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Marc Lambron à l'Académie Française

Aujourd'hui, jeudi 14 avril, Marc Lambron a fait son entrée officielle au fauteuil de François Jacob. Une cérémonie émouvante et brillante. A l'image du nouvel académicien.

Il avait été élu à l'Académie Française en juin 2014 au fauteuil de François Jacob (fauteuil 38). Un peu moins de deux ans plus tard, le 14 avril 2016, Marc Lambron va être officiellement intronisé dans sa nouvelle "famille" quai de Conti. C'est Erik Orsenna qui sera chargé de l'accueillir.

Un auteur éclectique, chic , amateur de "fêtes galantes"

L'Académie a déjà jugé,  en lui accordant au dictionnaire le mot "vaudeville" au dictionnaire, qu'elle accueille un bon élève qui a toujurs aimé l'univers des divertissements et revendiqué les charmes des futilités. Âgé de 59 ans, Marc Lambron, normalien énarque, journaliste-chroniqueur, écrivain à la culture "chic et glam",  fera partie des jeunes recrues. IL s'éétait fait connaître avec L'impromptu de Madrid (Flammarion) en 1998 qui avait donné le tempo de son style : en levé, brillant et léger. Il est l'auteur notamment de Carnet de bal (Grasset),  L'œil du silence (Flammarion-prix Fémina), et Théorie du chiffon (Grasset) ou encore Trésors du Quai d'Orsay (Flammarion). Un peu dandy, Marc Lambron a toujours su lier à merveille son goût pour l'érudition avec les brumes des fêtes galantes, dans la tradition du XVIIIe siècle français.

De nombreuses personnalités présentes

Outre les Académiciens présents sous la Coupole, Marc Lambron avait invité famille, amis et relations. A son image, se mêlaient représentants du monde de la Haute fonction publique, du journalisme et des lettres. Etaient présents notamment Gérard Collomb, Michel Barnier, Gérard Longuet ou Alain Minc ou Jacques Lanzmann, Bernard Pivot et Gonzague Saint Bris, Jean-Marie Périer ou Gérald de Roquemaurel. Côté journalistes, Philippe Labro, Renaud Girard, Eric Neuhoff, Rapahëlle Bacqué, Christophe Ono dit Biot étaient venus écouter leur confrère.

Un discours hommage à François Jacob qui salue le grand homme qui honore l'Histoire

Voici le texte intégral du discours prononcé par Marc Lambron en hommage à François Jacob.

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

« Chacun de nous sait ce qu’est la vie, combien elle est fragile. Chacun de nous en connaît l’infini du possible et la merveilleuse diversité. Chacun de nous sait qu’il n’est pas sur la Terre de bien plus précieux que la vie, que c’est même le seul bien de ce monde. Que transmettre la vie à un enfant est l’acte le plus profond que puisse accomplir un être humain. » Ces lignes datent de janvier 2000 et sont signées François Jacob.

Sans nous y attarder pour l’instant, remontons avec lui vers le mois d’octobre 1965. Cette année-là, une élection présidentielle occupe en France tous les esprits. Churchill est mort en janvier, Albert Schweitzer en septembre. Sur les écrans, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard côtoie Le Corniaud de Gérard Oury. Le prix Goncourt ira à Jacques Borel pour L’Adoration, le prix Renaudot à Georges Perec pour Les Choses. Tandis que des combats font rage au Vietnam, la reine Élisabeth II d’Angleterre nomme les quatre Beatles membres de l’ordre de l’Empire britannique. Chaque samedi soir, j’écoute avec mon père « La tribune de l’Histoire » où s’illustre Alain Decaux. Le jeune ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, apparaît volontiers à la télévision pour commenter les chiffres de l’économie. On s’apprête alors à lancer depuis Hammaguir le premier satellite artificiel français, baptisé Astérix, une fierté de 42 kilos propulsée par une fusée Diamant A. Ce succès scientifique est de bon augure.

Le prix Nobel

Le 14 octobre, la nouvelle tombe sur les téléscripteurs du monde entier : à l’unanimité, le prix Nobel de physiologie et de médecine a été décerné à une équipe de l’Institut Pasteur composée des professeurs André Lwoff, Jacques Monod et François Jacob. Les nouveaux héros de la nation reçoivent aussitôt les félicitations de M. Raymond Marcellin, ministre de la Santé publique, et de M. Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale. Il est vrai que le dernier prix Nobel de médecine français avait récompensé Charles Nicolle en 1928. On dirait le début d’un album deBlake et Mortimer. J’avais alors huit ans, et j’ai vu dans Paris Match les visages des trois savants.

Les équipes de Pasteur

Les journaux français, justement, tentent de mettre des légendes dans la bulle. L’équipe de Pasteur, dont le conseil d’administration est présidé par le professeur Louis Pasteur Vallery-Radot, de l’Académie française, a été distinguée pour ses travaux sur la régulation cellulaire. Des journalistes intrépides s’attachent à expliquer que les découvertes des pasteuriens portent sur l’A.R.N. messager, agent de transmission entre le noyau d’une cellule et son cytoplasme. Et qu’ils ont identifié des gènes opérateurs régulant la fabrication des substances nécessaires à la vie des cellules, les activant ou les inhibant à la façon d’un interrupteur électrique commandant l’arrivée de la lumière. Sans doute, mais encore ? À défaut de réponse clairement intelligible par tous, l’attention du grand public se tourne alors vers les savants eux-mêmes.

Chef du service de physiologie microbienne, André Lwoff est un enfant de l’immigration russe, né en 1902 dans une ville de l’Allier où son père dirigeait un hôpital psychiatrique. Il a soixante-trois ans.

Chef du service de biochimie cellulaire, Jacques Monod est le fils d’un peintre, quoique daltonien, et a servi dans l’armée de Lattre. Violoncelliste de très bonne tenue, ce protestant aime l’alpinisme et la voile, avec la coquetterie de la distraction : tel Tryphon Tournesol, il lui arrive de répondre « allô » quand on frappe à la porte. Il a cinquante-cinq ans.

Chef du service de génétique cellulaire, professeur au Collège de France depuis 1964, François Jacob est grippé le jour où le télégramme arrive de Stockholm. Des photos de famille le montrent dans un appartement donnant sur les jardins du Luxembourg, avec sur les murs des tableaux peints par le maître de maison, une nature morte, une vue de la terrasse d’un café, un vieux bonhomme pittoresque. Ce père de quatre enfants écoute des microsillons de Bach, aime aller au cinéma, passe ses vacances à La Tranche-sur-Mer. Il n’a que quarante-cinq ans.

Les intouchables

Le général de Gaulle aurait alors déclaré : « Il y a trois choses auxquelles il ne faut pas toucher : le Collège de France, l’Institut Pasteur et la tour Eiffel. » François Jacob est donc doublement intouchable. Les laboratoires sont les temples de l’avenir, aimait à dire Louis Pasteur, mais Jacques Monod en dénonce devant la presse la vétusté : « Les conditions matérielles sont désastreuses. Nous sommes logés, M. Jacob et moi, dans un grenier exigu et inconfortable où la température atteint 35 degrés pendant l’été. » C’est toutefois sous la neige que leur prix sera remis, le 10 décembre suivant au Concert Hall de Stockholm, aux côtés notamment de Mikhaïl Cholokhov, prix Nobel de littérature 1965. Durant la soirée de gala, les trois chercheurs dansent chacun avec la princesse Christina de Suède. « La recherche est un jeu, les savants sont comme les enfants, ils aiment gagner et comme eux être récompensés », s’enthousiasme André Lwoff, tandis que la France plonge en pleine affaire Ben Barka.

Ce rite, comme d’autres, pourrait être placé sous le signe de la pérennité. En 2014 encore, deux Français, Patrick Modiano et Jean Tirole, étaient distingués par l’Académie suédoise. Quelque chose pourtant attire l’attention, qui ne pourra jamais se répéter. Ce sont les titres de guerre des trois savants. Lwoff est médaillé de la Résistance et officier de la Légion d’honneur. Monod, décoré de la croix de guerre 1945 et de la Bronze Star Medal, est également officier de la Légion d’honneur. Jacob, le plus jeune, est compagnon de la Libération, commandeur de la Légion d’honneur, titulaire de la croix de guerre avec cinq citations, décoré de la médaille coloniale avec agrafes « Fezzan-Tripolitaine » et « Tunisie », porteur de l’insigne des blessés militaires. L’année 1965 s’achève. Cette saison-là, les jeunes chanteurs populaires semblent d’humeur nocturne. Salvatore Adamo chante La Nuit. Johnny Hallyday entonne Quand revient la nuit. Françoise Hardy susurre La nuit est sur la ville. Se pourrait-il pourtant que ce mot, « nuit », n’ait pas exactement la même acception, la même résonance, le même écho de mémoire pour les savants couronnés et leurs cadets insouciants ? Qu’est-ce que la nuit en 1965 ? Nous y reviendrons.

La naissance à Nancy

François Jacob est né le 17 juin 1920 à Nancy, fils de Simon Jacob et Thérèse Franck. Son grand-père maternel, Albert Franck, Lorrain de souche modeste, est entré à Polytechnique, a combattu comme officier d’artillerie en Orient, avant de devenir le premier Français juif atteignant le grade de général de corps d’armée. Escrimeur, flûtiste, amateur de romans, ce bretteur est aussi un homme du Livre. Pour lui, écrira son petit-fils, on était juif comme on est « brun, ou grand, ou bourguignon ». Infirmière en 1914, la mère de François Jacob est entrée dans une famille plus pieuse.

Simon Jacob, père de François, s’occupe de biens immobiliers dans une petite affaire familiale du quartier des Ternes. Respectueux des lois et des gens, détestant l’arrogance et ceux qu’il appelle « les officiers de cavalerie à particule », cet homme, néanmoins sujet à des colères inopinées, vote toujours pour Blum ou Herriot. Comme son fils, il vivra nonagénaire.

Une enfance à la plaine Monceau

L’enfant Jacob se demande si les enfants naissent d’un baiser. Des décennies plus tard, le grand biologiste aura acquis quelques notions sur le sujet. À la synagogue, il s’étonne, dira-t-il, de voir les hommes s’agiter tels des diables, saluer les dames, bavarder comme on lui interdit de le faire en classe. Il caresse déjà l’idée qu’il existe un monde parallèle donnant de « la profondeur au vivant ». Son adolescence, ce sont les marronniers de la place Malesherbes, la rotonde du parc Monceau, le sombre bâtiment du lycée Carnot. Il y échange des horions avec des jeunes militants de l’Action française, tout en caressant une vocation : il sera médecin. C’est à ce moment que la maladie frappe sa mère. « Brusquement, écrira-t-il, elle avait ce que je ne lui avais encore jamais connu : un âge. » La drôle de guerre arrive. Madame Jacob s’éteint au début du mois de juin 1940 avec la France qui meurt.

Son fils est déjà en route vers celle qui résiste. Le 17 juin 1940, date de la demande d’armistice et jour de son anniversaire, il roule vers Saint-Jean-de-Luz. Le 21 juin, trois jours après l’appel du général de Gaulle, qu’il ne peut entendre, le garçon de vingt ans trompe le service d’ordre pour embarquer à bord du Batory, un navire évacuant vers l’Angleterre des troupes polonaises. Sans le connaître, un autre insoumis, Maurice Schumann, use du même stratagème sur le même bateau. La terre de France où repose la mère de François Jacob s’éloigne avec sa jeunesse. Cinquante-sept ans plus tard, passant d’un fond de cale à une Coupole, c’est ce même Maurice Schumann qui le recevra dans votre Compagnie.

Le départ à Londres

Alors c’est Londres.

En juillet 1940, quatre mille hommes, composés pour l’essentiel des unités revenues de Norvège avec le général Béthouart, sont regroupés dans le camp d’Aldershot. Un jour, on annonce une inspection du général de Gaulle. S’avance alors un personnage qui frappe le jeune homme, dit-il, par sa solidité de pilier gothique. François Jacob raconte : « Il parla. Il fulmina. Il tonna contre le gouvernement Pétain. Il dit les raisons d’espérer. Il prophétisa. Il brassa le monde, les armées, les forces, les peuples. » À cette heure, les premiers Français libres ont trouvé leur homme. Ils sont à l’âge où l’on ne sait pas que les actes deviendront légende.

Dès le 1er septembre 1940, François Jacob prend part à l’expédition de Dakar. Cette équipée navale tournant à la déroute, le voici en octobre à Brazzaville, où les tirailleurs africains défilent au son deVous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine devant le pilier gothique lui-même, le général de Gaulle re-matérialisé dans toute sa raide splendeur. C’est le début de l’épopée de Jacob l’Africain.

Le rivage des Syrtes

Pour commencer, le jeune homme découvre le rivage des Syrtes. Après quelques mois à Fort-Archambault, il se voit affecté en février 1942 au petit poste tchadien de Mao. On lui a refusé l’intégration dans une unité combattante. Seul médecin dans un territoire grand comme plusieurs départements français, François Jacob combat d’abord des fièvres et des escarres, pratique une trépanation périlleuse et, muni du Manuel du méhariste, s’initie à la locomotion par dromadaire. Mais c’est à dos de zébu qu’il entre à Fort-Lamy pendant l’été, affecté enfin à une compagnie de marche. Le voici en route vers le Tibesti avec ses camarades, coloniaux chevronnés, guerriers Sara, jeunes évadés, militaires de carrière ou planteurs, anciens combattants de France et de Norvège. Les camions roulent au long d’éboulis de galets lunaires. Les visages sont protégés par des chèches, on tire de l’eau des guerbas, ces peaux de bouc amarrées aux ridelles. Dans le Fezzan, les Italiens reculent devant ces soldats galvanisés par Leclerc. À Tripoli, la jonction se fait avec la 8e armée britannique qui s’apprête à attaquer la ligne Mareth, les Français venant en appui sur l’aile gauche.

Le départ en Tunisie

Mars 1943, Sud tunisien, Ksar Rhilane, premier choc avec les troupes allemandes. Des clochards du désert contre les blindés de l’Afrika Korps. Quand ses camarades sont crispés sur leurs armes, François Jacob ne serre qu’une boîte à pansements. Les chars allemands approchent dans un fracas de chenilles, Messerschmitt et stukas piquent et mitraillent plusieurs fois. Il faut tenir. Soudain, telle une cavalerie de western, quarante Spitfire et Hurricane surgissent à ras du sol, remontent en chandelle pour fondre sur les chars, forçant l’ennemi à la retraite. François Jacob songe à cette étrange circonstance qui voit des jeunes gens venus d’Allemagne, d’Angleterre et de France s’entretuer sur une terre étrangère.

Quelques jours plus tard, dans le djebel Matleb, les combattants de la force L chargent baïonnette au canon. Blessé le 10 mai 1943 dans le djebel Marci, François Jacob n’accepte de quitter la ligne de feu que le 11 au matin, s’étant assuré qu’un officier de santé va le remplacer. Tunis étant bientôt libérée, c’est vers la métropole que se tournent les espoirs.

Direction l'Angleterre

En avril, le jeune médecin vogue vers l’Angleterre avec un détachement précurseur de la 2e DB. Le Débarquement est imminent. Du 6 juin 1944, il écrit que cette date lui fit sentir que l’Histoire avait fini par ressembler au rêve. Mais ce rêve allait se briser pour le relancer vers une autre vie.

Le 1er août 1944, François Jacob revient en France comme il l’avait quittée quatre ans plus tôt : en passant par l’Océan. Compagnie médicale de la 2e DB, rattachée à l’armée Patton. Voici les petites routes bordées d’arbres en fleurs et les verres de cidre dans les cours de fermes. Mais la guerre n’est pas finie. Le 8 août, en route vers Le Mans, ville où son grand-père avait exercé un commandement militaire, la colonne de véhicules de François Jacob est prise sous le feu des Junkers. Les hommes sautent dans un fossé, mais un jeune lieutenant reste étendu à découvert, frappé par un éclat de bombe. Comme le médecin Jacob se prodigue auprès de lui, les avions reviennent. « Ne me laisse pas », dit l’officier blessé. Alors que François Jacob, qui aurait pu regagner le fossé, le couvre de son corps, il ressent soudain un choc violent au côté droit. Il se réveillera dans une ambulance pour apprendre que le lieutenant n’a pas survécu.

Médecin et blessé

Nous voici devant une nouvelle incarnation, un autre avatar du sujet Jacob : cet oxymore qu’est un médecin blessé. L’homme qui s’avançait en première ligne sans tirer un coup de feu, mais s’exposait autant que ses camarades aux rafales de l’ennemi, se retrouve, dit-il, « cloué sur un lit comme un hanneton sur le dos ». Le bras droit et tout le thorax enserrés dans un plâtre, la jambe droite et le bassin dans un autre. Il a vingt-quatre ans, et une soixantaine d’éclats d’obus dans le corps. Ce sont alors sept mois au Val-de-Grâce, des opérations et des handicaps qui s’enchaînent en le privant de l’espoir d’être un jour chirurgien. La guerre s’achève, il faut se réinventer une vocation. Il hésite. Sera-t-il journaliste ? acteur ? banquier ? Tentera-t-il le concours de l’ENA à peine créée ? De son propre aveu, trois pages d’un manuel de droit administratif suffisent à l’en dissuader.

Destin de chirurgien contrarié

De guerre lasse, tout en sachant qu’il ne pourra jamais accéder aux salles d’opération, François Jacob achève son doctorat en médecine, pour l’honneur. Une fois de plus, serait-on tenté de dire, car ces mots le résument déjà : pour l’honneur. Et puis il apprend qu’un organisme au statut vague, le Conseil national de la pénicilline, vient d’être fondé pour tenter de produire en France ce nouvel antibiotique dont les Anglo-Saxons refusent de céder le brevet. Le voilà engagé dans une industrie biologique en gestation. Il s’y sent déplacé, ignorant. Mais rencontre un soir, à un concert où l’on donne des suites de Bach pour violon et clavecin, une jeune fille lumineuse dans sa robe verte à dessins noirs.

La pianiste Lise Bloch, qu’il épousera quelques mois plus tard, sera la mère de ses quatre enfants, Pierre, les jumeaux Odile et Laurent, Henri. Et lumineuse elle restera sa vie durant.

François Jacob sent alors qu’un certain remue-méninges, selon son expression, s’annonce aux confins de la génétique, de la bactériologie et de la chimie, autour de la question de l’hérédité. Le professeur Tréfouël, alors directeur de l’Institut Pasteur, par ailleurs ami d’enfance de Louis Aragon, lui offre une bourse de recherche. Mais dans quel laboratoire travailler ? Éconduit plusieurs fois par André Lwoff, un pasteurien de haut vol, François Jacob s’entend finalement questionner : « Cela vous intéresserait-il de travailler sur l’induction du prophage ? » L’apprenti biologiste, qui ignore tout du sens de ces deux mots, répond : « C’est juste ce que j’aimerais. » Le voilà recruté, même si, dira-t-il plus tard, « je n’aurais sûrement pas accepté dans mon service un individu dans mon genre ».

Science et syntaxe

Mesdames et Messieurs de l’Académie, voici venu le moment où, même si l’on compte dans vos rangs quelques scientifiques éminents, vous pourrez constater que vous n’avez pas recruté en ma personne un spécialiste de l’induction du prophage. Au point que, apprenant mon élection en juin 2014, mes trois enfants proposèrent de m’offrir un cahier de vacances avec exercices de S.V.T. – sciences de la vie et de la terre. À ma décharge, un littéraire qui s’est intéressé à la prosodie de Gongora ou à la syntaxe de James Joyce a tout de même inscrit à son passif quelques délits de complexité.

La découverte et les complexités de la vie

Mais de quoi parlons-nous ? Eh bien, nous allons parler des rapports entre les bactéries et la reine d’Angleterre. C’est une façon d’évoquer ce qui fit la signature de François Jacob dans l’ordre de la science et de la découverte. Un biologiste aurait tendance à dire que l’homme, c’est du vivant qui a conscience de sa propre mort et peut, à la différence d’autres espèces, analyser les composants moléculaires de son propre organisme. Un esprit littéraire en retiendra que, autant qu’une théorie générale de la vie, la biologie moderne est comme l’autobiographie au microscope d’un être composé de cellules.

Ce qui m’a requis en découvrant la figure du grand biologiste, ignorant que j’étais des complexités de la vie enzymatique, c’est la cristallisation en sa personne d’un état mouvant du savoir qu’il contribua à renouveler. C’est un Jacob à la fois dedans et dehors, un Jacob épistémique, un Jacob contingent mais inscrit. « Je suis moi et ma circonstance », aimait à dire Ortega y Gasset. Puisque François Jacob fut de sa circonstance comme Pasteur avait été de la sienne, on peut tenter de cerner ce qu’il est permis d’appeler « le moment Jacob ».

Un jeune médecin qui débutait en 1950 dans un laboratoire de l’Institut Pasteur se trouvait au cœur d’une problématique alors brûlante : le décryptage de la molécule. Autrement dit, cette idée que les propriétés des êtres vivants doivent nécessairement s’expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Six ans plus tôt, en 1944 – au moment même où François Jacob souffrait sur son lit du Val-de-Grâce –, Oswald Avery identifiait aux États-Unis le support de l’hérédité, baptisé A.D.N. En 1953, Crick et Watson décryptaient la structure moléculaire de l’A.D.N., ce qui leur vaudra le prix Nobel de médecine en 1962.

Comme dans un roman de David Lodge, on est là dans un univers de quelques dizaines d’individus sur la planète, chercheurs et universitaires qui se connaissent tous, unis par des rapports d’émulation parfois jalouse mais de nécessaire complicité, lâchés tels des enfants dans un jardin pour la chasse aux œufs de Pâques. À ce stade, j’espère d’ailleurs que d’autres enfants, les miens, me donnent déjà sur la foi de mes efforts la moyenne en S.V.T.

Un regard s’affine à proportion des instruments qui le soutiennent. Le microscope électronique permit de passer de l’étude de la cellule à celle des molécules qui la composent. Sur les dix prix Nobel de physiologie et de médecine ayant couronné des généticiens depuis 1901, huit furent décernés entre 1955 et 1965. C’était alors la science chaude, la décennie du bonheur héroïque. À cette époque, les bactéries se recommandaient comme les meilleures souris de laboratoire : en quelques heures, on peut obtenir à partir d’une seule d’entre elles une population homogène de quelques milliards d’unités. Plus tard, François Jacob se défendra d’avoir été, selon son expression, un « gourou du sexe bactérien », et s’amusera de la zoophilie expérimentale des scientifiques, ainsi décrits par lui : « fanatiques de l’oursin », « enthousiastes de la grenouille », « fervents du poulet », « passionnés de la souris ».

Le face à face entre les chercheurs et les microbes

La biologie pourrait d’ailleurs s’envisager comme le face-à-face entre deux tribus, celle des chercheurs et celle des microbes, la victoire restant souvent indécise. Comme le notait Jean Rostand : « Les théories passent, la grenouille reste. » Avec un humour anglais, François Jacob pouvait quant à lui inférer de ses partouzes bactériennes quelques maximes sentimentalement froides, comme celle-ci : « La reproduction est assurée chez l’homme par un organe dont un individu ne possède jamais que la moitié, ce qui l’oblige à dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour trouver une autre moitié. »

Toujours est-il que 1965 sonna l’heure du Nobel. De manière imagée, Jacques Monod comparait leur découverte à une gare de triage. Personne n’avait encore établi comment, à la façon d’une unité tutrice faisant varier la circulation des trains selon les horaires et les destinations, des mécanismes d’autorégulation permettent de satisfaire les besoins variables de la vie cellulaire.

L’intéressant est que François Jacob, qui travailla plusieurs décennies au-delà de cette découverte, put mesurer combien elle entrait dans le mouvement général de la nouvelle science. Des livres tels que Le Jeu des possibles ou La Souris, la mouche et l’homme en portent témoignage. Ce qui se dessinait déjà au milieu des années 1960, c’est une dialectique entre la diversité et l’unité du vivant. Dans ses essais, dans ses conférences, il aimera à se faire l’historien de ce passage, qui fut le sien. Toujours le moment Jacob.

La politesse de l'intelligible

Cet homme de science cultivait la politesse de l’intelligible, l’art de cristalliser en métaphores simples les découvertes les plus complexes. Il rappelait volontiers ceci : la croyance commune fut longtemps, et encore au vingtième siècle, que les molécules des différents organismes étaient différentes. Autrement dit, que les chèvres avaient des molécules de chèvre et les escargots des molécules d’escargot. Or, il est désormais établi que certaines molécules sont les mêmes chez tous les êtres vivants. Imaginons un bloc de marbre, disait François Jacob : selon son inspiration, le sculpteur peut façonner une danseuse, un lion ou une gorgone, mais ce sera toujours le même marbre. Comme un petit nombre de fragments d’A.D.N. suffit à former un nombre considérables de gènes, l’ensemble du monde vivant ressemble à un Meccano géant, les mêmes pièces pouvant être agencées selon des combinatoires quasi infinies. Son ami Jacques Monod aimait ainsi à rappeler que ce qui est vrai pour la bactérie l’est aussi pour l’éléphant, ou pour votre belle-sœur.

Si Darwin nous avait mis en cousinage avec les grands singes, la biologie moléculaire a ainsi établi que nous sommes tous parents de la reine d’Angleterre, mais aussi de diverses bactéries moins titrées. Cela compose une famille. Le paradoxe de la biologie moderne étant que, en décrivant des raboutages, des jeux de segments, des séquençages, des boucles, des opérations fractales, elle a démontré l’unité du vivant.  

Une autre conséquence est éthique. Même si un microscope n’est pas doté d’une conscience morale, la biologie moderne, en établissant que les différences procèdent chez les hommes d’un matériau génétique commun, est spontanément antiraciste et rejoint les maximes d’un humanisme égalitaire. En un sens, le Prix Nobel 1965 était né en 1789 : deux siècles après, le petit cirque de bactéries savantes de monsieur Jacob vint confirmer l’esprit des Lumières. On le vit dès l’affaire Lyssenko, lorsque l’idéologie soviétique voulut scinder l’approche du vivant en opposant science bourgeoise et science prolétarienne. À Brno, on arracha les pois qui avaient servi aux expériences de Mendel sur l’hérédité. À Budapest, on détruisit des mouches drosophiles en grande cérémonie. Des biologistes récalcitrants furent envoyés en camp. Le Parti voulait avoir autorité sur la science et les cellules. Toutes les cellules.

Ethique et science

Les pasteuriens ne s’y laissèrent jamais prendre, et le firent savoir. L’éthique de la science trouve son bonheur dans la vérité. Comment ne pas relever que la figure de François Jacob se rattache ainsi, par son universalisme même, à un lignage français ? C’est en 1751 que commence à paraîtreL’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Une ouverture de perspective a lieu là. L’universalisme français, c’est une volonté d’exploration éclairée du monde, entre les voyages de Bougainville et les explorations de Dumont d’Urville, tandis que Louis XVI lui-même demandait le matin de son exécution : « Avons-nous des nouvelles de M.  de La Pérouse ? » Cette volonté s’allie intrinsèquement à la philosophie des Lumières, qui postule l’universalité des droits et pose la liberté en principe inconditionnel.

Il s’agit bien là de cette « certitude de la vérité rationnelle » que Hegel déclarait « admirable » dans la pensée française. Historiquement, elle ambitionne d’épuiser la diversité du monde pour compacter l’univers en dictionnaires et en planches. Depuis le xviiie siècle, cela n’a pas cessé, voyages de découvertes, explorations, entomologie et botanique, zoologie et géographie, ivresse de la variété, navires chargés de savants. Bonaparte, dans son expédition d’Égypte, recherchait la gloire autant que le savoir : le glaive soutenait le livre. En François Jacob, cent cinquante ans plus tard, c’est encore le combattant qui rejoignit le chercheur.

Une oeuvre fondatrice de scientifique-écrivain

François Jacob nous a laissé plusieurs beaux livres, et deux grands livres : La Logique du vivant et La Statue intérieure. Ces ouvrages utilisent, eux aussi, deux ciseaux différents pour attaquer le même bloc de marbre. Paru en 1970, La Logique du vivant adopte la forme de l’essai ou du traité. Le livre fit événement et fut assez vite regardé comme étant à la biologie ce que Les Mots et les Choses de Michel Foucault sont à l’archéologie des savoirs. En 1987, La Statue intérieure revêt la forme d’une autobiographie. Tel le Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, c’est un magnifique livre de scientifique-écrivain qui retrouve l’esprit butineur des itinéraires de Jean-Jacques Rousseau, mais avec l’ironie alerte et parfois assombrie du Michel Leiris de L’Âge d’homme.

Ces deux optiques se rejoignent pour approcher la logique de la découverte, ce que François Jacob appelait « la science de nuit ». Ah ! revoilà la nuit. La science de nuit, ce sont ces états fécondateurs et troublés où une intuition cherche son issue, entre ivresse et veille de l’esprit. François Jacob parle de l’expectative et de la ferveur du savant, de la chance de trouver ce que l’on n’attend pas, d’une sorte de Terre promise. Passion, visions saugrenues, incertitudes lancinantes. On attendait un laborantin, on trouve un dostoïevskien.

Il aurait sans doute fait son miel et sa hantise de cette phrase de Paul Valéry, qui occupa avant lui ce fauteuil 38 : « Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles. »

Racontée par François Jacob, la science de nuit peut revêtir des aspects débridés, délirants, sauvages – ce sont là ses propres adjectifs. C’est toujours l’attente des résultats de la veille, le soin apporté à l’expérience du jour, l’incertitude transformée en espoir. « Mon anxiété, résume-t-il, j’en avais fait mon métier. » Le grand biologiste se prévalait volontiers d’une éthique du bricolage, où les manipulations de laboratoire faisaient écho aux aléas du vivant. Il aimait à dire que la recherche scientifique ressemble à la contemplation de la mer. Un jour, une vague survient qui ira plus loin, plus haut que les autres. Le savant est l’homme qui attend, et reconnaît cette vague.

Chroniques de la jubilation à vivre

Mais comme il n’est pas de grande passion sans les gestes du quotidien, François Jacob est aussi le chroniqueur d’une forme de jubilation à vivre, du bonheur trouvé dans les actes simples d’un métier qui deviendrait son destin. Plaisir d’arriver tôt le matin au laboratoire par les trottoirs mouillés de la rue Falguière. Impression, comme à Londres en 1940, d’avoir trouvé la bonne adresse. Séminaires dans des petites pièces mansardées. Préparation minutieuse et quotidienne des cultures bactériennes. Un univers où chaque microbe a son spécialiste, son propagandiste, son avocat. Communications enflammées entre spécialistes internationaux de l’adaptation enzymatique, un tout petit monde. Palabres sur la guerre froide et les chances qu’a l’humanité de survivre. Descente annuelle dans la crypte de l’Institut Pasteur pour une cérémonie idolâtre devant le mausolée néo-byzantin du fondateur, élu à l’Académie française en 1881. Cris des singes accrochés aux barreaux des cages de l’animalerie. Sentiment que certains essais sur des souches virales ressemblent à une patrouille de guerre sondant les lignes adverses. Nourritures insolites – queue de caïman ou filet de serpent – cuisinées par des confrères américains sur un bec Bunsen. Mélange fréquent chez les biologistes, note François Jacob, d’infantilisme dans les choses de la vie et de maturité dans celles de la science. Curieuse conviction que l’on se livre à des opérations déductives comparables à celles d’un détective dans un roman de Raymond Chandler. Expériences baroques où l’on organise lecoïtus interruptus de bactéries dans un mixeur à purée. Jalousies fécondes ainsi résumées par André Lwoff : « Ce qui rend pénible le métier de chercheur, ce sont les découvertes des autres. »

Le XIXe siècle nous a légué le profil du chercheur-prophète qui peut éclairer le futur. Comme l’écrivait Anatole France, qui occupa lui aussi ce 38e fauteuil : « L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. » Le mythe de la découverte-éclair, de l’Euréka, n’a cessé de hanter les imaginations. Ce lieu commun n’est pas dénué de pertinence. François Jacob raconte ainsi qu’en regardant avec son épouse un film assez ennuyeux dans une salle obscure il réalisa soudain que deux sortes de travaux en cours, la recherche sur la lysogénie avec André Lwoff et celle sur la biosynthèse induite d’enzyme avec Jacques Monod, n’étaient en fait que deux aspects d’un même phénomène, ce qui fut assez vite confirmé en laboratoire. C’est d’ailleurs un crédit que l’on peut faire à une partie du cinéma français : les mauvais films ont la vertu de faire penser à autre chose.

Une vie comme une fresque cinématographique 

La vie de François Jacob, elle, pourrait en son début faire songer à une grande fresque cinématographique des années 1960, réalisée par David Lean et mise en musique par Maurice Jarre. Ce docteur Jivago du Tchad avait des aspects de Lawrence d’Arabie. Mais, par d’autres aspects, elle évoque ces films d’Alain Resnais où la science devient existentielle, tels Providence ou Mon oncle d’Amérique. Pour les femmes et les hommes de mon âge, la leçon est saisissante. Car l’on ne peut parler de François Jacob sans crever les ballons de la défausse, tant il invite chacun à se situer, c’est-à-dire à se regarder.

Au miroir du passé, nous fûmes ces jouvenceaux des années 1970 auxquels les tragédies précédentes apprenaient que les idées peuvent conduire à la noblesse autant qu’à l’infamie. J’ai toujours suivi des yeux ceux de mes aînés qui alliaient la considération éclairée du passé aux interrogations ferventes sur le présent. Nos vies sont faites d’encre et de dette. Le voyage fait le récit, mais le récit est un voyage. Les étranges agitations de protozoaires familières aux biologistes, nous les retrouvions dans les jeux de lumière gélatineux des concerts de musique planante, quand des nymphes sous opiacés nous promettaient un paradis en sandales. C’était vers 1975. Dix ans plus tard, Wall Street régnait. On pourra déplorer que dans ses élites, une partie de ma génération ait abjuré le surmoi littéraire au profit des attraits du lucre. Le Dow Jones aura supplanté la chartreuse de Parme. Nous aurons pris la France pour un budget quand elle représente une Histoire.

"Nous sommes tous des locataires"

De cette génération, je partage la plupart des échecs et quelques-unes des vertus. Mais quand une époque a été ravagée par l’amertume de l’argent, comment ne pas se tourner vers des visages qui nous lèguent d’autres espoirs ? François Jacob ne connaissait pas seulement la génétique de la rainette. Notoirement désintéressé, il savait qu’en république l’excellence se dissocie du patrimoine. La fortune séculière n’est pas l’héritage de l’esprit. Et il y a une sacralité du studium qui élève une société au-dessus d’elle-même.

À Paris, en suivant les quais de la rive gauche, on peut tomber sur le palais de l’Institut. La curiosité porte à s’y aventurer. En y entrant, on éprouve un sentiment de reconnaissance envers ces figures qui nous disent combien le temps révolu a rendu le monde habitable. Il est des maisons qui nous précèdent et nous survivront, ce qui oblige et rend modeste à la fois. Nous sommes des locataires : on succède, on nous succédera. Il nous incombe de transmettre un monde aussi civilisé que nous l’avons trouvé lors de la prise de bail.

En ces temps où l’idée de nation revient comme un refoulé, il n’est pas inutile de reconsidérer nos exceptions. La France est probablement l’unique pays au monde où des écrivains, des scientifiques, des philosophes, des élus du peuple, des prélats, des hommes de loi se côtoient dans une société de pensée fondée il y a bientôt quatre siècles. On doit cette anomalie remarquable au cardinal de Richelieu, dont il convient ici de saluer la mémoire.

Héros de la France libre

Arrêtons-nous aussi un instant pour saluer celle du chef de la France libre. François Coulet, qui fut chef de cabinet du général de Gaulle à Londres, puis premier commissaire de la République de la France libérée, a raconté ceci. C’est un jour du printemps 1942, et l’homme du 18 Juin est morose. Après le déjeuner où le Général a très peu parlé, soudain, sur le trottoir de gauche de Saint James, avant d’arriver aux bureaux de Carlton Gardens, il lâche : « Voyez-vous, Coulet, le plus beau métier, c’est d’être bibliothécaire. » Un peu étonné, François Coulet lui confie que son père, grand universitaire, s’était vu offrir la direction de la très belle bibliothèque du palais Bourbon. « Oh non ! répond le Général, pas une grande bibliothèque comme ça, non, un poste de petit bibliothécaire dans une petite ville en Bretagne. Ah ! quelle belle vie, on est là, on lit tout ce qu’on veut avec une grande tranquillité et puis à soixante ans, brusquement, on est pris de frénésie et on pond une plaquette de quatre-vingts pages : “ Madame de Sévigné est-elle passée par Pontivy ? ” Et alors là on embête tout le monde, on se dispute avec le chanoine qui prétend que non, eh bien, croyez-moi, Coulet, c’est la plus belle vie. »

La noblesse de l'interrogation

J’aurai bientôt l’âge de me disputer avec le chanoine. Toutefois le général de Gaulle, qui aurait mérité autant que Churchill le prix Nobel de littérature, savait, pour reprendre une formule de son ministre André Malraux, que toute bibliothèque « est l’héritage de la noblesse du monde ». Quand la vie chancelle, le secret des hommes s’inscrit dans les livres. La vraie noblesse, elle est dans l’interrogation et le voyage.

Comme beaucoup d’entre nous, je suis né assez tôt pour avoir côtoyé des combattants de la génération de François Jacob, et ai vécu assez tard pour connaître maintenant le temps où ils entrent dans l’Histoire. Pourtant je les ai croisés vivants. Je revois Alban Vistel, silhouette discrète dans un cercle de la place Bellecour, un soir des années 1960 à Lyon. Je me souviens de Claude Bouchinet-Serreulles un jour de 1997, racontant comment il avait échappé à la rafle de Caluire où tomba Jean Moulin, parce qu’il s’était trompé de colline et de funiculaire. Je revois Jean Kahn et Pierre Bockel, et près de moi Bernard Simiot et les frères Missoffe. D’autres encore.

Jamais je n’ai pu me départir à leur endroit d’un sentiment étrange. Ces hommes arrivés étaient prêts à repartir. Il y avait en eux la fantaisie d’une virilité adolescente, des silences entendus, comme le souvenir d’un effroi qui les avait pour toujours ancrés dans la vie. Tels des Orphée en battle-dress, ils étaient allés de l’autre côté.

C’était le temps de mon enfance. Le général de Gaulle n’avait pas des « followers », mais plutôt des compagnons. L’éloge complaisant du déprimisme ne tenait pas lieu de littérature. La cendre des incandescences religieuses restait tiède. Une des clefs de la France des trente glorieuses, celle où je suis né, était peut-être d’avoir été façonnée par des femmes et des hommes qui faisaient passer leur communauté de destin avant les stigmates de leurs origines. C’est une question d’optique. Comme dans un tableau de Vélasquez, un homme est regardé pour ce qu’il regarde.

Je revois Roland de La Poype, un soir chez mes amis Armanet. L’aviateur de Normandie-Niémen, quatorze victoires homologuées, décollait vers 1943 du terrain de Doubrovka aux commandes de son Yakovleva, groupe de chasse n° 3, quatorze pilotes, cinquante mécaniciens. Il faisait indissolublement équipe avec son mécano Marcel Albert, l’ouvrier métallurgiste de Billancourt, les deux seuls hommes dans la guerre mondiale à avoir cumulé les trois distinctions de compagnon de la Libération, héros de l’Union soviétique et grand-croix de la Légion d’honneur. C’était la France de Lazare Carnot et de Jean Renoir, celle des cheminots de La Bête humaine et des aristos de La Règle du jeu.

La lecture en lumière

C’est encore un autre pilote, Roman Kacew, dit Romain Gary, naturalisé français en 1935, compagnon de la Libération dix ans plus tard, qui l’a souligné : « Nous ne tenions au fond qu’à coup de littérature : entendez par là tout ce que les Français savent raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d’Arc à Napoléon. » Et il ajoute : « Chacun avait dix siècles d’Histoire dans sa giberne. »

Voilà le secret. Ce que le soldat Jacob emportait sur ses épaules, dans son pauvre sac de toile, c’étaient les ombres de Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, La Fontaine et Boileau, La Bruyère et Fontenelle, Montesquieu et Voltaire, Lamartine et Victor Hugo, qui tous furent membres de votre Compagnie. En pénétrant sous cette Coupole, l’enfant juif du quartier des Ternes n’eut qu’à rouvrir sa giberne : il était chez lui. Comme est chez soi celui qui ouvre un livre où chante la langue de France, qui est une langue du monde parce qu’elle a fait le vœu du monde. « Être français, écrivait Witold Gombrowicz, c’est précisément prendre en considération autre chose que la France. »

Transcender la mémoire

Cette autre chose, c’est peut-être une mémoire qui transcende la mémoire. En passant par Londres, l’Afrique, le Levant, l’Italie, la Russie, les vagues de l’Atlantique ou les rades de la Méditerranée, chaque combattant de la France libre, le hobereau et l’ouvrier, le tirailleur de Douala et l’arsouille de Ménilmontant, le croyant et l’athée, aura fait une double expérience qui renvoyait au mythe. Il y a le récit odysséen, chacun de ces guerriers était un Ulysse en son périple loin d’Ithaque, des années durant. Et il y a le destierro, l’exil loin de Jérusalem et de Grenade, chacun était un Juif errant dans l’espoir de la lumière. Affronté à la barbarie, chacun de ces soldats de l’an II, muni d’un armement de fortune, à la fois un gueux et un seigneur, aura vu renaître en lui le profil immémorial des deux voyageurs du Temps, Odysseus et Ahasvérus. Il aura retrouvé le double sillon des grands livres qui nous constituent comme des êtres civilisés dans le combat et dans la foi. C’est le courage qui fixe les stations, c’est l’espoir qui commande le retour.

Confrère et frère

J’ai aimé cette France de l’honneur et de l’égalité, comme j’ai aimé recevoir à quelques jours de mon élection en votre Académie une lettre de Dany Laferrière qui m’accueillait en écrivant : « Dans le mot “confrère”, j’entends surtout “frère” », me rappelant ainsi qu’aux frères disparus peuvent succéder des frères choisis. Sur l’écran des films de Renoir, j’aime autant Pierre Fresnay que Jean Gabin, et Marcel Dalio que Gaston Modot. Ils ont disparu, et ils sont là.

Je crois à la comparution devant les morts. Je voudrais que, là où ils sont, mes grands-parents puissent savoir que je leur suis resté fidèle. Ils ne parleront plus mais je peux les nommer. Robert Lambron, l’officier de spahis qui fut détaché au Deuxième Bureau, et chez qui j’ai lu autrefois des livres qui parlaient de guerre secrète. Pierre Denis, l’ouvrier métallo de la Nièvre, qui avait fait sauter des trains, lisait L’Humanité Dimanche et regardait avec douceur les arbres croître dans son verger.

Nos vies sont des jardins

Nos vies sont des jardins. J’ai aimé Paris parce que les lieux du savoir et de la justice y étaient indissociables de la science des pétales, le cloître du lycée Henri-IV, la cour buissonnante de la rue d’Ulm, les parterres du Palais-Royal. Les fleurs passent pour revenir.

Eloge du doute créatif

Cette vie nous offre sans cesse des saisons, et la littérature des phrases qui disent la perte et l’espoir. À quelques jours de cette cérémonie, j’ai lu ces mots dans le dernier livre de Patti Smith : « Je veux entendre la voix de ma mère. Je veux revoir mes enfants quand ils étaient enfants. De grâce, restez pour l’éternité, dis-je à ceux que je connais. Ne vous en allez pas. » Ma mère est là cet après-midi, une reine du jardin qui fut institutrice et m’a donné la langue française. Aujourd’hui, je la lui rends.

Pendant les semaines où je préparais ce discours, je n’ai pu que tourner autour d’une question qui me paraissait centrale pour comprendre François Jacob : pourquoi cet homme à la conduite si héroïque est-il le même qui s’ingénia à percer les secrets du vivant ? Sans doute la guerre déclencha-t-elle chez lui un vœu de mémoire : expliquer la vie, c’était rendre hommage à ceux qui l’avaient perdue. Connaissant le prix de l’existence humaine, il était enclin à en percer les mystères. Ayant lutté frontalement contre la barbarie, il plaçait son honneur dans l’élucidation, c’est-à-dire dans le doute créatif.

Intelligence souveraine

« Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison », avertissait-il. Et aussi : « J’aime les idées fixes, à condition d’en changer. » François Jacob se voyait comme une succession de personnages différents, presque d’étrangers. Aux hurluberlus qui rêvaient de cloner les Prix Nobel pour obtenir une phalange d’élite, il répondait : « Il ne faut pas connaître les lauréats Nobel pour vouloir les reproduire. »

Tous ses amis le disent : devant la distinction de la parole et de l’être, devant l’élégance des raisonnements, et même dans ses fréquents silences, suprêmement intimidants jusqu’à parfois se faire glaciaux, ils sentaient la présence d’une intelligence souveraine, c’est-à-dire d’un homme qui n’abdiqua jamais sa part d’enfance. C’était un margrave du savoir. C’était un grand-duc de la vie.

Celle qui fut sa dernière épouse, Geneviève Barrier-Jacob, m’a plusieurs fois précisé quelle hiérarchie intérieure il établissait. En tout premier lieu, soldat de l’armée Leclerc, et il y tenait dur comme fer. Ensuite, compagnon de la Libération. En troisième lieu, prix Nobel de médecine. Enfin, grand-croix de la Légion d’honneur. Le reste, Mesdames et Messieurs de l’Académie, venait après.

Les honneurs suprêmes

Ajoutons que trois hommes seulement cumulèrent les dignités de lauréat du prix Nobel et de compagnon de la Libération : Winston Churchill, René Cassin et François Jacob, ce qui est unir, pour une fois, la Grande-Bretagne, le Conseil d’État et l’Institut Pasteur.

Nous sommes presque rendus. Vivant ayant déchiffré le vivant, François Jacob a retrouvé l’ombre des arbres. Des proches m’ont rapporté qu’au crépuscule de sa vie, la biologie occupait moins ses pensées que les réminiscences de la France libre. François Jacob, jusque dans son grand âge, c’était un courage : le réveil de ses blessures, les élancements de douleurs tenaces lui rendaient extrêmement difficile la posture assise. Un courage, mais aussi un charme. Quand on abrite le génie de Pasteur dans l’élégante enveloppe d’un acteur de la Warner, toutes les sidérations sont possibles. Qui était-il, et qui sommes-nous ? Il aurait sans doute ratifié cette phrase de Cioran : « La conversation n’est féconde qu’entre esprits attachés à consolider leurs perplexités. » Non sans humour, et le sien pouvait être incisif, il aimait à dire que nous constituons un redoutable mélange d’acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines.

Génétique et littérature

Peut-être l’Académie française fut-elle l’un de ses laboratoires. En entrant dans votre Compagnie, François Jacob prit place dans un aquarium accueillant, selon la description de Jean Cocteau, « quarante sirènes à queue verte et à voix mélodieuse » qui le portèrent sans doute à réviser sa classification des espèces. La science est un vertige. Elle nous apprend, par exemple, que dans le temps de la présente séance, sous la voûte de ce vaisseau spatial dessiné par l’architecte Le Vau, la vitesse de la Terre nous aura fait parcourir 30 kilomètres par seconde, soit une cérémonie couvrant 216 000 kilomètres en deux heures, ce qui peut rendre immodeste, d’autant que l’on reste assis.

J’ai tenté de m’avancer avec modestie, mais debout, vers un homme que beaucoup ici connurent et dont je ne ferai jamais qu’effleurer le mystère. Emmanuel Berl évoquait en 1969 « la vitesse fulgurante de la génétique par rapport à celle de la littérature ». Comment, parfois, ne pas se sentir gourd ? François Jacob nous fait mesurer le privilège perdu d’avoir vécu dans une société où l’on côtoyait des héros. Il fut un professeur d’éblouissement devant le miracle du vivant. Et sa vie propose une réponse en acte à la lancinante question nietzschéenne : « Qu’est-ce qui est noble ? » Plus que jamais, elle nous reste posée.

Voyageur de l'intelligence

Je sais aujourd’hui, Mesdames et Messieurs de l’Académie, à quel fauteuil vous m’avez élu. Les honneurs octroyés peuvent éveiller en chacun des émotions diverses, mais mon sentiment est le suivant : je vous sais gré d’avoir adressé un signe à un ancien petit garçon de province qui aimait les livres. C’est lui surtout qui vous remercie. Le temps des premières lectures est derrière nous : c’est-à-dire qu’il est devant nous. Il sera espéré autant qu’il a été hérité. Dans le labyrinthe du temps, j’ai rencontré un homme qui se nommait François Jacob. Je peine à le quitter.

Ce voyageur de l’intelligence a distillé de lui-même quelques images, celles que l’on porte en soi, celles par lesquelles on prend en considération les grâces et les silences de la vie. Elles tournent dans le presse-purée de l’Institut Pasteur comme au finale d’un roman de Nabokov.

Le ballet du temps

Voici, dans le ballet du temps, un tableau d’enfance représentant Andromède livrée au monstre. Voici papa et l’oncle Henri fêtant à coup de bière et de bretzels la victoire du Front populaire. Voici la prémonition que l’existence serait dominée par « un invincible sentiment du devoir ». Voici la jeune fille éblouissante croisée dans une pâtisserie d’Étretat et dont on ne saisira que le prénom, Odile. Voici le jour du bac où l’on vous donne à commenter une page de Benjamin Constant. Et encore, le Guernica de Picasso contemplé à l’Exposition universelle de 1937. L’Italienne de Sestrières dont les cheveux avaient de fugitifs reflets vénitiens. La table de dissection de la faculté de médecine, quand les étudiants apprennent à repérer le nerf crural et l’artère fémorale. Les routes de juin 1940 où la radio diffusait des chansons de Charles Trenet. Le sergent aux grandes oreilles croisé à Aldershot et qui se nommait Raymond Aron. La Française de Piccadilly qui tarifait ses charmes mais glissa un billet de cinq livres dans la main du jeune médecin parce qu’il venait de rejoindre la France libre. Le calme de la nuit sur les ergs du Tchad. L’immense infirmier africain, Toubalba, qui dans les dunes tunisiennes murmurait : « Mais quand va-t-on tirer enfin ? » Les guerriers sikhs de la 8e armée britannique qui étranglaient les sentinelles ennemies avec de longs lacets de cuir. Le kaddish qui parfois résonna sur les tombes du désert. Les pommiers fleuris de l’été 1944 en Normandie. Le lit du Val-de-Grâce où l’on ne cesse d’extraire de votre corps des éclats de métal. L’ami revenu d’Allemagne qui, dans un dancing de Montmartre, relève sa manche pour laisser apparaître un matricule tatoué sur la peau. Les trois seuls survivants sur les vingt officiers que l’on côtoyait en 1940 dans une compagnie de marche à Dakar. Le sentiment que Paris sera toujours la cité des vies réinventées.

Les impromptus d'une vie

La musique de Bach résonnant quand l’on regarde pour la première fois une jeune femme qui deviendra la vôtre. La ferveur primesautière de Jacques Monod, qui jouait aussi bien du violoncelle que du microscope. Le premier voyage à New York coïncidant avec l’exposé par Watson et Crick de la structure de l’A.D.N. Le mystérieux sourire de nos enfants dans leur sommeil. Le jardin du Luxembourg un jour de neige où naît l’idée d’une expérience sur la division cellulaire. Une leçon inaugurale au Collège de France. Des symposiums de biologistes à Pasadena où l’on commence à entendre, dans les soirées, une étrange musique pop. Un avion qui vous conduit vers Stockholm avec Lwoff et Monod. Dans un salon de l’Élysée, les compagnons de la Libération reçus avec petits fours par le général de Gaulle, un peu alourdi, mais toujours gothique. L’aile d’un papillon final comme ceux que des grands-mères aimantes nous ont autrefois appris à nommer.

François Jacob, un destin français

Mais, voyez, la lumière du printemps est revenue. Quand Georges Bernanos évoquait sa future disparition, il disait que c’est l’enfant en lui qui prendrait la tête de sa vie et rentrerait le premier dans la maison du père. L’enfant est rentré. Écoutons une dernière fois la voix de François Jacob : « Je me sentais passionnément français. Par la culture, par la langue, par la tradition de ma famille, par les rêves qui m’avaient hanté durant toute la guerre. » Les théories passent, la grenouille reste, mais François Jacob inscrivit dans le sable et dans le ciel cette idée qui a pour nom la France. L’histoire n’est pas finie. Nous devons pour vivre cingler vers l’horizon. Toujours il nous faudra sortir d’Égypte pour marcher vers la lumière d’autres prairies. Nos vies sont des jardins où volètent des papillons. En nous, il y a un enfant émerveillé qui attend la fin de la nuit et les espérera toujours. » Marc Lambron

Marc Lambron ému, fut très applaudi.

Erik Orsenna lui répondit avec l'aisance et l'esprit que nous lui connaissons. Un discours brillant et amical. Marc Lambron se sent déjà chez lui, en bonne compagnie.

Discours de réponse d'Erik Orsenna

Voici le texte intégral de la réponse d'Erik Orsenna:

"En vous écoutant, Monsieur, c’est aussi Francois Jacob que j’entendais. Dans notre salle de travail, j’eus le privilège de l’avoir onze ans pour voisin. Soyez salué, cher, si cher Francois. Si vous saviez comme me manquent, chaque jeudi, nos bavardages de potaches. Et soudain, comme si vous vous en excusiez, vos récits chuchotés de la France libre.

Lyon.

Parce que dans notre pays, il n’est pas inutile de rappeler souvent qu’il n’y a pas que Paris qui vaille.

Lyon parce que c’est là que tout pour vous commence : Lyon, la ville qui vous vit naître.

Figurez-vous que j’ai compté.

Vous avez eu le toupet, Monsieur, de naître 3634 jours après moi. Et vous n’ignorez pas, savant comme vous êtes, et si bien diplômé, que rien ne rend plus précis, dans ses délires, que la jalousie.

Cette impudence de votre jeunesse, vous devinez facilement, Monsieur, que j’ai eu du mal à vous la pardonner.

Et si, malgré une telle offense chronologique, je me lance dans votre éloge, croyez bien, Monsieur, que c’est d’abord pour l’amour de Lyon.

Une ville dont je suis également issu.

Car de Lyon, sachez-le, Monsieur, vous n’avez pas le monopole.

Lyon, haute terre de religion en même temps que de réalités tout à fait humaines et concrètes.

Lyon où, depuis deux mille ans, on ne cesse de commercer et d’inventer.

Qu’est-ce que commercer sinon reconnaître à l’autre une richesse que l’on n’a pas ?

Et qu’est-ce qu’inventer, sinon découvrir ce qui existe en même temps que créer ce qui n’existait pas ?

Lyon, d’où s’élevèrent un jour vers le ciel les frères Montgolfier, où Jacquard inventa le métier à tisser, où vint à d’autres frères, les si bien nommés Lumière, l’idée du cinéma. Lyon, l’une des capitales mondiales de la médecine.

Lyon, où l’on respecte le pouvoir autant qu’on le conteste, lorsqu’il devient insupportable.

Lyon, patrie des canuts autant que de Guignol.

Lyon, terre de résistance et de la Résistance.

Lyon, qui tire son génie propre de ses confluences et pas seulement parce que la Saône y rejoint le Rhône.

Lyon, ville double, autant de clarté que de sombres traboules.

Lyon, ville italienne mais qui cultive les silences, comme vous l’avez, je dois le reconnaître, si bien écrit.

Lyon, « porte d’or et de soie de la Provence », comme le disait Édouard Herriot, l’un de nos confrères et votre prédécesseur, Monsieur le maire.

Bref, né à Lyon, élevé par Lyon, une ville qui sait nourrir, une ville aussi travailleuse que gourmande et aussi gourmande de Savoir que de bugnes et de tabliers de sapeur, vous vous deviez de bien vivre.

Ce que je sais de vous me permet de croire que vous n’y avez pas manqué. Et pour ce que j’en ignore, pourquoi ne vous ferais-je pas confiance ?

Lyon.

Vos géniteurs, qui avaient sûrement leur dessein, n’ont pas choisi par hasard le quartier où vous faire naître : l’immédiate proximité d’un parc. Quoi de mieux, n’est-ce pas, pour la santé physique ? Et quand ce parc s’appelle « de la Tête d’Or », comment rater, plus tard, vos examens et concours ?

Mowgli a reçu de la jungle son éducation première. Vous, vous avez commencé votre existence comme un enfant du Parc.

Né à la clinique du Parc.

Promené dans les allées du Parc.

Élève au lycée du Parc.

Client, compulsif, de la librairie du Parc.

Plus tard, d’ailleurs, vous écrirez un roman formidable sur l’année 1941. N’est-ce pas, dans la bonne ville de Vichy, l’Hôtel du Parc que Philippe Pétain avait choisi pour y installer son gouvernement sinistre ?

Quoi qu’il en soit, c’est au Parc que vous atteint mai 68.

Vous avez onze ans.

Suite à diverses agitations, le lycée ferme. Vous voici en grandes vacances dans la Bresse où se trouve la propriété familiale. Tandis qu’à Paris, on lance des pavés aux forces de l’ordre en criant C.R.S. / S.S., ce slogan qui encore aujourd’hui me fait frémir par son injustice et par sa bêtise, vous passez des jours tranquilles parmi les poulardes locales.

Cet intermède achevé, retour au travail.

Hypokhâgne et khâgne, bien sûr au... lycée du Parc.

 

C’est de ce moment-là de votre histoire, Monsieur, que je commence à éprouver pour vous un début de sympathie, premier signe d’une amitié possible. En effet, à mon inavouable satisfaction, vous êtes recalé à votre premier concours d’entrée à l’École normale supérieure. Un succès d’emblée vous aurait définitivement rangé dans la catégorie des infréquentables.

« Cuber », en jargon de classe préparatoire, veut dire tenter à nouveau sa chance.

C’est au lycée parisien Henri-IV que vous décidez de « cuber ».

Sans pour autant quitter Lyon, où vous reviendrez et ne cesserez de revenir.

Lyon et Paris.

Paris et Lyon.

Cette double appartenance est de celles qui élargissent à la fois le regard et l’existence. « Me tenant comme je suis, écrit Descartes, un pied dans un pays, et l’autre dans un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre. »

Libre, pour le moment, vous ne l’êtes pas.

Quelle est cette race que l’on appelle les « bons élèves » ?

Je vous cite.

« Des adolescents qui gardent de leurs premières années le sens de l’irréel et de la réclusion. De grands enfants à la tête trop lourde, ces bêtes à concours, expression qui traduit assez bien ce qui relève d’une animalité supérieure. Que fait-on avec les animaux dangereux ? On les enferme. Eh bien j’ai été enfermé. Les mémoires d’un bon élève pourraient, comme l’un des recueils de Verlaine, être titrés Mes prisons. À chaque préparation correspondait un lieu de réclusion. À chaque réussite, une évasion... »

Vous avez tout de même vos loisirs. Les premiers sont structuralistes.

Khâgneux un jour, khâgneux toujours !

Ou, comme disent plus concrètement les Africains : on ne change pas les rayures du zèbre.

Comme autrefois, sous Charles X, on allait au Jardin des Plantes visiter la girafe, vous honorez de votre jeune présence les lieux alors les plus à la mode, je veux parler des séminaires où professent Lacan, Foucault et Barthes. De ce dernier vous tirez un goût pour les mythologies présentes. Nous en reparlerons.

Vos secondes vacances sont militaires. L’obligation du Service vous a rattrapé. Vous voici soldat – professeur à Saint-Cyr Coëtquidan. C’est dans la forêt voisine de Brocéliande que vous apprenez l’embuscade, avec pour enseignant, en lieu et place de la fée Morgane, un adjudant qui, pour se donner du cœur à l’ouvrage, confond les fougères avec des fellouzes.

Seul un Lyonnais peut résister au grand écart de tels apprentissages, la sémiotique et le baroud.

Quoi qu’il en soit, ces promenades opposées complètent efficacement celles de la Tête d’Or. Une triomphale agrégation s’ensuit. Notre provincial est reçu premier. L’Éducation nationale va-t-elle hériter d’un nouvel et brillant professeur ? Hélas pour notre progéniture, les perspectives offertes à l’agrégé sont moins attrayantes que celles de la diplomatie. Notre jeune normalien se rêve Paul Morand, Saint-John Perse, Giraudoux. La réserve lyonnaise n’empêche pas l’ambition et trop d’or dans la tête peut faire gonfler les chevilles. Bref, passons par Sciences Po qu’avec pertinence vous qualifiez de « maison qui disputait alors au K.G.B. le titre de royaume mondial de la fiche ». L’ENA ensuite vous ouvre ses portes. Vous en sortez bien, qui en douterait ? Sixième. Pas mal, non ? À nous, les ambassades ! Alors pourquoi, finalement, choisir le Conseil d’État ?

Les raisons que vous évoquez sont émouvantes et franches. Non la fable d’une passion irrépressible autant que nouvelle pour le droit administratif. Mais la lassitude, soudain, à l’idée d’aller au loin. Peut-être votre stage à Madrid a-t-il raboté en vous la magie du métier de diplomate ? Un premier enfant vient de vous arriver. Vous préférez le voir grandir à Paris.

Quel enchaînement de succès ! Vous aurez sauté d’une pierre à l’autre du même gué, celui de l’excellence française.

À l’origine et pour la continuité d’un tel parcours on reconnaît le plus souvent la présence d’une mère. Alors permettez-moi de saluer, avec affection et respect, Jacqueline, votre mère. Personne ne s’étonnera qu’elle ait exercé longtemps le métier... d’institutrice. Il faut tous les métiers pour tisser une société. Mais celui-là tisse peut-être plus que les autres.

Monsieur.

Longtemps, et peut être même encore aujourd’hui, on vous reprochera vos titres.

Comme s’ils étaient des privilèges alors qu’ils sont, l’un après l’autre, la récompense de longs efforts.

Quel pays que le nôtre où, comme dit Chamfort, il est souvent utile de montrer ses vices et toujours dangereux de montrer ses vertus !

Quelle époque que la nôtre, aggravant nos travers nationaux ! Pourquoi la fraîcheur du flower power, pourquoi la légèreté des fumettes sur la plage qu’entre deux révisions vous vous autorisez, car le bon élève porte les cheveux longs et sait se faire quasi cancre et presque rocker une fois venu le temps des vacances, pourquoi cette grâce que connut la France s’est-elle peu à peu pétrifiée en ricanement perpétuel, en ironie mesquine, en mauvaise aigreur, symptôme d’un vrai trouble national et gastrique ? Qu’avons-nous perdu ? Et qui, ou quoi, nous l’a fait perdre ?

Bref, vous voici au Palais-Royal.

Où, fraîchement nommé maître des requêtes, je viens d’arriver par des chemins nettement moins glorieux que les vôtres, ne devant rien au mérite mais tout à la faveur du Prince, je veux dire Francois Mitterrand, et à une certaine habileté dans la courtisanerie, apprise, non sans délice, tout au long d’une fervente éducation religieuse.

C’est là que nous devenons collègues de la cinquième et glorieuse sous-section, spécialisée dans le contentieux de l’audiovisuel et de la responsabilité hospitalière.

Ah ! ces interminables après-midi à traiter de dossiers parfois importants et toujours complexes, tels que le renouvellement de la concession de TF1 !

Ah ! devant nos chuchotements de potaches, l’indulgence de notre cher président Michel Franc !

Ah ! cette expression que j’aime tant, réservée à notre maison et qui indique l’extrême civilité de nos rapports ! Lorsqu’un de nos raisonnements est jugé par l’un des nôtres comme insuffisant, nous sommes gratifiés, en guise d’injure ultime, par cette douce remarque : « Mon cher collègue, il me semble que, dans son deuxième considérant, votre projet de jugement... Miroite. »

Ah ! notre excitation, car sous le magistrat demeure l’enfant facétieux, lorsqu’une affaire sort de l’ordinaire. Un maire, par exemple, a-t-il le droit d’interdire une compétition de lancer de nains ? Un lapin qui dévore un champ de maïs doit-il être qualifié de lapin public, avec les indemnités afférentes, s’il est prouvé que l’animal à grandes oreilles a élu domicile dans une friche appartenant au domaine public ?

Dans cet exercice très particulier qui consiste à proposer jour après jour la manière de respecter au mieux la loi, je vous ai vu une maîtrise impressionnante.

Très vite, vous êtes reconnu comme un juriste excellent, aussi solide dans la connaissance de la jurisprudence qu’imaginatif dans la recherche de solutions équilibrées.

« Considérant que les auteurs de l’article 26 du décret du 19 avril 2002 n’ont pu, en l’absence de disposition législative les y habilitant, décider que le reclassement dans le corps des directeurs de soins prendrait effet rétroactivement au premier janvier 2002 ; que le reclassement de Mme A au sixième échelon du corps de directeur de soins de deuxième classe, légalement constaté par l’arrêté du 23 octobre 2002, a pris effet au 24 avril 2002 ; qu’il suit de là que Mme A, à la date de son départ à la retraite, avait effectivement détenu pendant au moins six mois le sixième échelon du grade de directeur des soins de deuxième classe ; que sa retraite a, par suite, été légalement liquidée sur la base des émoluments correspondant à l’échelon de ce grade...

(Si vous le voulez bien, je passe directement à la conclusion de cette affaire.)

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme A n’est fondée à demander l’annulation de la décision du directeur général de la Caisse des dépôts et consignations liquidant ses droits à pension... »

Etc.

Même si les raisons d’une élection sont toujours imprévisibles et pas toujours raisonnables, je ne crois pas que notre Compagnie ait surtout voulu saluer en vous l’auteur de cette prose, aussi précise et utile soit elle.

Toujours est-il qu’avec votre arrivée au Palais-Royal commence pour vous une triple existence.

La première, vous venez d’en avoir une idée avec le court extrait de jugement que j’ai eu l’honneur de lire devant vous.

Il m’arrive parfois d’entendre en ville certains ignorants moquer le travail du Conseil d’État. Qu’ils viennent un jour se plonger dans les piles d’épais dossiers gris que nous avons à régler. Quelque chose me dit que leurs ricanements se mueront vite en effroi.

Peut-être même en respect.

Comme un rapide résumé de votre emploi du temps nous a permis de le comprendre, vous appartenez à la catégorie des studieux.

Le contentieux administratif, même assidûment pratiqué, ne suffit pas à vous remplir l’esprit. D’ailleurs certains rapports médicaux, hélas restés secrets, concluent à la nécessité de s’en évader régulièrement sous peine de graves dérèglements psychiatriques.

Certains membres du Conseil tricotent ou jouent de la musique, d’autres s’essaient à la politique, j’en ai même connus qui pariaient aux courses. Avec succès.

Vous, Monsieur, décidez d’écrire des romans.

Le premier, comme c’est l’usage, raconte votre vie, du moins l’un de ses épisodes pour le moins savoureux. Vous vous retrouvez stagiaire de l’ENA dans la Madrid des années folles, au début des années mille neuf cent quatre-vingt, lorsque l’Espagne goûte l’ivresse de la liberté, de toutes les libertés et pas seulement politiques.

Déjà, votre sens du portrait fait merveille.

« Dans deux heures l’ambassadeur va présenter ses lettres de créance au roi. Revêtu de son grand uniforme, il attend qu’on lui rende son bicorne dûment épousseté. Autour de lui le personnel diplomatique arbore ses décorations et ses épouses. L’ambassadeur se sent guetté, n’étant pas un homme de la carrière. Il doit sa nomination aux faveurs politiques. Ancien député d’un département de vieille tradition radicale, élu des ceps et des barriques, il en a tiré, outre la conviction de son propre talent, des vertus d’escamotage. C’est un jacobin élève en terre girondine, impérieux devant ceux qu’il domine, roué devant ceux qu’il craint... ».

Déjà belle maîtrise du verbe, n’est-ce pas ? belle précision de l’estoc.

Et déjà une Annabelle, déjà une Paloma, déjà s’anime une galerie de femmes, ce type de femmes qui nous sourient, qui nous séduisent et puis s’éloignent.

Déjà, je vous reconnais une maladie qui n’est pas loin de la mienne et que personne n’a mieux décrite qu’Aragon.

« Bien des femmes ont été folles de moi. Je n’ai jamais pu aimer que les autres. »

Et voici votre parole à vous :

« Un soir, dans les jardins de son ambassade, un diplomate mexicain qui m’entendait parler de la movida de Madrid, me demanda si je connaissais l’autre sens de ce mot en espagnol. Je lui répondis que non. Son profil d’oiseau pâle prenait dans la nuit une allure irréelle. movida, c’est bien sûr la fête qui bouge, l’excitation, la folie des jeunes madrilènes. La “fête mobile”, comme chez Hemingway. Mais movida, c’est aussi la femme aimée. mi movida. »

Mais qui est plus mobile, malgré l’air du Trouvère, la Dona ou vous, Monsieur le maître des requêtes ?

Trois années passent, au milieu desquelles un autre livre de vous aborde le thème des masques dont on devine aisément qu’il vous est cher. Où faut-il chercher la vérité ? Qu’est-ce que la sincérité ? Qui trahit qui ? Pourquoi faire plus confiance à la profondeur qu’à la surface ?

Et c’est L’œil du silence.

Un roman que je relis souvent et qui toujours me bouleverse.

Parce qu’il s’agit d’une femme.

Parce qu’il s’agit d’une époque.

Parce qu’il s’agit de leur rencontre.

La femme, c’est Lee Miller.

L’époque, c’est l’été 1944, la fête dans Paris libéré.

Revenons quelques années en arrière, plus précisément à l’été 1929.

Nous sommes à New York. Une très jeune femme très belle s’ennuie à poser pour des magazines. Elle a vingt-deux ans. Un jour quelqu’un lui montre d’étranges clichés.

« Une main en suspens flottait dans la lumière grise. Des fétiches primitifs côtoyaient l’ovale d’un visage de femme. Ces clichés venaient de Paris. Ils étaient signés Man Ray. On chuchotait ce nom avec le respect agacé qu’inspirent les jeunes maîtres. L’homme avait déjà sa réputation, celle d’un peintre qui avait fui Manhattan pour la France. Il s’y était établi comme photographe. On le disait aussi cinéaste, ami de Duchamp, tissant sa toile au cœur de ce Paris qui alors inventait. »

La très jeune et très jolie jeune femme n’a pas besoin d’en savoir davantage. Elle rentre chez elle et fait ses malles. Et bientôt un taxi la dépose à l’adresse qu’on lui avait indiquée : 31 bis, rue Campagne-Première.

Personne, sauf le concierge : monsieur Ray s’est absenté.

La très jeune femme entre dans un café, commande une bière. Elle parle avec le patron. Soudain la porte s’ouvre : vous voulez Man ? Le voici !

La très jeune et très jolie jeune femme se lève et va se planter devant celui dont elle ne savait rien. Petit, râblé, bourru : un air de boxeur.

– Je suis votre nouvelle élève.

– Je n’ai pas d’élèves et d’ailleurs je pars pour Biarritz.

La jeune femme le regarde droit dans les yeux : alors je pars avec vous.

Bien sûr une passion s’ensuit.

Quinze ans plus tard, 1944, Lee Miller est devenue photographe, pour l’heure correspondante de guerre. Après la fête de Paris, elle suivra les dernières campagnes. C’est elle qui prendra quelques-unes des premières images de l’univers concentrationnaire en pénétrant dans le camp de Dachau.

Écoutons Lee Miller : I implore you to believe, this is true.

Pour ce portait magnifique de femme magnifique le jury du prix Femina ne pouvait que vous donner son prix.

Gloire à vous qui la savez éphémère.

Sans tarder, vous vous remettez à l’ouvrage.

Et très vite après 1944, vous remontez à 1941.

1941. C’est le titre du roman qui suit.

Comme s’il fallait ajouter à la lumière de la Libération son contrepoint d’ombre. Après la joie dans les rues, après la fraternité retrouvée, voici l’Occupation, Vichy, la compromission, la honte des dénonciations.

Comme s’il fallait revenir sur cette question qui vous taraude depuis longtemps. N’avez-vous pas écrit, au temps où vous prépariez l’agrégation, un mémoire sur Dieu la Rochelle ? Comment expliquer cette maladie chez nombre de nationalistes français ? Et comment la qualifier, cette dérive ?

Je vous ai lu, Monsieur. Et nous avons parlé.

Qu’est-ce qu’un roman ?

Une machine étrange pour dire le monde, une machine qui tient du bateau, pour explorer, et de la sculpture mouvante, à la Tinguely, ou de l’Arche de Noé, pour rassembler les irréconciliables.

Tels sont vos livres, pièces d’un vrai projet. Autant de repères, autant d’appuis pour traverser le Temps.

Après 1941, les Étrangers dans la nuit, une plongée dans la mythologie des années soixante : la Rome de Cinecitta, le Paris de la presse Lazareff, le New York de Warhol en son atelier légendaire, celui qu’il avait appelé la Factory tandis qu’au vietnam la guerre fait rage.

Puis viennent Les Menteurs, un portrait de la génération suivante : une prof de fac, une journaliste de mode, un professionnel de la culture. Ont-ils tous abdiqué de leurs rêves ?

Et puis une femme un jour rappelle. C’était la nymphe du lycée. Vous vous revoyez. La jeunesse vous revient. D’abord comme une bouffée puis comme une vague. D’un trait vous écrivez Une saison sur la Terre. Saison de grâce s’il en fut jamais. Dans la lumière d’un personnage qui l’incarne comme personne, le photographe Jean-Marie Périer, cher Jean-Marie, je vous embrasse, notre Peter Pan avec Leica pour fée Clochette. Un jour, histoire vraie, il vous invite à Londres. Mon Dieu, que je vous jalouse ! Dans les studios d’Abbey Road vous rencontrez vos idoles d’antan : Eric Clapton, David Gilmour (Guilmour) des Pink Floyd, sans oublier, écoutez bien, deux des Rolling Stones, Ron Wood et Bill Wyman.

De retour à Paris en écrivant sur Ségolène et Nicolas, deux politiques français, vous aurez bien du mal à nous faire croire qu’ils vous intéressent.

Qu’est-ce qu’une époque ?

Des chansons, une odeur de plat du jour, une lumière de la rue, une automobile un peu vieille, un coude à la fenêtre.

Qu’est qu’une époque ?

Des émotions, des drames à la une, des princesses d’un jour, des héros d’une semaine.

Qu’est-ce qu’une époque ?

Des rêves obstinés qui se savent illusions, de vraies colères qui ne vont pas durer et se changeront en aigreur.

Qu’est-ce qu’une époque ?

Le temps qui tourne, la gaieté qui s’en va.

Comment raconter une époque ?

Quel filet, quelle maille choisir pour emprisonner l’impalpable ?

Roland Barthes avait emprunté la langue des signes, expression préférable, n’est-ce pas, à celle de sémiotique.

S’ensuivirent ces admirables Fragments et pas seulement du discours amoureux :

Cinquante-trois textes devenus légendaires qui captaient la fin des années 1950.

Souvenez-vous : la vertu du catch, être acteur cher Harcourt, le congrès mondial des détergents, l’iconographie de l’abbé Pierre, le bifteck et les frites, le Tour de France comme épopée, le striptease et la DS, l’automobile star de Citroën. Je le cite : « L’objet est ici totalement prostitué, approprié. Partie du ciel, la déesse est médiatisée accomplissant dans cet exorcisme le mouvement même de la promotion petite bourgeoise. »

Avec une même largeur de spectre, mais un peu moins de jargon dans le propos, vous reprenez le flambeau du guetteur. À votre tour vous tentez de recueillir les « signaux faibles » que, selon l’expression désormais consacrée, nos sociétés émettent.

Chaque semaine, depuis trente ans, et sans jamais relâcher l’attention, vous tenez chronique. Ces regards, vous les avez réunis dans des recueils que vous avez appelés Carnet de bal. Ne nous y trompons pas, sous ce vocable modeste, sous ce masque de légèreté, ce sont aussi desMythologies. Qui valent celles de votre illustre prédécesseur. Et d’abord parce que le temps qu’elles racontent est devenu plus violent, plus complexe, chaotique, embrouillé, tendu, accéléré, contradictoire. On s’y perd.

Grâce à vous, on s’accroche aux rochers qui percent le courant.

Bonjour Tristesse, voici Francoise Sagan :

« Elle est morte deux jours après l’arrivée de l’automne : dernière coquetterie d’un personnage diaphane, virtuose populaire, d’une élégance inactuelle. Sagan n’est plus mais elle restera toujours dans la mythologie française une Radiguette montée en graine, cultivant le cynisme et l’insomnie sous les oliviers de Ramatuelle, alors même qu’avec le temps elle avait toujours des grâces qui évoquaient la charmante vieille dame des albums de Babar. »

Yves Saint Laurent :

« La mode est une maladie incurable, disait-il. A-t-elle emporté avec lui son dernier prince ? Une certaine façon de regarder les femmes, l’électricité des défilés, cet air de Paris qui savait parler au monde ? La silhouette restera légendaire. Un jeune homme triste en blouse blanche, les yeux cerclés d’écaille, auquel le temps avait donné des rondeurs de boxeur retiré, parcouru de tics à la Malraux. On le photographie parfois dans l’une de ses maisons, avec ses samovars, ses caftans marocains, ses portraits par Warhol et toujours à ses pieds un bouledogue dynastique, le dernier s’appelait Moujik 3. »

David Bowie :

« C’est un mutant protéiforme, les Métamorphoses d’Ovide expliquées aux téléspectateurs de MTV. Les années qui passent ne semblent pas l’atteindre, il les sculpte à sa guise. Tel un Cocteau du rock and roll, ce Britannique immatériel a fait de ses masques successifs les visages de plusieurs époques. Seul point fixe : sa pupille gauche paralysée à la suite d’une bagarre d’adolescence qui lui donne ce regard vairon à l’étrange dissymétrie comme la marque d’une créature venue d’une autre planète. »

Le regard, Monsieur, toujours cette passion du regard.

Face au silence, il faut un œil.

Et à notre Académie, il fallait une âme de rocker.

Notre rocker, malgré vos cheveux, avouons-le, un peu plus courts qu’autrefois et nettement plus rares, oui, notre rocker, c’est vous.

Nous n’avons que trop tardé. Notre Dictionnaire s’en ressentait. Grâce à vous, n’en doutons pas, il va se réveiller et s’animer de rythmes nouveaux qui lui feront du bien.

Cher public de notre Coupole, je vous devine.

La musique, même agitée, pourquoi pas ? Mais maintenant vous voulez un portrait d’écrivain.

J’entends votre demande, au demeurant parfaitement légitime. Après tout, nous sommes « à la Française », comme on dit.

Marc Lambron va vous en offrir un, et de la meilleure eau.

Un prix Nobel vous convient ?

Et que diriez-vous d’un peu de ciguë dans le darjeeling ? Rien de tel pour éviter la tentation, que je vois çà et là, d’un petit roupillon postprandial que personne, d’ailleurs, vous reprocherait.

Je vous cite à nouveau.

« Pour V. S. Naipaul, prix Nobel de littérature 2001, l’écriture a toujours été une schizophrénie atténuée. Indien de la Caraïbe, ex-colonisé donnant des leçons de culture aux anciens maîtres, contempteur de l’angélisme tiers-mondistes et auteur anobli par la Reine, il se distingue par sa façon de lancer des noix de coco avec des gants blancs, visant indifféremment les majors à moustaches et les rajahs à turban. Son dernier roman, Semences magiques, pousse à l’extrême ce cosmopolitisme atrabilaire. C’est Régis Debray chez les Tamouls, Bouvard et Pécuchet sous les palmiers. »

Mais que serait une époque sans les femmes qui l’éclairent ?

Vous souffrez de deux maladies qui, l’avouerais je, ne me sont pas inconnues. La première, c’est la passion pour les passantes. Et la seconde : vous appartenez à ce type d’hommes qui n’a pas de types de femmes.

D’où la très réjouissante diversité de votre galerie.

Hillary Clinton, mais aussi Natalia Vodianova. Inès de La Fressange et Romy Schneider.

Ah, Romy !

« Si elle possédait les traits d’une héroïne virtuelle de Fassbinder, ce fut la caméra de Claude Sautet qui finalement les magnifia. Cette cosmopolite sensuelle fait penser à d’autres Allemandes de l’œil blême, Marlène Dietrich ou Nico... De nouveau se réveille le souvenir d’une phrase de Cocteau : dans les photographies, on voit la mort au travail, comme les abeilles dans une ruche de verre. »

Entre toutes ces femmes, j’ai comme vous, Monsieur, du mal à choisir.

Comment pourrais-je, honorable assistance, vous faire manquer cette formidable esquisse de mademoiselle Arielle Dombasle ?

« D’elle on dirait volontiers qu’elle est attentive par nature et irréelle par résolution : elle a choisi les égards pour les autres et la poésie pour elle-même. Quant à l’irréalité, c’est celle des femmes fidèles à leur étoile, qui traversent la vie comme on raconte une histoire à un enfant invisible. »

Et cette autre merveille, je vous jure, c’est la dernière de cet après-midi, mais je ne pouvais m’empêcher de la convier :

« Portraiturée par le petit-fils de Sigmund Freud, elle est arrivée comme la petite marchande d’allumettes au milieu des dauphins dorés de la cour du roi Rock, avant de devenir la reine de la ruche. »

Qui est-ce ? Vous n’avez pas deviné ? Allez, je vous donne d’autres indices. 84-58-89. 1 mètre 73 pour 53 kilos. Vous n’avez pas deviné ? Mais voyons, c’est la brindille, autrement dit Kate Moss.

Pour être franc, Mesdames et Messieurs, me retrouvant il y dix-huit ans sous cette solennelle Coupole et déjà fou de Kate Moss, je m’étais juré d’un jour l’y célébrer. Depuis, je cherchais l’occasion, sans la trouver. Je vous la dois. Pour ce cadeau particulier, pour cette promesse faite à moi-même et accomplie enfin, soyez, cher Marc Lambron, remercié !

Je m’égare.

C’est votre faute, aussi. Et la saveur de vos portraits. En deux ou trois traits, vous croquez comme personne. On reconnaît bien là le Lyonnais. La gastronomie, comme d’ailleurs le plaisir, est mécanique de précision.

Mais il ne faudrait pas oublier que sous le brillant se cache la profondeur du projet. Et sous le rieur, l’homme blessé.

Vos romans ont montré qu’amuser vous amusait, mais que votre vrai propos était ailleurs, au-delà, en deçà : tenter, de toutes vos forces, tenter de mieux comprendre l’histoire des hommes et les raisons obscures de leur déraison.

Dans cette brève oasis de paix et d’insouciance que furent les trente glorieuses, le plein emploi, la décolonisation, la vie sexuelle avec pilule et sans sida, on pouvait s’occuper aux jeux stériles de l’autoproclamé « nouveau roman ». Quand on n’a rien à raconter, on peut toujours jouer avec les formes qui ne sont que des cubes pour adultes. En moins colorés.

Maintenant que l’histoire est redevenue ce qu’elle a toujours été, violente, les livres retrouvent leur objet, leur noblesse, leur seule raison d’être : dire. Dire encore et toujours. Donner la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas. Dire le monde et celles et ceux qui tant bien que mal l’habitent.

Tu n’as pas tellement changé.

Cher Marc Lambron.

Vous aviez un frère.

Il s’appelait Philippe.

Il est mort le 17 juillet 1995, un peu avant midi. Il avait trente-trois ans. Il était la vie même.

Les vivants ont besoin des morts, ce n’est pas l’Académie, cette grande héritière, qui dira le contraire.

Mais les morts ont besoin des vivants. Les morts ne meurent vraiment, et cette fois pour jamais, que le jour où plus aucun vivant ne se soucie d’eux.

Tu n’as pas tellement changé.

C’est le livre que vous avez écrit pour Philippe.

C’est le livre de Philippe.

Philippe présent, si présent aujourd’hui.

Monsieur.

À bien suivre les endroits de la ville choisis par vous pour y installer les morceaux principaux, en tout cas les plus avouables, de votre existence, un observateur attentif ne peut que remarquer leur ressemblance : il s’agit toujours de lieux de mémoire.

À croire que vous nourrissiez, dès votre jeunesse, le projet de devenir le personnage principal du vaste roman vrai de Pierre Nora.

Le lycée du Parc ? À peine construit, changé en hôpital pour accueillir les premiers blessés de la Grande Guerre.

Henri-IV ? L’ancienne abbaye Sainte-Geneviève, siège de l’ordre des Génovéfains, chanoines réguliers.

L’École normale supérieure ? On peut lire à son fronton qu’elle fut créée par un décret de l’an III, belle initiative de la Convention. Pour ceux qui l’ignoreraient, l’an III correspond à 1795.

Le Conseil d’État ? Un ancien palais d’abord appelé Cardinal, du nom de son propriétaire Mazarin qui l’offrit en cadeau au jeune roi Louis XIV. 

Quant à notre Académie, je me demande si ses 372 ans vous semblent suffisants pour vous y sentir à l’aise.

Monsieur.

Attention !

Ne prenez pas nos manières hors d’âge, notre délicieuse politesse pour de la faiblesse ou de la naïveté.

Figurez-vous, Monsieur, que nous le savons bien : il faut se méfier de vous.

Cet appareil photo qui désormais ne vous quitte pas, oui, nous savons bien qu’il ne va pas nous épargner.

Oui, nous savons que, derrière votre passion de façade, ou d’éducation, pour l’ancien temps, c’est le présent qui d’abord vous intéresse.

Alors pourquoi vous accueillir ?

Soyons plus précis, au prix d’engendrer quelques frissons chez les plus craintifs d’entre nous, pourquoi bafouer l’hélas constitutionnel principe de précaution en prenant le risque de vous offrir un fauteuil parmi nous ?

Pourquoi ?

Parce que dans sa sagesse et dans son talent pour survivre à tout sans jamais, jamais céder aux délices mortifères de la nostalgie et du « comme c’était bien avant », la toujours jeune vieille dame du quai Conti a régulièrement besoin de professeur d’époque.

Aujourd’hui, c’est vous.

Cher Marc, cher Monsieur le professeur d’époque, du fond du cœur, bienvenue !

Et ne vous inquiétez pas, cher Mathieu, chère Juliette, chère Pauline, les dorures et les verdures alambiquées qui recouvrent désormais le costume de votre père ne vont pas le changer ni calmer sa folie profonde. Comme le dit si bien Jean d’Ormesson, notre maître à tous en matière d’existence heureuse, « la plus sûre façon de se libérer de notre goût des honneurs, c’est de les recevoir le plus tôt possible ».

Cher Marc, bienvenue.

Chassons de nous toutes les passions tristes, à commencer par les plus tristes que sont les regrets. Voyons plus ceux que nous aimons.

En conséquence, cher Marc, à jeudi prochain." Erik Orsenna

A la sortie, la haie des gardes républicains accorda une solennité supplémentaire à ce moment hors du temps. Scellant ainsi cet impromptu dans son "immortalité" 

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