Bernard Franck fut l’intarissable plume qui parlait des auteurs, tout en racontant ses rêveries et l’incorrigible écrivain qui parlait de sa vie autant que de ses écrits. A l'occasion de la sortie du livre de Martine de Rabaudy, évoquons le parcours de celui qui fut un inimitable témoin des lettres, pendant toute la deuxième moitié du vingtième siècle.
Bernard Frank est né en 1929, ce qui comme il le disait en riant était une « petite année pour la bourse, mais une très bonne année pour le Bordeaux ». En 2006, il succombe à une crise cardiaque, au beau milieu d'un repas. Pendant ces 77 ans, il ne cessa d' adorer la gastronomie, resta toujours brouillé avec les chiffres et écrivit quelques romans, ainsi que d'innombrables chroniques et essais.
Martine de Rabaudy qui signe une jolie évocation de cet inclassable personnage, cite en exergue de son ouvrage, cette phrase de Marguerite Duras, qui sonne comme un hommage : « Sur les livres, on a toujours deux sortes d’idées, les siennes et celles de Bernard Frank ». Des idées, Bernard Frank en était le roi. Une pensée libre et agile, maniant l’art de la digression comme personne. Il aurait pu être l’enfant incestueux de Marcel Proust, du duc de saint Simon ( une de ses idoles) et d’Alexandre Dumas. On lui doit quelques formules légendaires : « les hussards » pour parler de la bande à Nimier, « Galligraseuil », pour évoquer la puissante domination des maisons Gallimard, Grasset et Le Seuil dans l’attribution des Prix littéraires.
Il avait ses écrivains fétiches : Proust, Stendhal, Drieu La .Rochelle, Fitzgerald … et ses têtes de turc : Jean Cau, Camus, Robbe-Grillet, Jean d’Ormesson… Il avait aussi ses lieux de prédilection, la Normandie, la côte varoise et la gastronomie française. Celui dont Sartre avait constaté qu’il « écrivait pour ne pas travailler », avait décidé de vouer sa vie à vivre, s’amuser.
Cet intermittent des lettres, tout autant que sans domicile fixe, connaîtra de nombreuses résidences au gré de ses amours ou amitiés, dont celle qui fut la plus spectaculaire fut celle qui le lia à Françoise Sagan. Tous deux formaient un couple d’enfants terribles, prêts à festoyer et à flirter avec la fête comme on danse avec les nuits, pour mieux oublier la tristesse des jours. Bernard Frank avait connu l’Occupation, dans la peur d’une cachette, qui avait peut-être scellé alors son destin d’itinérant. Martine de Rabaudy raconte que ses effets personnels se réduisaient à une collection de livres de La Pléïade, son Saint-Simon, son Vidal ( car il était hypocondriaque), quelques vêtements et quelques bouteilles : le tout lui permettait de changer de résidence comme on part en voyage. Ainsi traversa-t- il les années cinquante, soixante, soixante-dix avec la désinvolture de ceux qui ont perdu toute illusion et qui ont décidé de profiter de l’instant présent, comme pour oublier qu’il eût pu en être autrement .
Fervent défenseur du "se- laisser-vivre", il ne se plia jamais aux contraintes de la réalité et mit un point d’honneur à faire l’éloge de la paresse. Travailler retirait le plaisir du « goût ». Or Bernard Frank voulait savourer, non pas se forcer. Ses livres, il les écrivit en majorité lorsqu’il était jeune, puis se contenta de devenir un des lecteurs les plus éclairés de France. Ses chroniques qui étaient chacune des petits bijoux d’écriture, incarnaient la quintessence de cet esprit français : « parler des choses sérieuses avec légèreté et avec légèreté des choses graves ».
Et de quoi parlait-il dans ses chroniques du Nouvel Observateur, du Matin de Paris, du Monde ou de l’Egoïste ? De tout ce qui lui traversait l’esprit : il se vivait comme le feuilletoniste d’une époque, se glissant comme un chat dans les méandres de la vie des lettres (édition, ton univers impitoyable...). Il écrivait aussi sur ses lectures, avec un sens de l’association improbable parfois impertinente, mais toujours pertinente. On le disait féroce, il avait même quelques détracteurs, mais en même temps son érudition forçait le respect, car à force de déclarer que « cela lui prenait beaucoup de temps de rester oisif », il finissait par mettre beaucoup de talent à écrire "sans en avoir l'air".
Il soignait son dilettantisme, comme une parure, au point que celui-ci finit par devenir une véritable nature. Sa hantise était l'ennui : dans" Solde", il écrit à propos des écrivains en général : « C’est bizarre cette double inconstance : ne pas savoir quitter la scène en beauté, et s’acharner à ne pas écrire les livres pour lesquels on a été mis au monde ». En vérité, si Bernard Frank n’écrivit pas tous les livres qu’il portait en lui, il sut toujours partir avant de lasser. En séducteur, il savait ne pas « tout donner », retenir ces nombreux écrits potentiels, alimentant ainsi une sorte de frustration, donc de désir.
C'est que Bernard Frank se voulait le chantre de la lecture , "pour son bon plaisir", un privilège quasi-royal. Tel un prince, Bernard Frank nous a toujours nourris de son intimité, car plutôt que de chercher à travailler sur le terrain des autres, il fit ce qui lui sembla le plus simple : nous conduire vers son univers personnel, au gré de ses pensées, ses lectures et ses promenades en tout genre : littéraires, gastronomiques, mondaines… Rien de plus alléchant qu’un plat dont on arrive à sentir le fumet : avec Bernard Franck c’est toute la littérature qui vibrait, les écrivains qui vivaient éternellement et les livres qui semblaient nous attendre.
La cigale Frank aura ainsi lu tout l’été, l'immense été de sa vie... à nous de danser maintenant au fil de ses pages, et au fil de toutes celles qu’il nous donne envie de découvrir.
Martine de Rabaudy, Une saison avec Bernard Frank, portrait. Flammarion.
Bernard Frank, Solde, Flammarion
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