Les tyrans sont-ils insomniaques ? La lauréate du Prix Albert-Londres et du prix Goncourt du premier roman en 2021, Émilienne Malfatto répond par l’affirmative dans son second roman. Le colonel ne dort pas (Editions du Sous-sol) est une fable glaçante sur la folie du pouvoir, les délires qu’engendre la peur, la cruauté bien ordonnée. Agnès Séverin revient sur l’histoire de cette chute en forme de libération.
« Tout endroit finit par puer » Louis-Ferdinand Céline
Les tyrans sont-ils insomniaques ? La lauréate du Prix Albert-Londres et du prix Goncourt du premier roman en 2021, Émilienne Malfatto répond par l’affirmative dans son second roman. Le colonel ne dort pas est une fable glaçante sur la folie du pouvoir, les délires qu’engendre la peur, la cruauté bien ordonnée. L’histoire d’une chute en forme de libération.
Leurs crimes n’empêchent sans doute pas les tyrans de dormir. Leur peur, la paranoïa qu’ils font régner autour d’eux et qui finit se retourner contre eux et gagner les tréfonds de leur inconscient, si. Car faire régner la terreur n’a qu’un temps. Parfois long, certes. Très long même pour leurs victimes. C’est même le malin, le savant plaisir que prennent leurs exécutants à torturer la partie adverse.
Émilienne Malfatto, Lauréate du Prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi : une histoire colombienne fait montre d’une belle maîtrise dans ce second roman en forme de chute. Une chute libératrice. Surtout pour les opposants à cette dictature obscure et pourtant si reconnaissable dans tant de points du globe. La jeune journaliste, photographe et romancière, un temps reporter(trice ?) de guerre se cantonne au point de de vue du bourreau. Un bon héros de tragédie fascine par sa capacité à survivre – sa paradoxale envie de vivre - en milieu hostile. Son indifférence à la souffrance d’autrui. Une démesure qui force l’admiration. Une folie pure qui suscite la crainte. Car les tyrans sont avant tout fous d’eux-mêmes.
L’atmosphère en suspens, lourde et moite, emprunte à Duras pour le flou artistique. À Buzatti pour l’univers figé de ces drôles de guerre - celles des narcos ? - qui ne disent pas leur nom. Où rien ne remonte en surface. Un monde tout en sourdine. En souffrances silencieuses. Émilienne Malfatto choisit ce silence apparent pour faire monter la tension.
Car le colonel, ce professionnel de l’interrogatoire, opère en sous-sol. Aucun cri ne remonte jusqu’aux oreilles des passants, ni du lecteur, dans ce roman glaçant, où le temps est suspendu au bon vouloir d’un être de brouillard et de ténèbres. L’œil sec. Le cœur vide. Une âme morte. Une silhouette trouble qui se perd dans les limbes de la peur et de la haine. De cruautés en lâcheté. Vices et faiblesses inséparables auxquels les monstres, qui se reproduisent à l’envi, sacrifient pour remplir leur vain devoir de destruction.
Plaisir discret de la torture que décrit avec justesse – enfin j’imagine - Émilienne Malfatto qui évoque « l’échauffement de celui qui a le pouvoir sur l’autre qui peut lui faire absolument ce qu’il veut et à ça oui ça tout de même ça n’est pas rien c’est un embrasement une manière d’exaltation qui peut bien faire taire la répulsion initiale ». Las, faire souffrir ses frères humains c’est se faire souffrir soi-même. Si cette logique ontologique imparable ne saute pas au yeux des tyrans, il est possible, il est à souhaiter, qu’elle reviennent les hanter la nuit.
« Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil. On dirait un fantôme, pense le planton de garde en le voyant descendre de la jeep. Et l’ordonnance se met au garde-à-vous et se dit que le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fonds des yeux et qu’il croise parfois depuis qu’il est à la guerre. Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n’ont pas disparu ».
Le colonel ne dort pas est la métaphore d’un monde qui meurt de ne cesser de donner la mort. Un monde sombre qui n’en finit pas de sombrer. Un monde qui prend l’eau, comme le font toutes les vieilles cités lacustres qu’on croyait immortelles.
L’agonie des dictatures est lente et douloureuse pour ceux qui la subissent. Leur existence obéit toujours à la même logique. Leur fin est peut-être plus singulière qui ne leur obéit qu’à eux. Maîtres des horloges qu’ils sont. Le tyran tire sa révérence quand il veut. « Ça lui a rappelé les dernières heures de l’ancien régime, juste avant la chute du dictateur, quand les rues paraissaient avoir compris qu’elles allaient changer de main et de maître et se tenaient immobiles, comme un cheval rétif à qui on aurait bandé les yeux ».
Le colonel, lui, n’en a pas d’existence. C’est tout de même un fantôme rendu bien vivant par les sortilèges de l’imagination. Dans cette courte fable d’inspiration un brin Borgésienne, il n’est pas étonnant que le fantastique ait aussi son mot à dire. Car ici tout dépasse la raison et l’entendement. Ne restent que les images pour exprimer l’horreur. D’où la puissance de la métaphore, dont la romancière use comme d’une arme contre les mensonges et les manipulations consubstantielles à la dictature.
« Mais il ne peut pas s’empêcher de craindre que le colonel soit, quelque part, contagieux. Ces choses-là ne se disent pas, encore moins à l’armée, essayez donc d’expliquer à votre supérieur qu’un gradé est en train de flouter les êtres et les choses autour de lui, de rendre le monde brumeux, de ramollir les opérations. Un coup à finir au mitard. Ou en première ligne. Ou pire, dans le cercle de la lumière ».
« (…) essayez donc d’expliquer à votre supérieur qu’un gradé est en train de flouter les êtres et les choses autour de lui, de rendre le monde brumeux, de ramollir les opérations ».
L’évocation fine des sentiments seule révèle l’ampleur de la perversion d’un esprit dérangé. Fantoche pathétique auquel plus personne ne croit. Même pas les supérieurs peut-être moins vicieux qui tirent les ficelles de son piètre destin.
« Je suis comme un homme qui creuserait sa propre tombe ». Le colonel n’est en cela guère différent des autres. N’est-il pas un reflet caricaturé de nos lâchetés, de notre capacité à nous habituer au malheur et à la souffrance des autres, à nous rassurer et peut-être secrètement nous réjouir de leur faiblesse, de leur naufrage ?
Le colonel est un vampire jamais rassasié de sa propre puissance, qu’il voit se refléter dans la peur et la douleur si supportable pour lui de ses victimes.
« (…) chaque jour il doit continuer
à creuser un peu plus
un peu plus bas
un peu plus profond
parce que tout est baigné de sang
imaginez-vous ça ce creusement sans fin (…)»
Dissout dans un océan de hideur, le colonel s’efface. C’est un personnage en voie de disparition. Peut-être qu’il vieillit lui aussi, tout simplement. Les monstres aussi vieillissent. Et pas mieux que les autres. Pire, évidemment. Il faut dire qu’ils ne sont guère beaux à voir. Leur faciès parle de lui-même. L’archétype que le sinistre colonel représente, la figure du tyran qui se repaît du sang des innocents, reste, elle, bien vive. Quand un tyran s’efface…
>Le colonel ne dort pas, d’Émilienne Malfatto. Éditions du Sous-Sol, 110 pages, 16 euros.
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La vidéo de présentation de Le colonel ne dort pas par les éditions du Sous-sol :
Légende photo : Jérôme Garcin, Hervé Le Tellier, Rachida Brakni, Marthe Keller, Gaël Faye, Kamel Daoud, Rebecca Dautremer, Emmanuel Lepag
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