Avec Robert Musil, Tout réinventer (Seuil), Frédéric Joly nous offre la première biographie en français de Robert Musil. Pendant presque 600 pages, il nous plonge dans la vie et l’œuvre du célèbre écrivain autrichien, une vie et une œuvre qu’il juge inextricablement mêlées. Un travail remarquable qui livre un éclairage révélateur sur l'univers de l'auteur de l'Homme sans qualités.
Robert Matthias Musil naît en 1880 dans l’Empire d’Autriche-Hongrie. Son père est ingénieur en mécanique. Enfant rebelle, rétif aux règles de l’institution scolaire, il est envoyé à l’école militaire d’Eisenstadt. En 1894, il entre au lycée militaire pour jeunes officiers Mährish-Weisskirchen. Son expérience du pensionnat lui inspirera son célèbre roman d’apprentissage Les Désarrois de l’élève Törless. Paru en 1906, ce roman retrace le parcours du jeune Törless, scolarisé dans une école militaire privée, à l’époque de la fin de l’empire austro-hongrois. Musil y analyse les rapports ambigus entre les élèves et les questions existentielles que se pose Törless. Le contenu du roman, provocateur et dérangeant, a choqué une partie du lectorat de l’époque. Mais il a en même temps provoqué l’enthousiasme de la critique et encouragé Musil à poursuivre son rêve de devenir écrivain.
Oui, Musil aime écrire mais plus largement, il aime apprendre. C’est un esprit ouvert, curieux, toujours en quête de savoirs. En 1897, il entre à l’Ecole Polytechnique de Brünn et se spécialise en construction mécanique. En même temps qu’il entame une carrière militaire, il étudie la philosophie, la psychologie et lit beaucoup (Kant, Nietzsche, Aristote, Novalis, Baudelaire, Dostoïevski…). Il publie des écrits très divers : des nouvelles, des articles de presse, des pièces de théâtre…
Il travaille aussi à la conception de romans. Sous le titre Travaux préliminaires pour un roman, il commence à réfléchir à la trame de ce qui deviendra l’Homme sans qualités, son texte le plus célèbre.
Musil a vécu dans une période historique particulièrement instable et violente. Lors de la Première Guerre mondiale, il est envoyé comme lieutenant sur le front italien. Cette expérience sera traumatisante : en 1916, il fait une dépression et est hospitalisé.
Après la Première Guerre mondiale, l’Empire austro-hongrois s’effondre. Mais cela fait des années qu’il est à bout de souffle. Il s’agit d’une structure politique immense et datée (créée en 1867) qui ne peut résister à tous les bouleversements de la fin du XIXème et du XXème siècle (montée des nationalismes, conflit mondial...) L’empire est condamné à disparaître et nombreux sont ceux qui le pressentent. Beaucoup d’écrivains du début du XXème siècle témoignent de l’agonie de l’Autriche-Hongrie. Le roman de Joseph Roth, la Marche de Radetzky, paru en 1932, apparaît comme une réelle marche funèbre retraçant la fin de l’Empire. Musil fait donc partie de cette génération d’écrivains hantés par le sentiment de la perte et de la dissolution.
Dans l’entre-deux guerres, avec la montée du nazisme, la situation de Musil se dégrade. S’il avait été nommé conseiller au ministère des armées en 1920, il est rapidement démis de ses fonctions. Les raisons sont nombreuses : il est socialiste et pacifique, ses écrits sont jugés « dégénérés », son épouse est juive… C’est donc le début pour l’écrivain d’une vie de grande précarité. Sans revenus fixes, il passe sa vie à lutter contre les difficultés financières, ce qui l’empêche de se consacrer pleinement et librement à l’écriture. Angoisse, sentiment d’insécurité, manque de temps… Musil développe des troubles psychologiques (dépression, paranoïa) et doute beaucoup de son activité d’écrivain. Dans une lettre, il écrit : « le journal, le roman et tous les tourments imaginables de ma vie d’insuccès, se tordent dans ma tête comme un nid de chenilles. »
L’homme sans qualités, c’est 1700 pages, 2 tomes et un autre inachevé, le roman de toute une vie. C’est un roman mythique, une fresque grandiose, qui a été élevée à la hauteur de la Recherche de Proust ou de l’Ulysse de Joyce.
Pourtant, la rédaction et la publication de ce roman ont été longues et difficiles. En 1923, il a certes signé un contrat avec la maison d’édition Rowholt : celle-ci lui verse un salaire en vue de la publication du roman. Mais le salaire est maigre, versé de façon très irrégulière… Musil n’arrive pas à tenir les délais et retarde sans cesse les dates de publication. Le premier tome finit par paraître en 1930 ; la première partie du deuxième en 1931. Ce roman est accueilli favorablement par la critique ; beaucoup d’écrivains, comme Thomas Mann, voient en Musil un auteur qui marquera l’histoire de la littérature.
En 1939, alors qu’il travaille toujours à la suite de son roman et annonce un troisième tome, il est contraint de s’exiler en Suisse. Ses œuvres sont censurées en Autriche et en Allemagne. Pendant un temps, il cherche à partir aux Etats-Unis pour relancer la publication de ses romans. Mais il meurt en 1942, laissant l’Homme sans qualités inachevé.
L’homme sans qualités dresse le portrait de la bonne société viennoise quelques mois avant le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Le cadre est celui de l’Empire austro-hongrois déclinant, empire renommé la « Cacanie ». Musil dépeint certes la chute de l’empire mais parvient à dépasser l’idée de fatalité. Frédéric Joly insiste sur le fait que Musil se distingue de tous « les prophètes du déclin » en mettant en avant une autre conception de la vie et de l’histoire. Pour Musil, il y a toujours un moyen de dévier le cours des choses, il reste toujours une possibilité de changement.
Le titre du roman nous éclaire sur cette conception de l’homme et de l’histoire. Frédéric Joly l’explique longuement dans sa biographie. Il commence par nous mettre en en garde contre le faux-sens possible autour du mot « qualité ». Chez Musil, la qualité n’est pas prise au sens moderne mais au sens pascalien « d’attribut », sans aucune nuance axiologique. Frédéric Joly l’explique ainsi : « la qualité, par rapport à l’essence, ou à la substance, est en partie le vêtement qui vient recouvrir le vide, le dissimuler. » Dans l’empire d’Autriche-Hongrie déclinant, les hommes cachent leur véritable nature derrière Portrait de Frédéric Joly
des « qualités », des vêtements. Ils dissimulent ainsi le vide de leur être. « L’homme sans qualités » peut donc être vu comme celui qui assume son identité, sans filtres ni subterfuges.
Toujours selon Joly, il existe un autre sens à la qualité, celui d’ « assise, de cohérence interne ». La qualité est ce qui permet de garantir « une certaine stabilité de l’identité personnelle ». L’homme sans qualités est donc celui qui n’est pas défini une fois pour toutes, qui se cherche. C’est ainsi qu’Ulrich, le héros du roman, a pu être défini comme un héros de l’irrésolution. Ce statut d’homme sans qualités est donc une chance : Ulrich cherche à se connaître, à se définir, sans s’enfermer dans une attitude ou un rôle. A la fois instable et libre, il est capable de s’ouvrir au monde.
Le roman est donc pessimiste par sa représentation de la chute d’un monde et de ses croyances mais parvient à dépasser cet aspect sombre et tragique. Derrière la chute et la perte, il y a moyen de se reconstruire, de se réinventer.
Avec l’homme sans qualités, Musil est devenu un écrivain fondateur du XXème siècle. Beaucoup l’ont comparé à Proust. Tout d’abord, les deux auteurs se rejoignent dans leur volonté de mêler réflexion et imagination. Le roman est le lieu pour raconter des histoires mais aussi pour réfléchir, philosopher, expérimenter. On peut parler de dimension essayistique du roman. Pour Kundera, Musil a fait entrer en littérature « l’intelligence souveraine et rayonnante. »
Autre élément caractéristique de l’écriture de Musil, et qui le rapproche de Proust : l’inextricable mélange entre la vie de l’auteur et son œuvre. Il y a une forte dimension autobiographique dans l’Homme sans qualités (comme dans la Recherche). En effet, la plupart des personnages du roman ont des modèles réels. La littérature, pour Musil, est en lien étroit avec « sa » vie, mais plus largement avec « la » vie. La littérature a pour but final d’interpréter l’existence.
Né en 1973, Frédéric Joly a été éditeur pendant dix ans à Paris. Il est l’auteur de nombreuses traductions de l’anglais et de l’allemand, et d’ouvrages de philosophie et de sciences sociales. Il collabore aussi aux pages Idées-Débats du Monde. Avec Robert Musil, tout réinventer, paru chez Seuil en septembre 2015, il offre la première biographie en français de l’auteur.
La construction de l’ouvrage est classique : douze chapitres qui suivent la chronologie de la vie de Musil. Les analyses sont à la fois fines et érudites, mais accessibles à tous même aux non spécialistes. Une réelle invitation à découvrir la vie et l’œuvre de cet auteur complexe et fascinant.
>Frédéric Joly, Robert Musil, Tout réinventer, Seuil
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