Grand entretien

Marcelino Truong : «Dans '40 hommes et 12 fusils', j'ai voulu me confronter à la mémoire de la guerre d'Indochine»

Après deux premiers romans graphiques retraçant les tribulations de sa famille sur fond de guerre du Viêtnam, Marcelino Truong délaisse l’autobiographie pour la fiction avec un troisième opus, 40 hommes et 12 fusils, (Éditions Denoël Graphic). Un voyage initiatique au cœur de la Guerre d’Indochine, étudiée sous le point de vue des Viêt-minh, et plus précisément celui d'un artiste. Rencontre avec un auteur qui cherche dans les traces de l'Histoire les lumières de son propre regard.

Portrait de Marcelino Truong © DR Portrait de Marcelino Truong © DR

Marcelino Truong est né aux Philippines, d’une mère française et d’un père viêtnamien diplomate représentant de la République du sud-Viêtnam (pro-occidentale) à Manille, puis attaché culturel à à Washington. Écolier à Saïgon, Marcelino vit une enfance marquée par les premiers soubresauts de la Guerre du Viêtnam. Une période qu’il vit avec intensité dans un mélange d’excitation et d’angoisse. Il a 6 ans lorsque ses parents décident de quitter le Viêtnam où la situation politique et militaire ne cesse de se dégrader. Nous sommes au début des années 60. Un départ qui le conduit d’abord en Angleterre, puis en France où il s’installe. Diplômé de Sciences-Po, agrégé d’anglais, il choisit pourtant de devenir peintre, illustrateur (Libération, Le Figaro Littéraire, Elle, L’Express, Le Journal du Dimanche…) et auteur de bandes dessinées. Il développe une oeuvre subtile à travers laquelle l’image d’un Viêtnam vécu ou rêvé occupe depuis toujours une place de choix.

Du roman autobiographique à la fiction

Après avoir brillamment raconté son enfance et sa jeunesse dans «Une si jolie petite guerre» (2012) et sa suite «Give peace a chance» (2015), Marcelino opte cette fois pour la fiction et explore avec «40 hommes et 12 fusils» la nature et les arcanes de la Guerre d’Indochine. Dernier volet de sa trilogie viêtnamienne, ce roman graphique nous emmène sur les pas de Minh, jeune artiste peintre viêtnamien engagé dans le combat pour l’indépendance de son pays aux côtés du Viêt-minh.

Un regard inédit sur la guerre d’Indochine

Un regard inédit sur la guerre d’Indochine, entre idéalisme de jeunesse et réalisme politique. Marcelino Truong pose en effet un regard sensible, à la fois critique (George Orwell et Simon Leys ne sont jamais très loin…) et empathique, sur les hommes et les femmes de cette époque. Un projet longuement mûri et incroyablement documenté, servi par un style graphique reconnaissable entre tous, mais aux influences multiples: de la ligne claire de Floc'h en passant par le trait de Loustal, mais aussi le choix de la gouache et de la couleur directe. Comme dans ses deux précédents romans, il tente de comprendre - sans absoudre - les responsabilités des uns et des autres dans ce qui demeure l’une des grandes tragédies du XXe siècle.

Marcelino Truong répond à nos questions avec franchise et... diplomatie, comme il se doit ! 


Légende : Une réunion chez le commissaire politique © Marcelino Truong- Denoël Graphic

Viabooks: Après Une si jolie petite guerre et Give peace a chance, vous avez choisi avec ce troisième roman de délaisser la guerre du Viêtnam pour évoquer celle d’Indochine. Pourquoi ce changement d’époque ?

Marcelino Truong : Je voulais revenir aux origines de la guerre du Viêtnam. Remonter non pas à 1945, parce que l’histoire aurait été trop longue, mais à l’automne 1953 quand le Parti Communiste viêtnamien lance sa grande réforme agraire dans les zones sous son contrôle. Le récit fait aussi référence à l’année 1949, autre moment charnière et véritable tournant de la guerre d’Indochine. Cette année-là, Mao Zedong et ses partisans prennent le pouvoir en Chine et apportent très rapidement une aide massive au Viêt-minh, qui se renforce, mais tombe aussi inéluctablement sous influence maoïste.

Chose très rare, on y découvre la guerre du côté Viêt-minh. Une vision trop méconnue selon vous ?  

M.T: Certainement. J’ai choisi cet angle parce qu’il y a déjà beaucoup de choses en BD et en littérature générale sur la guerre du côté français. Très peu sur l’autre camp, celui du Viêt-minh. Je trouve que celui-ci est très méconnu en France et en Occident. Et je note qu’il est, soit très idéalisé, soit caricaturé et diabolisé à l’extrême. Les récits des anciens combattants Français pêchent notamment par une certaine ignorance du contexte social et politique de l’époque.

Minh, le héros, que nous suivons tout au long de sa participation à la lutte pour l’indépendance, est un ancien élève de l’École des Beaux-arts à Hanoï. Un artiste comme personnage principal… Le choix peut surprendre ?

M.T: Oui, cela peut surprendre car ce n’est pas aux artistes qu’on pense en premier lieu lorsqu’on évoque la guerre. Mais leur rôle lors des conflits a parfois été très important et cela m’a toujours intéressé. J’ai beaucoup étudié leur participation à la Première guerre mondiale du côté des Britanniques. Au Viêtnam leur fonction était de mettre leur art au service de la lutte pour l’indépendance. Les écrivains, les poètes, les comédiens, les musiciens, les chanteurs et les peintres, tous étaient mis à contribution. La raison en est simple : il fallait s’adresser à de jeunes combattants qui étaient la plupart du temps des paysans illettrés. Pour faire passer les messages il était donc nécessaire d’avoir recours à des affiches, des dessins, des pièces de théâtre. Minh, le héros, est l’un de ces artistes qui circulaient dans les unités combattantes lorsqu’elles étaient au repos pour leur offrir des moments de détente, tout en faisant passer les mots d’ordre du Parti.  

Votre héros est issu de la classe instruite, donc associée à la classe dominante, pourtant il choisit de prendre le maquis…

M.T: Minh est issu de la bourgeoisie de Hanoï. Son père est un haut fonctionnaire qui travaille pour ce qu’on a appelé l’État Associé du Viêtnam. On l’ignore trop souvent mais la France a octroyé l’indépendance au Viêtnam en 1948 pour offrir une alternative politique au projet communiste du Viet-minh, et ce, sous l’égide de l’ancien empereur Bao Daï. Indépendance évidemment immédiatement condamnée et rejetée par le Viêt-minh qui y voyait un subterfuge de la France pour se maintenir en Indochine. Quant à mon personnage central, Minh, oui, il s’engage, mais malgré lui…  

C’est-à-dire ?

M.T: Nous sommes en 1953 et le hasard fait qu’il se retrouve en province dans son village natal passé sous contrôle du Viêt-minh, lequel est en train de procéder à un début de réforme agraire visant à redistribuer la terre aux paysans. Minh appartenant à la classe possédante, il se retrouve inévitablement en danger, menacé d’être traduit devant un tribunal populaire dont le verdict est connu d’avance. Il n’a donc d’autre choix que de déclarer qu’il est un «ami de la Révolution» et qu’il est venu se porter volontaire pour s’engager dans l’Armée populaire…

C’est pourtant un idéaliste…

M.T: Un hédoniste, davantage qu’un idéaliste. Minh est un personnage fictif, et j’ai souhaité qu’il ressemble aux jeunes Français d’aujourd’hui. Autrement dit, il n’est pas particulièrement politisé. Il n’a aucune envie d’aller faire la guerre. Lui, rêve d’aller à Paris visiter le Louvre et les caves de Saint-Germain-des-Prés pour y écouter Juliette Greco, dont il écoute les disques.

Peut-on (aussi) lire votre dernier roman comme un réquisitoire contre le totalitarisme ?

M.T:  Certainement. Et pour une raison assez simple : côté Viêt-minh, il n’y a qu’une idéologie autorisée, celle du Parti, qui à partir de 1949 sera fortement teintée de maoïsme avec tout ce que cela comporte. C’est-à-dire une version asiatique du marxisme, particulièrement violente. On peut parler de totalitarisme dès lors qu’une seule pensée est autorisée. C’est le cas. Dans ce système il fallait non seulement endosser cette pensée, mais également faire montre d’enthousiasme. Toute hostilité pouvait vous valoir des ennuis. Donc oui, Minh se sent très vite étouffé par la propagande, les sermons des commissaires politiques, la falsification des faits, le fanatisme idéologique… Alors, au début, il rechigne à mettre son art au service de l’idéologie.
Légende : Minh, étudiant aux Beaux-Arts de Hanoï © Marcelino Truong- Denoël Graphic

« 40 hommes et 12 fusils », le titre nous intrigue. À quoi fait-il référence ?

M.T: Il est ici question des Unités de propagande armée qui faisaient partie intégrante du Viêt-minh, mais qui ne combattaient pas directement. Leur mission était de faire en sorte que la population adhère au programme et à l’idéologie du Viêt-minh. L’un des aspects de ces unités était qu’elles n’exigeaient pas un armement important. Les « 12 fusils » font référence aux douze hommes ou femmes qui assuraient la protection de ces petites troupes de saltimbanques lors de leurs déplacements de village en village afin de prêcher la « bonne parole ». Mais cette garde armée avait aussi pour vocation de surveiller l’auditoire et repérer toute personne hostile lors des haltes dans les villages. C’est pour cela que les artistes qui composaient ces troupes ont très souvent déchanté.

C’est le cas de Minh, votre héros…

M.T: C’est son cas, en effet. En tant qu’artiste bourgeois ayant fait ses études aux Beaux-Arts de Hanoï, il éprouve de réelles difficultés d’adaptation au climat politique de plus en plus fanatique. Une nouvelle vie particulièrement austère pour ceux qui, comme lui, avaient connu le monde d’avant… 

Loin de retracer uniquement le quotidien des combattants vous mettez aussi en scène les héros méconnus de cette guerre, comme les artistes, mais aussi les porteuses de vivres et de munitions…

M.T: Comme vous le dites il n’y a pas eu que des combattants. Le Viêt-minh, c’était aussi une armée de porteuses et de porteurs qui ont assuré la logistique, en acheminant vers le front des tonnes de vivres et de munitions. Malheureusement, cet héroïsme du peuple, absolument indéniable, auquel j’ai tenu à rendre hommage, fut exploité et mis au service de l’idéologie d’un État totalitaire forgé par la guerre et pour la guerre.

Votre livre est truffé de détails historiques qui réjouiront tous les passionnés d’Histoire. Pourquoi était-ce si important pour vous de rentrer autant dans le détail ?

M.T: Parce que j’ai beaucoup étudié la question et je suis souvent très agacé quand je vois des bandes dessinées ou des livres dans lesquels la reconstitution historique est inexacte, avec des anachronismes, ou des approches caricaturales. J’ajoute que si certains détails peuvent sembler superflus pour un lectorat français, cela est beaucoup moins le cas au Viêtnam, où cette épopée est fondatrice du système politique actuel. La bataille de Diên Biên Phu, par exemple, est un événement mythique pour bien des Viêtnamiens, encore aujourd’hui, et ceux-ci sont très attachées à l’exactitude des faits, des lieux, des vêtement portés, des armes utilisées... J’ai pu moi-même le constater lors de mes voyages. J’y tiens aussi pour éviter les « chinoiseries » approximatives, et pour que ce type de récit soit crédible.


Légende : Les combats à la frontière chinoise © Marcelino Truong- Denoël Graphic

Ceux qui suivent l’évolution de votre travail n’auront pas manqué de relever quelques changements dans votre technique graphique. Est-ce vraiment le cas ?

M.T : Oui, en effet, ce dernier travail fait montre d’un réalisme plus marqué que dans mes ouvrages précédents. C’est dû à l’outil que j’ai utilisé. Pour les deux premiers romans graphiques, j’avais travaillé de manière classique : table lumineuse, crayonnés, mise au propre sur papier noble, encrage et couleur directe… Toute une chaîne de travail relativement longue et parfois fastidieuse. Pour celui-ci j’ai souhaité travailler avec une tablette graphique présentant de nombreux avantages comme la possibilité de travailler sur de multiples calques, d’agrandir à volonté, de recadrer, d’effacer autant qu’on le souhaite, et même d’insérer du texte dans les bulles, avec la police de son choix… Bref, de véritables atouts pour réaliser une BD et, de surcroît, une reconstitution historique. Un outil formidable, mais il faut cependant prendre garde à ce que le dessin ne soit pas trop réaliste, et privilégier une forme de «réalisme poétique»…

On ne peut évidemment s’empêcher de voir un peu de vous-même sous les traits de cette jeune recrue de l’Armée populaire… Vous confirmez ?

M.T : On me fait souvent cette observation. C’est vrai, mais ça n’a rien à voir avec une quelconque vanité. Simplement l’une des grandes difficultés de la bande dessinée réside dans la création d’une galerie de personnages reconnaissables tout au long du récit. Une solution de facilité consistait à me prendre moi-même comme modèle pour le personnage principal. Restaient évidemment tous les autres personnages. Pour se faire je me suis beaucoup appuyé sur des films viêtnamiens disponibles sur Youtube.

Comme pour les deux précédents ouvrages, votre travail est une fois encore très documenté. Quels livres et quels auteurs vous ont été utiles ?

M.T: Difficile de répondre. Je lis depuis des années sur ce sujet et je dispose d’une bibliothèque pléthorique sur le Viêtnam, en partie léguée par mon père. Mais si je devais en citer deux, je dirais d'abord, China And The Vietnam Wars, 1950-1975, un ouvrage très éclairant et très innovant de l’historien chinois Qiang Zai. Il y a aussi un ouvrage publié en France chez Armand-Colin sous le titre Carnet de guerre d’un jeune Viêtminh à Diên Biên Phu, de l’artiste-combattant Pham Thanh Tâm.

Avec votre dernier roman graphique n’est-ce pas finalement une trilogie qui s’achève ?

M.T : Oui, en quelque sorte. Ces trois romans donnent en effet une vue exhaustive des 30 années de guerre qui ont ravagé le Viêtnam, de 1945 à 1975. Y aura-t-il d’autres ouvrages sur le sujet ? Pas dans l’immédiat en tout cas, vu le travail de romain que cela m’a demandé. Et cela dépendra également de son succès ou non en librairie… Comme pour les écrivains, le métier de dessinateur est aussi plein d’incertitudes, et loin d’être un long fleuve tranquille.

> Marcelino Truong, 40 hommes et 12 fusils, Indochine 1954, Editions Denoël Graphic, 296 p. 28,90 € >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

Toutes les illustrations de cet article sont extraites du livre 40 hommes et 12 fusils. Elles sont la propriété de Denoël Graphic et Marcelino Truong. Toute reproduction sans autorisation est interdite.

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