En cinq albums, le dessinateur Joann Sfar a su imposer un style atypique, tout en proposant un regard original et informé sur quelques thèmes, tantôt pragmatiques, tantôt philosophiques, mâtinés d'un humour qui n'est pas sans rappeler l'humour typiquement juif d'un Woody Allen ou des frères Cohen. Au coeur de cette exploration métaphysique, un rapport particulier au langage, vecteur artificiels de nos émotions naturelles.
Un chat qui parle et qui communique avec les humains, leur donnant des leçons de morale, personnage mi-arrogant, mi-attachant... On ne peut pas ne pas se souvenir des fables de La Fontaine ou des contes de Charles Perrault en ouvrant les albums du Chat du Rabbin. Dès les premières pages de la série, Joann Sfar n'hésite pas à lancer son félin bavard dans une conversation avec le "rabbin du rabbin", au cours de laquelle l'animal révèlera la crédulité et le dogmatisme de l'homme en lui faisant croire qu'il est le Tout-puissant incarné en chat. La réaction ne se fait pas attendre: "Il se met à genoux et implore mon pardon." La situation particulière de la fable permet de mettre en avant les défaillances propres à l'homme, par le biais de l'animal brusquement mis à son niveau. Et l'être humain de rêver de s'incarner en animal, pour alléger le poids de ses erreurs et de son ignorance... "[Mon maître] ne comprend pas pourquoi je veux être humain, alors qu'il aimerait tellement être un chat, lui." constate l'animal, perplexe.
Alors que le conflit israëlo-palestinien et d'autres affrontements utilisent encore la religion comme prétexte morbide aux massacres, un appel à la tolérance apparaît comme une évidence. Mais sous le crayon de Joann Sfar et les couleurs de Brigitte Findakly, l'exhortation devient à la fois bien plus subtile et plus puissante: la cohabitation, parfois difficile, mais réelle, de deux esprits différents se manifeste dans certaines cases: "Alors ils ont prié. Tous les deux. L'un tourné vers Jérusalem, l'autre vers La Mecque" semble sussurer une des vignettes du deuxième tome de la série. Quand un âne et le chat se disputent pour savoir si Messaoud Sfar (!) était un "grand soufi" ou "un rabbin", leurs paroles intelligibles se changent en onomatopées animales, qui évoquent hélas une cacophonie humaine, trop humaine.
Dans La Bar-Mitsva, premier tome de la série, le fameux chat du Rabbin acquiert le don de la parole en avalant un perroquet insupportable. Dès lors, l'animal ne cessera plus de commenter, raconter, évoquer: contrairement à la BD traditionnelle, les bulles de Joann Sfar sont rarement reliées aux personnages. La plupart d'entre elles flottent dans la partie supérieure de la case, et le chat se fait narrateur, rapportant les paroles des autres personnages. Les images bénéficient ainsi d'un regain de puissance visuelle (le premier album est dédié "à tous les peintres d'Alger au XXème siècle"), la fonction figurative étant en partie réduite: le dessinateur peut développer dans des cases "libérées" son sens du détail, et se concentrer sur le corps du félin, terriblement expressif. Il s'étire, se recroqueville, s'allonge, bondit et griffe, avant de se lover dans les bras de sa maîtresse. En suivant cette silhouette palpitante, on comprend mieux le choix de la technologie 3D, qui est peut-être la plus appropriée pour s'approcher de l'imprévisibilité corporelle de l'animal (hélas, comme cela est (trop) souvent le cas, le relief est très mal exploité. et n'apporte strictement rien au long-métrage...)
Il s'agissait déjà d'un thème central dans Gainsbourg, vie héroïque, le premier film de Joann Sfar. Le spectateur voyait sur l'écran un personnage étrange, effrayant, qui incarnait les fantasmes du chanteur, et le costume qu'il s'était fabriqué pour surmonter sa timidité. "Je lui dis qu'avec la parole on peut dire ce qu'on veut, même des choses pas vraies, que c'est un merveilleux pouvoir, qu'il devrait essayer." raconte le chat à son Rabbin. Joann Sfar semble s'inspirer des mythes fondateurs de l'humanité: en premier lieu, Prométhée, voleur du feu des dieux antiques pour le donner aux hommes, puni aussi bien pour son insolence que pour sa bonté; mais aussi Caïn et Abel, le premier tuant le second par jalousie (et par fanatisme!), le Golem de la légende yiddish, qui prend vie, ou encore la Tour de Babel, qui est à l'origine de l'altérité de la parole entre les peuples. En adaptant ces légendes à la figure d'un "simple" chat, Sfar questionne la théologie, certes, mais invite aussi à l'humilité.
Joann Sfar, Brigitte Findakly, Le Chat du Rabbin (5 tomes ou intégrale), Le Poisson-Pilote, Dargaud
Joann Sfar, Serge Moati, Antoine Delesvaux, L'Art du Chat du Rabbin, Dargaud
Du 27 mai au 27 août 2011, 50 oeuvres préparatoires du film Le Chat du Rabbin sont présentées à la galerie Arludik, 12-14, rue Saint-Louis en l'Ile 75004 Paris www.arludik.com
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