Le 2 juin 2014, le jury du 40e Prix du Livre Inter délibérera entre les dix romans sélectionnés parmi les publications de l’année 2013. Lequel d’entre eux est-il susceptible de remporter la course littéraire ? Peut-être bien Nue de Jean-Philippe Toussaint, une œuvre pleine de grâce et de charme, qui a été un de nos coups de coeur cette saison. Auparavant candidat malheureux pour le prix Goncourt, le moment est peut-être venu pour l’auteur d’être récompensé.
Marie : ce seul mot pourrait résumer l’ouvrage de Jean-Philippe Toussaint. Synthétiser le récit est complexe, tant les digressions et les rêveries du narrateur interne – posées au premier plan du récit – sont nombreuses, mais néanmoins intrigantes. Marie Marguerite de Montalte est le centre de la narration. Créatrice de mode, elle a pour audacieuse ambition de présenter au défilé de Tokyo une robe de « haute couture sans couture ». C’est ainsi qu’une jeune mannequin se trouve vêtue d’une robe de miel. Précédée par un essaim d’abeilles, celle-ci commet une erreur qui la conduit à l’échec : elle sera dévorée par les insectes. Mais la chute de l’une provoque l’ascension de l’autre. Marie, dont le défilé est devenu réellement spectaculaire, achève cette introduction, triomphante.
L’ouvrage se divise alors en deux parties, et se centre autour de deux intrigues principales. La première est une pause narrative. Elle correspond à l’attente du narrateur, rêveur et oisif. Celui-ci est de retour de vacances en compagnie de Marie dont il espère l’appel. Très vite, l’attente mène à la contemplation de détails urbains – « un immeuble à nu », la pluie –, ce qui engendre chez lui des « chimères et des paysages mentaux », toujours ramenés à Marie. Le narrateur – et le lecteur – se délectent de ces délicieuses réminiscences car elles permettent en réalité de « s’approcher d’elle mentalement avec précaution », de la revoir.
Dans la seconde partie du roman, l’intrigue reprend son cours. Marie est à l’origine de ce mouvement puisque le narrateur et a fortiori l’action en dépendent. Elle le convie dans un café, où elle lui annonce la mort d’un proche et sa décision de partir ensemble aux obsèques, à l’île d’Elbe. Le narrateur la suit sans sourciller. Mais à peine sont-ils arrivés dans la demeure familiale qu’ils se hâtent de partir : une personne inconnue occupe clandestinement la chambre de Marie. Après l’enterrement et quelques autres péripéties à l’importance moindre, Marie annonce à son compagnon qu’elle attend un enfant de lui. A la suite d’un passage où la jeune femme est comparée à de grands tableaux de l’histoire, le lecteur comprend que celle-ci devient œuvre d’art pour celui qui l’aime, œuvre rendue possible par l’écriture. Le récit s’achève alors sur leur étreinte amoureuse, qui signale au lecteur le bonheur qui semble combler les deux personnages, enfin réunis.
Jean-Philippe Toussaint, avec cet ouvrage, peut déconcerter le lecteur, d’une bonne et d’une mauvaise façon. Il m’a fallu lire deux fois l’ouvrage pour réellement apprécier le livre. Cette difficulté tient sûrement au fait que le flux de conscience du narrateur prime sur l’action, et peut donner l’impression d’une intrigue statique. Toujours centrée sur le personnage de Marie, cette obsession est d’ailleurs parfois irritante : la redondance du prénom qui martèle le récit en devient presque désagréable. Rares sont en effet les paragraphes où le prénom de la madone n’est pas mentionnée – une quinzaine seulement. Car même lorsque Marie n’est pas dans le récit – je pense au quiproquo fantasmé et absurde entre Jean-Christophe de G. et Marie, qui s’avère être une autre femme – sa présence est latente. Lorsqu’il ne la trouve pas, il dessine « une autre Marie »
Néanmoins, l’écriture prosaïque de l’auteur et le monde dépeint compensent largement le ralentissement de l’intrigue. Les phrases, si elles sont longues, ne sont pas lourdes. Elles abondent de « détails de détails » qui précisent toujours un peu plus exactement la pensée du narrateur dans une logorrhée verbale. L’écriture, proche de celle du journal intime, construit en creux un personnage qui, en errance psychologique, s’égare, et auquel s’attache le lecteur. Grâce à sa fine psychologie, il sait peu à peu prendre du recul sur le « ressassement » de ses pensées. Il y a une véritable évolution du personnage au cours du roman, l’écriture est pour lui cathartique. Le narrateur prend conscience à la fin du roman que « ces scènes qui avaient pu paraître anodines à l’origine qui demeuraient prosaïques [...] tant qu’elles restaient enfouies dans la vie réelle où elles avaient lieu, devenaient progressivement, reprises dans [son] esprit, retravaillées, macérées et longtemps ressassées, une matière nouvelle, qu’[il] remodelait à la main, pour la révéler… ».
Tout le récit est en outre mené avec humour et autodérision, ce qui rend le roman léger. Si quelques passages surprennent parce qu’ils frôlent les stéréotypes amoureux, ils sont néanmoins rompus par l’ironie du narrateur. Il n’hésite d’ailleurs pas à se commenter lui-même : « (eh bien, ça promet) ». La contemplation amoureuse du narrateur est ainsi brisée par la trivialité de la phrase de Marie, qui dira qu’ « elle, lorsqu’elle est déprimée, elle se fait un œuf à la coque ». Une connivence plaisante s’établit alors entre le narrateur et nous, proximité amplifiée par la précision du récit. Les détails paraissent parfois futiles. Mais simples et familiers, ils permettent au lecteur d’identifier des sensations quotidiennes : c’est le « contact de la fonte blanche (du chauffage) sous la main », que tous nous reconnaissons bien.
Multiples, ses rêveries et fantasmes sont colorés par une atmosphère singulière. Toussaint dépeint un monde de la sensation auquel tous les sens du lecteur participent. Non seulement la vue, mais encore l’ouïe et l’odorat à nombreuses reprises. « L’envoûtante odeur du chocolat », suave, parfois écœurante, en est un exemple. Une certaine douceur émerge de ce monde sensible. La pénombre omniprésente, la pluie récurrente, la fumée de la cigarette de Marie et celle liée à la brume automnale plongent le récit dans une atmosphère qui atténue les contours, qui les rend flous. Cette brume « ouatée » pose un voile qui permet de garder une certaine pudeur devant la conscience du narrateur véritablement mise à « nue ».
Ce dernier volet sur Marie, prosaïque et léger, vient clore une tétralogie qui a déjà rencontré un gran succès. Entre roman d’amour et roman psychologique, qui ne tombe pas dans le piège de la littérature commerciale, Nue est une œuvre singulière qui mériterait d’être récompensée par le jury de France Inter. Si l’entrée en lecture n’est pas évidente parce qu’elle surprend, cette surprise garantit en réalité une lecture « éveillée » et nous incite à lire les précédents ouvrages.
Jean-Philippe Toussaint, Nue, Minuit, 2013
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