Jean-Louis Servan Schreiber est mort des suites de la Covid 19 le 29 Novembre 2020. Nous l'avions rencontré il y a 10 ans à l'occasion de la sortie de son livre Trop vite ! Nous republions cet entretien rempli de sagesse.
Un bureau lambrissé, peuplé de livres et de quelques objets choisis. Jean -Louis Servan-Schreiber nous reçoit pour parler de son dernier essai, Trop vite ! autour d’une tasse de thé vert et de quelques uns de ses célèbres sablés maison. Nous donnant l’impression qu’il sait arrêter le temps pour prendre le sien quand bon lui semble, le président du directoire du célèbre magazine Psychologies évoque les ravages du court- termisme et la nécessité pour chacun de retrouver le sens de son espace intérieur pour « mieux vivre sa vie ».
Jean-Louis Servan Schreiber est mort des suites de la Covid 19 le 29 Novembre 2020 à l'âge de 83 ans. Nous l'avions rencontré il y a dix ans à l'occasion de la sortie de son livre Trop vite ! Sous ses allures de sphinx noir, celui qui nous enseignait un nouvel art du temps, militait pour un recentrage vers une slow life bien tempérée, nous éclairait sur le chemin de la connaissance et de la conscience. Le monde perd un sage qui a éclairé de nombreux esprits que ce soit au travers de l'aventure de Psychologies ou de Clés. Cette fois-ci c'est lui qui est parti trop vite.
Jean-Louis Servan-Schreiber : Nous sommes en effet face à un réel paradoxe entre une réalité et une perception de cette réalité. Souvent je pense au film de Walt Disney, Fantasia, lorsque Mickey multiplie à l’infini balais et sots et se laisse déborder par son pouvoir magique. Nous aussi, nous nous laissons déborder par nos créatures. Depuis deux cents ans, nous avons joué aux apprentis sorciers. Nous avons inventé de multiples technologies et instruments pour dépasser nos performances. Grâce aux nouvelles technologies nous avons atteint l’instantanéité dans de nombreuses tâches. Et cela coince ; comme dans une valise dans laquelle on voudrait faire rentrer trop de choses.
JLSS : Oui, trop de possibilités anéantit notre désir, car l'abondance nous place en situation de soumission au flux ambiant. Et de plus, notre « valise » temporelle quotidienne reste identique. Les journées n’ont que 24h, et cela nous ne pouvons le changer. Même si notre périmètre de choix a augmenté, il y a un décalage entre ce que nous pourrions faire et ce que nous faisons. Cette démultiplication des possibles nécessite en permanence de faire des choix, de trier en quelque sorte, et c’est alors que naît la sensation d’être « débordé ».
JLSS : Certainement. L’obsession de la vitesse, ou la vitesse comme puissance. Nous ne savons plus où nous allons, mais nous y allons en courant ! La vitesse et la performance : le livre qui incarne peut-être le mieux notre époque est le Guiness book of records : peu importe pourquoi, mais le record est là, il semble « repousser les limites de notre réel ». Il faut se dépasser, aller toujours plus loin et plus vite…. Et finalement, c’est nous qui somme dépassés, par ces objets- mêmes que nous avons créés.
JLSS : Le court-termisme, c’est notre nouveau rapport au temps. Une vision sans prise de recul, où l’action ne s’ajuste plus par rapport à un projet, mais en réaction à l’immédiat. C’est en quelque sorte une gestion systématique par l’urgence et non par une évaluation de l’importance. Cette attitude nous place parfois en pleine absurdité, car la réponse immédiate se prive de toute réflexion sur ses conséquences. Un des exemples qui illustre cette attitude est reflétée par l’expression : « Il faut agir à cause des marchés financiers ». Cela signifie qu’une entreprise va prendre une décision en fonction de la réaction de marché, sans se préoccuper de sa véritable politique industrielle. Il y a un autre mot dont la sémantique me semble très caractéristique : « La volatilité », on emploie ce mot à propos du monde financier, mais il s’applique à toute notre société, instantanée et volatile.
JLSS : Il y a un mot qui est une invention du XXème siècle, c’est l’interactivité. A partir du moment où nous sommes tous reliés en simultané, nous rentrons dans une sorte de frénésie, car nous n’avons plus le temps de prendre du recul, car nous « interagissons ». Cet élargissement de la communication qui est extraordinaire finit par imposer la réponse simultanée comme une norme et la réflexion comme une rareté.
JLSS : La mise en danger de la planète par cette vision court- termiste nous oblige clairement à changer de tempo et de point de vue. Cette nouvelle prise en compte de la relation entre l’homme et l’environnement nous amène ainsi à changer de perspective, à faire un usage raisonné de la vitesse, à repenser le progrès dans cet équilibre entre nous-même, les autres et le monde. En cela, c’est une chance, car le moteur de la lutte pour l'écologie va plus loin que la défense de nos ressources naturelles, elle conduit à une autre façon d’envisager le progrès.
JLSS : Au contraire ! Le vrai progrès est celui qui pense l’amélioration de notre vie et pas celui qui nous rend plus "malheureux". Ce n’est pas le progrès qui est dangereux, c’est perdre sa maîtrise et être dépossédé par lui qui l’est. En ce qui me concerne, je ne discute pas le progrès, j’en profite, j’essaie simplement qu’il ne m’écrase pas en passant !
JLSS : Je ne suis pas un défenseur du papier. Je le suis de la lecture et des mots, pas de l’objet « livre » en tant que tel. J’apprécie les fonctionnalités et le confort qu’offre un lecteur numérique. Et ajoutons, que cette technique contribue à faire des économies de papier et à lutter contre la déforestation. Mon livre est d’ailleurs disponible sur Ipad. L’Ipad permet la redécouverte de notre patrimoine, il met les trésors de la littérature, parfois oubliés, à portée de la main : récemment j’ai relu Les Misérables sur mon Ipad et j’en ai été très heureux. Je rêve de faire disparaître les bibliothèques chez moi qui ne sont finalement que des cimetières !
JLSS :Je ne suis pas là pour donner des solutions, je fais un constat. Sur le plan individuel, nous pouvons agir chacun, reprendre les rênes de nos vies. Il nous est heureusement possible d’agir sur sa propre vie. Chacun peut remettre un peu plus de long terme et d’espace intérieur dans la pratique de sa vie. Et influer ainsi sur l'évolution collective de notre société.
JLSS : Mes auteurs de prédilection sont Cioran, Montaigne. Victor Hugo aussi, que j’ai redécouvert récemment. Je citerai aussi trois livres qui m’ont marqué : Psychothérapie existentielle de Irving Yalom, Le bonheur- liberté de Serge-Christophe Kolm et Finite and Infinite games de James P. Carse .
Photos : Tim Perceval
->Jean-Louis Servan-Schreiber, Trop Vite ! Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme, Albin Michel
->Le site du livre : http://tropvite.fr/
-> Lire aussi sur Viabooks la fiche du livre ainsi que notre critique.
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