Lorenzo Soccavo s'interroge sur la propriété vibratoire qui existe entre le rêve et la réalité chez Marcel Proust. Cet espace de «cristal successif» permet au chercheur en prospective de penser aux liens entre chamanisme et fictionaulogie chez l'écrivain emblématique. Ce thème audacieux a fait l'objet d'une conférence à l'Institut Charles Cros. Lorenzo Soccavo nous en livre une version resserrée.
Longtemps Lorenzo Soccavo s'est interrogé. D'où vient la fiction ? Comment celle-ci permet-elle au lecteur de devenir un voyageur en histoires ? A l'occasion de la séance du séminaire EMC (Ethiques et Mythes de la Création) de l'Institut Charles Cros, qui s'était tenue le 4 avril 2018 à Paris, sur le thème "Écritures secrètes et lectures littéraires du chamanisme", le chercheur en prospective du livre a proposé à l'assemblée une lecture singulière de l'oeuvre proustienne. Lorenzo Soccavo nous accorde une version resserrée de son texte.
« Je me suis livré à une lecture chamanistique de l’œuvre de Marcel Proust. C’est-à-dire que je me suis appliqué à y relever ce qui pourrait évoquer, dans la figure du Proust lecteur de fictions et se réfléchissant comme tel, une dimension relevant du chamanisme.
[…] Un chamane est un humain qui peut voyager en esprit dans d’autres mondes que notre monde physique. Le chamanisme est une pratique de médiation entre notre monde physique et les entités d’autres mondes.
[…]Je commencerai par citer l’incipit de Sur la lecture, en poursuivant sur tout le premier court paragraphe : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, […] tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. »
L’écriture, c’est-à-dire la lecture dès lors que nous cédons à la tentation de lire ce qui est écrit, nous distrait du monde, elle engendre une dis-traction, une force de traction qui nous tire, nous attire dans le monde du texte, cependant que le monde que nous percevons ordinairement comme le nôtre, celui plus ou moins rassurant de notre vie quotidienne, cherche lui à garder notre attention, à dé-tourner notre regard vers lui, ses attractions naturelles, son spectacle permanent.
Pourrait-on espérer pouvoir un jour percevoir les mondes des fictions littéraires comme de véritables territoires explorables, voire habitables, et pouvoir également, non plus seulement s’identifier à leurs personnages, mais échanger avec eux comme s’ils étaient des êtres vivants réels ? […] Dans le premier volume de La Recherche (Du côté de chez Swann), Proust écrit : « Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. », et il évoque les personnages romanesques comme : « [des] êtres d’un nouveau genre ». Pouvons-nous entendre cela comme des « entités d’autres mondes » ?
Dans le dernier volume de La Recherche (Le temps retrouvé), il énonce clairement que : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément ». Il y déclare explicitement avoir créé son œuvre : « comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. ».
Un lecteur attentif peut ainsi je crois découvrir en filigrane un Proust chamane, c’est-à-dire un lecteur du monde qui explore comment nous autres humains lisons ce que nous appelons « la réalité » par le prisme en fait, ce qu’il nomme lui « le cristal successif » de nos états de conscience : « …en continuant, écrit Proust observant ses propres sensations de lecteur, à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite… » (Du côté de chez Swann).
Proust parle de « cristal successif » pour évoquer une forme subtile de déplacement de l’esprit que j’appelle moi : le voyage intérieur du lecteur de fictions littéraires.
Ce « cristal successif » est celui des états mentaux liés à une lecture immersive : « Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides. » (Du côté de chez Swann). […]
Dès la première partie Du côté de chez Swann, Proust se positionne en tant que lecteur dans cette dimension ambiguë :
« Dans l’espèce d’écran diapré [multicolore] d’états différents [cristal successif] que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. »
Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, il remarque que : « Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre. ». […] Ainsi, l’expérience de lecture de fictions littéraires se retrouve plus ou moins apparentée à une expérience onirique (ce qui pourrait nous induire en erreur, car l’imagerie mentale des rêves et celle des lectures de fictions littéraires sont différentes). […] Toute l’aventure de Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu repose sur de tels accidents et sur la prise de conscience de l’existence possible de failles spatio-temporelles. Lui-même à plusieurs reprises emploie ce qualificatif d’extra-temporel pour évoquer ce qui est en dehors du temps, et il parle également de : « livre intérieur de ces signes inconnus ». (Le temps retrouvé, deuxième partie). […]
Notre espèce animale ne peut naturellement concevoir l’idée d’espaces qu’à partir de l’expérience pratique qu’elle peut en avoir par l’intermédiaire de ses sens physiques. […] nous sommes mentalement conditionnés par le type d’espaces que nos sens peuvent percevoir. […] L’espace de nos rêves nocturnes nous confronte chaque nuit à d’autres logiques spatiales et, pour ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, l’espace intérieur du lecteur de fictions littéraires, celui dans lequel le lecteur visualise et ressent les effets de réel des histoires qu’il lit, doit logiquement lui aussi répondre à ses propres cohérences spatio-temporelles. La question est alors de déterminer comment, de notre imaginaire de lectrice ou de lecteur, cet espace fictionnel pourrait émerger et devenir une réalité substantielle par l’effet du réel qui l’entourerait ? »
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*Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, conférencier et prospectiviste du livre et de la lecture à Paris.
>L’intégralité de la conférence est à consulter sur le site de Lorenzo Soccavo
>Plus d'informations sur le site de l'Institut Charles Cros
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