seulement, une fois mon portable raccroché, ma compassion s’évapore. Piégée dans une action sans fin, me sentant abusée, délaissée, je sanglote en pestant à l’envi : « Pourquoi est-il parti ? Moi aussi je peux le planter là ! » Bien décidée à lui rendre la pareille, je l’attends de pied ferme et, à son retour, lui annonce vouloir conclure mon affaire. À entendre sa voix chagrinée quand il me répond : « Si vous voulez… », je sens que j’ai fait mouche, et je jubile. Pas pour longtemps. Si ma vengeance me procure des sentiments de toute-puissance et de fierté, ils sont passagers, et je ne trouve pas la sérénité. Je pleure à nouveau et le maudis encore et encore… Alors, après moult réflexions, bravant la voix qui me rabâche : « Il se moque de toi, sotte ! », j’écoute mon intuition, et mon cœur. Le présumant pingre et mal outillé, je vais lui acheter un bel agenda de poche, rechargeable. « Le cuir est superbe ! Un cadeau pour la vie », m’assure le vendeur.
La semaine suivante, je le rencontre pour régler les dernières formalités, et ses honoraires. Nous sommes assis à sa grande table, l’un à côté de l’autre. Attentionné, il s’efforce de m’expliquer clairement le protocole touffu que je m’apprête à accepter. Moi, l’écoutant à moitié, je ne pipe mot et contiens mon impatience l'estomac noué. Ses explications enfin terminées, les pièces signées, je lui remets son chèque en bredouillant :
— Vos honoraires… J’avais promis de payer plus… Je vous ai pris quelque chose…
Sans plus attendre, je farfouille dans mon cabas et lui présente mon offrande. Étonné, tendu, il défait son emballage avec précaution.
— C’est adorable, adorable… Je n’avais pas de petit agenda… Je le prendrai pour mes audiences, souffle-t-il en réprimant une étreinte.
Après un silence, je me lève, rassemble mes affaires vite fait et pars avec le sentiment d’avoir été bénie.
J’approche
Bien que je n’aie vu mon avocat que trois fois, son absence m’afflige et remplit ma vie. Je me lamente, je le blâme, je l’attends, je le piste sur le web des jours durant. Ici, je découvre son hobby, ses amis, là je déniche des publications, des photos d’enfance, et là…. badaboum ! : « Il est allemand », me dit Google. J'avais donc pris, pour me défendre, un représentant de mon peuple ennemi... Mais comment se fait-il ?.... Les questions se bousculent : avait-il perçu ma judéité ? D'origine germanique, répandu chez les ashkénazes, mon patronyme l'avait sûrement interpellé. Avait-il supporté mes humeurs par affection ? Par culpabilité ? Pourquoi l'avoir choisi ? L’holocauste s’était-il infiltré dans mon âme ? Abasourdie, fébrile, je décortique, je noircis des pages entières sur mon enfance, la guerre et la Shoah. Je comprends qu’elle me pèse, que mon père me la transmise et qu’il m’a assigné une mission : venger nos morts. Je transpire, je tremble… Vais-je me lancer dans une vendetta contre mon défenseur ?... J’hésite… Euh, non. Aller chercher querelle à un homme de loi innocent ne me rapportera rien de bon. De plus, je risque fort de perdre sa bénédiction et de regretter mon achat.
Rassérénée, je déguste mon thé et boulotte une madeleine. Je crois avoir déposé mon fardeau, mais je ne suis pas encore au bout de mes peines.
2010. Je vide mon sac !
Malgré le temps qui passe, tout allemand qu'il soit, mon avocat me manque. Pourquoi ai-je tant besoin de lui ? Ai-je de véritables sentiments ? Suis-je à la recherche du prince charmant ? Je m'interroge... Big bang ! : je veux qu’il m’écoute encore lui susurrer ma Shoah. Et si, au lieu d'aller lui en parler en loucedé, j’en parlais haut et fort à mon père ?... Je rassemble tout mon courage, prends une feuille, mon stylo préféré, et je me risque.
« Papa, comment as-tu pu me persuader être le plus malheureux des hommes, alors que tu as survécu au froid de l’hiver russe, à la faim, au typhus, et que tu n’as pas connu les camps ? Longtemps, je t’ai cru. Ici, j’ose te dire : beaucoup auraient aimé avoir ta constitution hors du commun et ta providence.
Papa, tu penses que la Shoah est le plus grand malheur de tous les temps. Tu ne comprends pas pourquoi elle s’est abattue sur les juifs. ‘Quelle est notre faute ? Pourquoi m’en suis-je sorti vivant et pas les autres ?’, te demandes-tu sans cesse dans un silence assourdissant. Hier, je n’avais pas de réponse. Aujourd’hui, je te dis que rien ne justifie la barbarie et que la Shoah est arrivée à d’autres que nous. Que dans la vie, il y a des risques. Œuvrer avec ses moyens pour les limiter, agir dans le respect de soi et des autres, et accomplir sa destinée, même si quelque chose de grave nous est arrivé, me semblent être de bonnes options. ‘Les souffrances des allemands ne seront jamais assez grandes pour les punir d’avoir fait la Shoah !’, grondes-tu. Autrefois, je me taisais quand j’entendais cela. Maintenant, je te réponds que je ne sais pas s’il faut punir les allemands d’avoir fait la Shoah. Mais ce que je sais, c’est que ni leurs douleurs, ni celles des autres peuples, ni les miennes, ne peuvent soulager les tiennes. La preuve : aujourd’hui encore de jeunes allemands sont rongés par la honte, on a bombardé Dresde, Nagasaki et Hiroshima, tu m’as fait porter la Shoah et tu souffres toujours de la guerre. Tes maux sont comme tous les maux. Ils ne se soignent pas en les déversant sur ses enfants, ni en faisant du mal aux gens, mais en allant voir le médecin. Remboursé par la Sécurité sociale papa ! Tu ne l’as pas fait, tu n’as pas guéri, et tu as perdu beaucoup d’argent : j’ai vidé mon sac et je te laisse souffrir, seul. »
La méchante voix qui se moquait de moi s’est tue.
Au revoir les amis !
Peu importe ce qui a poussé mon avocat à m’accompagner. Il l’a fait, et chaque jour je me félicite de l’avoir rencontré. Car, depuis, j’ai renoncé à vouloir me venger de mon père et de la Shoah. J’ai grandi. C’est chouette de grandir encore à cinquante-deux ans !
La version illustrée c'est par ici : RamBam !
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