Salinger, Ducharme, Irving

L'adolescent, héros du roman d'initiation

Holden, héros de l’Attrape-cœurs, Bérénice, héroïne de l’Avalée des avalés et Billy, héros de A moi seul bien des personnages : trois personnages qui racontent le passage aussi crucial que délicat de l’enfance à l’âge adulte. Par leur biais, J-D Salinger, Réjean Ducharme et John Irving portent un regard critique sur le monde, faisant de l’adolescence une véritable métaphore de la différence et de la contestation

L’adolescence en littérature : quelques jalons 

Le mot « adolescence » vient du latin « adulescens » qui désignait alors un jeune homme âgé de dix-sept à trente ans. Le mot a pris son sens moderne au XXème siècle, avec le concours des différentes sciences sociales (médecine, psychanalyse, sociologie). L’adolescence se définit aujourd’hui comme une période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, caractérisée par des modifications physiques et souvent par des troubles psychologiques

Le thème de l’adolescence a été particulièrement exploité par la littérature du XXème : la catégorie « romans de l’adolescence » a été créée pour classifier ces romans mettant en avant des personnages adolescents, avec toutes les problématiques que cela implique. Citons pour exemple et pour mémoire Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913), les Enfants terribles de Cocteau (1965), La Montagne magique de Mann (1924) ou encore les Désarrois de l’élève Törless de Musil (1906).

Ces romans de l’adolescence, s’ils appartiennent à une certaine modernité littéraire, s’appuient  tout  de même sur une tradition plus ancienne, née au XVIIIème et s'étant développée au XIXème, celle du Bildungsroman. Le Bildungsroman est un terme allemand que l’on traduit par « roman de formation » ou « roman d’apprentissage ». Dans ces romans, de jeunes personnes sont amenées à se former en se confrontant au monde et aux autres. Pensons à Wilhelm Meister dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Goethe, 1795), Julien Sorel, le héros du Rouge et le Noir (Stendhal, 1830) ou encore Frédéric Moreau, pour l’Education sentimentale (Flaubert, 1869).    

Les romans d’adolescence du XXème utilisent donc ce patron du roman de formation tout en l’infléchissant. Le plus souvent, ils insistent sur la marginalité du héros adolescent et son pouvoir de contestation, permettant ainsi de soutenir une critique de la société. 

Holden Caulfield, Bérénice Einberg, Billy Abbott : points communs 

Des torturés… 

L’adolescence, en tant que période de transition, est souvent une période instable, faite de doutes et de souffrances. C’est bien ce à quoi sont confrontés les trois ados de nos romans… Holden et Bérénice souffrent de quitter l’enfance, qu’ils considèrent comme un véritable âge d’or, pour sombrer dans l’âge adulte, âge de toutes les perversités. Grandir apparaît pour eux comme étant à la fois inacceptable et inévitable…  L'expression de la souffrance adolescente est moins nette chez Irving car la narration se fait du point de vue du narrateur adulte. Celui-ci a donc pris de la distance par rapport à ces troubles de jeunesse. Pourtant, les questionnements et les doutes du jeune Billy sont bien présents… Comme Holden et Bérénice, il peine à se définir et à s’épanouir, en particulier d’un point de vue sexuel. Est-il homosexuel, bisexuel, hétérosexuel ? Tiraillé par des désirs contraires, aussi puissants que déroutants, il a un long chemin à parcourir avant de parvenir à s’assumer. 

Des révoltés…  

  • La famille 

Les adolescents des romans entrent tout d’abord en opposition avec leur famille, première source d’autorité. Holden, ayant été renvoyé de son école, fugue, refusant de rentrer chez ses parents. Bérénice et son frère Christian sont tiraillés entre leur deux parents, séparés et incapables de s’entendre sur l’éducation à donner à leurs enfants. Quant à Billy, il se heurte aux mentalités étriquées d’une partie de sa famille. Sa mère, sa tante et sa grand-mère n’acceptent pas son orientation sexuelle, voyant dans l’homosexualité ou la bisexualité de réelles déviances.  

  • L’école 

Deuxième source d’autorité, deuxième zone de contestation : l’école. Pour les adolescents des romans,  l’école apparaît comme un moyen d’uniformisation des individus. Ainsi, Holden ne comprend pas les élèves de son école, Pencey Prep... Pourquoi se ruer toutes les semaines au match de foot ? Pourquoi aduler ces sportifs aux gros muscles ? Pour lui, le système scolaire, de l’école à la fac, a le dangereux pouvoir d’imposer un mode unique de pensée et de comportement…  Pour Bérénice, les enseignements reçus à l’école sont à la fois insensés et indigestes. Alors que son professeur de chimie lui demande de réciter une leçon, elle ne peut que crier sa soif de liberté : « J’en ai assez de répondre ce qu’il veut, ce que la chimie, ce que la terre veut ! ». 

Quant à la Favorite River academy, l’école pour garçons de Billy, elle ressemble à Pencey Prep et à nombres d’autres écoles américaines des années 50-60… La hiérarchie entre élèves est rigoureuse et les jugements destructeurs. Ici encore, ce sont les sportifs, plus particulièrement les lutteurs, qui font la loi. Bien entendu, ces hauts représentants de la virilité ne voient pas d’un très bon œil l'homosexualité de certains de leurs camarades… Alors, quand Billy tombe amoureux du terrible et magnifique Kittredge, champion de l’équipe de lutte, les choses se compliquent encore davantage…  

  • La société 

Plus largement, c’est la société toute entière que les adolescents des romans cherchent à bousculer. Les trois romans s’ancrent dans des contextes politiques et sociaux assez tendus. Les Etats-Unis des années 50  sont sous haute tension, entre la sortie de la Seconde Guerre mondiale et l’entrée dans la guerre froide, le début de la guerre en Corée et les prémisses de contestations du  modèle économique… Au Québec, les années 60 sont marquées par la sortie de l’autoritarisme politique et le début des revendications sociales et libertaires. Billy est adolescent pendant les années 60 et doit affronter le puritanisme et les préjugés d’une société encore peu encline à accepter les différences sexuelles. Irving va montrer le chemin parcouru par les Etats-Unis en matière de tolérance, en partant des années 60 pour arriver à l’aube du XXIème siècle.      

L’adolescent révolté apparaît comme le porte-parole des romanciers qui pointent du doigt les failles de leur société

 

Prendre la parole pour prendre le pouvoir  

Les adolescents des romans ont un rapport particulier au langage. Selon eux, le langage commun, miné par les préjugés, les codes et les règles, véhicule des modes de pensée préétablis et ne permet pas une vraie communication entre les individus

Bérénice parle énormément, comme elle l’affirme elle-même : « Il y a tellement de mots dans ma gorge que j’étouffe ! ». Cette volubilité quasi-maladive trahit à la fois sa volonté de puissance mais aussi sa profonde détresse existentielle. Elle a pleinement conscience de tous les pièges du langage commun et cherchera à créer sa propre langue, le bérénicien. Langue réservée à une certaine élite, dont les adultes, bien sûr, seront exclus… Au contraire, Holden et Billy éprouvent des difficultés à s’exprimer. Holden  a l’impression que les mots ne sont pas assez précis pour exprimer avec justesse sa pensée. La narration est heurtée : il se reprend, bafouille, perd ses mots… Il a à la fois la gouaille des ados des années 50  mais aussi la fragilité de celui qui ressent et expérimente les limites du langage. Quant à Billy, il a des troubles de l’élocution : il ne parvient pas à prononcer certains mots, en particulier ceux étant en rapport avec la sexualité. On peut y voir assez facilement le symptôme d’une société qui étouffe la question sexuelle sous un poids de tabous. Pas étonnant que Billy rêve de devenir écrivain : il s’agit pour lui de reprendre le pouvoir sur les mots et par les mots

 

L’Attrape-cœurs
, J.D. Salinger, 1951 ; « je serais juste l’attrape-cœurs et tout. D’accord c’est dingue, mais c’est vraiment ce que je voudrais être. Seulement ça ».

L’Attrape-cœurs (en anglais, The Catcher in the Rye) est le premier et unique roman de Jerome David Salinger, publié en 1951. Le narrateur est un jeune garçon de seize ans, prénommé Holden Caulfield. Au début du roman, il est renvoyé de son école du fait de ses trop mauvais résultats scolaires. C’est alors le début pour lui d’une errance de trois jours dans les rues de New York, rythmée par diverses rencontres qui lui permettent de réfléchir sur les hommes et le monde. Son ton est souvent drôle et sarcastique, mais la mélancolie, voire le désespoir, affleurent sans cesse. Holden,  à la fois gamin et philosophe, entraîne le lecteur dans les méandres de la ville et dans celles de son esprit. 

Holden est entre deux âges, n'étant plus un enfant et pas encore un adulte. Cette instabilité est douloureuse, voire destructrice. Il utilise une métaphore pour décrire cet état si particulier : celle de l’ « attrape-cœurs ». Il s’imagine être dans un grand et beau champ de seigle dans lequel courent et s’amusent des enfants. Lui  se poste au bord de la falaise menaçante qui jouxte le champ et veille à ce que les enfants ne tombent pas dans le précipice. Il est là, vigilant et protecteur, pour les « attraper » s’ils trébuchent. Dans cette métaphore, inspirée d’un poème de Robert Burns (comin thro the Rye, 1782), le champ, c’est le monde parfait de l’enfance, le précipite, la chute dans le monde des adultes. Avatar de Peter Pan, Holden cherche à préserver le territoire de l’enfance éternelle. Mais la mission est impossible, la position mortifère. Pour ne pas être condamné à l’immobilisme et au ressassement, il va devoir accepter de quitter le paisible champ de seigle et de faire le grand saut…  

Dans l’Attrape-cœurs, Salinger a voulu reproduire le plus fidèlement possible le parler des jeunes des années 50 : Holden utilise donc des termes d’argot, des structures agrammaticales, de nombreuses expressions idiomatiques… Le roman a d’ailleurs subi une période de censure du fait de cette langue si particulière (interdiction de l’enseigner ou de le mettre à disposition dans les bibliothèques). Pourtant, on ne peut que se rendre compte que l’argot n’empêche pas la poésie, comme la naïveté n’empêche pas la lucidité,  comme le rire n’empêche pas les larmes. Dans ce roman, l’adolescence permet de dire le monde avec autant de mordant que de sensibilité. Holden nous entraîne dans un réel tourbillon d’émotions duquel ni lui ni nous ne sortions indemnes. 


L’Avalée des avalés, Réjean Ducharme, 1966 : « Tout est ma bataille » 

L’Avalée des avalés est le premier roman de Ducharme. Il recèle les thèmes clés de son œuvre future (en particulier celui de la perte de l’enfance) et met en place le style à la fois ludique et provocateur qui fait l’originalité de l’écrivain québécois. Le roman a eu beaucoup de succès au Québec et a été nommé pour le Prix Goncourt en 1966. 

Contrairement à l’Attrape-cœurs où l’auteur fait un gros plan sur trois jours de la vie de son personnage, Ducharme retrace huit années de la vie de son héroïne. La narratrice a sept ans quand s’ouvre le récit. Encore enfant, elle vit une vie calme et paisible dans une abbaye sur une petite île du Saint-Laurent. Elle a quinze ans quand il s’achève : en voyageant de New York à Jérusalem, elle a découvert la violence, la guerre et le vice. Comme pour Holden, le passage à l’âge adulte est perçu comme une chute et une dégradation.  

Cependant, Bérénice ne se réfugie pas dans la mélancolie ou la méditation solitaire. Face à la bassesse des adultes et à la violence de la société, elle décide de répondre par davantage de bassesse et davantage de violence. Elle voit le monde comme une guerre perpétuelle, où il faut choisir entre soumettre ou être soumis. Et elle, elle sera celle qui soumet : « voilà ce qu’il faudra que je fasse pour être libre : tout avaler, me répandre sur tout, tout englober, imposer ma loi à tout, tout soumettre : du noyau de la pêche au noyau de la terre elle-même ». Cette image de la déglutition, que l’on retrouve dans le titre, montre que pour survivre, Bérénice ne voit d’autre alternative que de dévorer ce et ceux qui l’entourent. 

Bérénice est désagréable, malsaine, cruelle…. Une véritable anti-héroïne… Mais, la noirceur de son caractère est contrebalancée par la drôlerie et l’originalité de son langage. Calembours, jeux de sonorités, jeux sur des homophonies, mélange de registres de langue, néologismes… Elle crache sa haine du monde avec rage et virtuosité. Aussi détestable que géniale, l’adolescente terrible ne laissera personne indifférent… 

 

A moi seul bien des personnages
, John Irving 2012 : « Me sentir seul, j’en avais l’habitude, mais la haine de soi est bien pire que la solitude »

Ce roman est le treizième du romancier américain John Irving. Avec A moi seul bien des personnages (en anglais, In one person), Irving renoue avec la magie du  Monde selon Garp en réutilisant certains thèmes clés du best-seller paru en 1978 (vocation littéraire, univers de la lutte, identité sexuelle). 

Contrairement à Salinger ou Ducharme, Irving embrasse dans son roman la totalité de la vie de son personnage principal, William (dit « Billy ») Abbott. L’adolescence, si elle n’est pas l’unique période abordée, reste tout de même un centre névralgique du roman. Le narrateur devenu adulte revient sur ces années cruciales pendant lesquelles il a appris à se connaître. A dix-huit ans, Billy est scolarisé à la Favorite River Academy, une école pour garçons du Vermont. Il éprouve ses premiers « béguins » qu’il considère comme des « erreurs d’aiguillage amoureux ». En effet, l’adolescent ressent des désirs aussi divers que nombreux… Il y a  Miss Frost, la bibliothèque aux « seins juvéniles » mais à la carrure solide ; Kittredge, le lutteur aussi beau que cruel ; Elaine, sa meilleure amie ; Martha, la mère de cette dernière… Comment savoir qui l’on est quand on éprouve des sentiments aussi confus ? Et comment assumer ses désirs aux yeux des autres ? 

Le roman se concentre sur la difficulté à trouver son orientation sexuelle, surtout dans une société encore peu ouverte à la différence.  Billy va devoir comprendre que les partitions binaires (hommes / femmes, hétérosexualité / homosexualité) sont bien trop réductrices et doivent être repensées. Pour porter ce discours, Irving fait appel au théâtre et plus particulièrement au théâtre shakespearien. Pourquoi le théâtre ? Parce qu’il s’agit typiquement du lieu du travestissement. Billy va passer une grande partie de son adolescence à jouer un rôle, en dissimulant sa bisexualité. Pour s’assumer, il devra faire tomber le masque. Et pourquoi Shakespeare ? Le célèbre dramaturge anglais a été un précurseur concernant les réflexions sur le genre. Dans ses pièces, il refuse de cloisonner le masculin et le féminin en cherchant au contraire à faire exploser ces catégories. Sur scène, les femmes se déguisent en hommes, les hommes en femmes. Les femmes déguisées en hommes peuvent charmer des femmes, moyen biaisé pour évoquer la question de l’homosexualité… 

La sexualité est partout dans le roman de John Irving. Souvent, elle est abordée de façon très crue comme pour mieux bousculer le lecteur et le mettre face à ses tabous et à ses préjugés. A moi seul bien des personnages retrace avec brio à la fois l’évolution d’un adolescent qui parvient à s’assumer et celle d’une société qui apprend la tolérance. 

 

> L’Attrape-cœurs, J.D. Salinger, Pocket, Robert Laffont, 2002 (éd. originale The Catcher in the Rye, 1951) >> aller sur la fiche du livre >> aller sur la fiche de l’auteur 
> L’Avalée des avalés, R. Ducharme, Gallimard, 1966 >>aller sur la fiche du livre >>aller sur la fiche de l’auteur 
>A moi seul bien des personnages, J. Irving, Seuil, 2013 (éd. originale In One Person, 2012) >>aller sur la fiche du livre >>aller sur la fiche de l’auteur

 

 

 

 

 

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