La fille de René Goscinny (lui qui a poussé le gag à devenir papa en plein mai 1968, comme si la paternité était un autre de ses actes révolutionnaires) s’est forgé un prénom, a écrit sept romans dont les mots forts des titres donnent « solitudes, mère, père, soupirs, bruits, sommeil et aujourd’hui baisers* » (parlant, non ?). Son style est germanopratin, un peu doucereux, un peu dans le moule, un peu facile et sans éclats, mais gracile et doux, il ne demande qu’à se lire en trois heures de train de banlieue. Et on lui en sait gré, car Anne G. est une modeste personne, comme son père. Ses modestes romans ne se la racontent pas. Ça repose de certaines proses. Nous revenons sur son dernier opus : Sous tes baisers.
Un roman d’amours (car le pluriel s’impose) comme celui-ci, est-il nécessairement autobiographique ? Sempiternelle question des médias. Mais non, Anne Goscinny la journaliste, la romancière, l’épouse, la mère n’est pas forcément sa Jeanne la folle, pas obligatoirement sa Mathilde la trahie, pas fatalement son Éléonore la manipulatrice et bien sûr pas Gabriel l’archange. Et pas inévitablement un peu des trois femmes. Une romancière écoute, confesse, apprend et invente. Il n’empêche qu’il a bien fallu qu’elle trempe son scénario – car il y a du film prévisible dans ces confessions à trois mains – dans la vérité des sentiments.
Les sentiments de trois principaux acteurs, puisqu’il s’agit des journaux fantômes de trois « personnages » :
Personnages crédibles, oui, hautement. Mieux : ils existent autour de nous et souvent en nous. Mais pour le savoir, il faut avoir été un peu Gabriel, un rien Mathilde, un soupçon Éléonore ou même un poil Stanislas. Il faut avoir goûté au sentiment amoureux, à la trahison, à la domination, à la soumission, aux vrais et aux faux orgasmes des femmes. Et c’est le vrai message de Sous tes baisers : ne vous échinez donc pas à soupçonner de l’autobiographie d’auteure dans ce style de roman autrefois classé « de mœurs », c’est bien de vous que je parle, vous, « lecteurs/trices », dans l’un ou l’autre rôle. Si l’on est/fut un Gabriel, un Stanislas, une Mathilde ou une Éléonore (oublions Jeanne, elle fait de la figuration), alors la tranche de vies signée Goscinny fait mouche et mal, et déculpabilise. C’est tout le prix du roman (et du cinéma qui en naît) : nous tendre des miroirs.
Quant à ceux et celles qui n’ont jamais trompé, n’ont jamais été trompé(e)s, n’ont jamais manipulé, n’ont jamais largué, n’ont jamais morflé, n’ont jamais menti à leur conjoint, n’ont jamais dominé, n’ont jamais été soumis(e)s, il leur reste à vivre ces « éducations sentimentables » par procuration.
Ces deux femmes et cet homme « écrivent » leur partition dans le même style plaisant et sobre. Anne Goscinny aurait pu s’essayer à les faire s’exprimer à leur façon. Mais alors, ce ne fût plus un roman de gare (rien de péjoratif). Peut-être un roman tout court.
>Sous tes baisers, Anne Goscinny, Grasset
* Le Bureau des solitudes, le Voleur de mère, le Père éternel, Le Banc des soupirs, le Bruit des clefs, le Sommeil le plus doux, chez Grasset et Nil.
>Mathilde, Paris, septembre 2010
Nous vivons tous les trois comme des naufragés sur une île, Stanislas et moi n’avons plus de famille. Nous savons que notre équilibre dépend de nous seuls. Le danger vient toujours de l’extérieur et nous devons protéger coûte que coûte ce que nous avons construit.
Le soir je lis, blottie contre un rempart d’oreiller. Je suis heureuse. Mon mari embrasse ma main et s’endort en souriant.
Je le regarde et sa respiration me berce, il est près de moi et pour rien au monde je n’abandonnerais ce souffle-là. Ce n’est pas encore aujourd’hui que notre île sera livrée aux pirates, à la mère, au requin.
>Gabriel, Paris, octobre 2010
J’ai rencontré une femme, une drôle de femme et j’ai tout de suite pensé que Jeanne me faisait un clin d’œil en mettant sur mon chemin (au vrai sens du terme, elle a foncé sur moi) un individu qui aurait pu être sa sœur. Son allure de pas grand-chose, son âge indéterminé, ses yeux perdus et ses baskets vert pomme lui donnaient l’air d’une fugitive.
>Mathilde, Paris, novembre 2010
Je me découvre menteuse et fourbe. Je me découvre habile, maligne, rusée.
J’ai deux foyers et deux hommes à aimer tous les jours je traverse Paris fébrile. Je quitte à Montparnasse que je n’aime plus que par habitude […]
Je suis devenue en quelques semaines avide et sensuelle, coquette et gourmande. À mesure que je me rapproche de chez Gabriel, mon désir enfle. Sa peau, ses yeux, Savoie, ses mains, ses doigts, son rire ses dents. Il m’attend. Je l’appelle alors que je vais tourner à droite.
« Je suis là.
– je descends, mon amour. »
>Gabriel, Paris, janvier 2011
J’aime son sourire, ses yeux bruns, son corps doux et rond, ses seins pleins et lourds. Mathilde, qui refuse de se montrer nue après l’amour, s’enveloppe dans ma chemise qui lui arrive aux genoux, s’isole dans la salle de bains. J’entends le loquet. « Allons Mathilde ! Enlève cette chemise ! Je connais ton corps par cœur, à main levée et en fermant les yeux, je pourrais le dessiner ! Allons ! »
>Éléonore, Paris, février 2011
Drôle de type qui ne doute de rien ! J’avais besoin d’un conseil car dans son domaine il a été le meilleur et me voici spectatrice du numéro de charme d’un dandy sur le retour.
Sans m’apprêter, je m’étais mis en valeur. À vingt-trois ans, presque vingt-quatre, il faut rire quand ils s’imaginent être drôles et baisser les yeux à la moindre injonction pseudo-paternaliste. Se rebeller pour le jeu et se soumettre quand on ne joue plus.
Ne pas contrarier mais savoir contredire. Tout un art, l’homme mûr.
>Gabriel, Paris, mai 2011
L’aube me réveille, Mathilde dort. Je comprends pourquoi j’ai pu la trouver jolie, elle a le charme des femmes qui espèrent. Je la caresse doucement, le matin me réussit. Elle se laisse faire et jouit sans bruit, sans même ouvrir les yeux. Je la prends dans mes bras, étonné moi-même de cet élan de tendresse. Elle se rendort contre moi au mépris de la lumière.
« Deux Filles Nues » de Luz reçoit le Fauve d'or du meilleur album au FIBD Angoulême.
Après Posy Simmonds en 2024, c’est Anouk Ricard qui est élue par ses pairs Grand Prix de la 52ᵉ édition du Festival International de la Bande Dessi