Il vient tout juste d'ouvrir le bal des prix littéraires avec le grand Prix du Roman de l'Académie Française. Son nom: Eric Faye, auteur de Nagasaki, un texte court, incisif dont le titre angoisse autant qu'il interpelle. Toujours à la lisière de la réalité, ce dernier roman nous convie à la manière d'une fable à questionner les rapports humains dans nos sociétés contemporaines.
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Une citation de Pascal Quignard ouvre le dernier roman d'Eric Faye comme une lumineuse promesse. Il y est question de bambous, de floraison et de mort à même date quels que soient les lieux où ils ont été plantés. Le livre débute comme un jeu surréaliste où un homme célibataire observe son réfrigérateur jusqu'à le penser hanté.
Tiré d'un fait divers trouvé dans la presse, Nagasaki raconte la vie ordinaire de Shimura San qui découvre à intervalles plus ou moins réguliers que certains objets de son quotidien changent de place chez lui. Grâce à l'aide d'une caméra dont il peut suivre les mouvements de son bureau, il se trouve nez à nez avec une inconnue qui déambule chez lui à son insu. Nagasaki fait ainsi le récit de deux étrangers qui vivent ensemble sans le savoir. Récit qui questionne notre monde contemporain et les espaces dans lesquels nous évoluons. Déplacements, effets de décalage se répètent dans ce texte troublant. Par le biais de l'image, l'homme rentre comme par effraction chez lui. Il surveille, guette et appelle l'âme des lieux: "Est-ce qu'une web cam à force de balayer le formica d'une cuisine n'en vient pas au bout d'un temps à filmer aussi les esprits des lieux."
De son bureau, voyant la personne qui s'est introduite chez lui, il appelle la police et dans un deuxième temps regrette presque son geste défensif. Tout le livre joue sur le paradoxe entre un état de faits inacceptable en soi souligné par le frisson et la crainte de celui qui ne se sent plus chez lui, et en même temps la séduction d'un événement qui arrive enfin dans la vie monotone de cet homme célibataire dont on apprend dès la première page que "sans vouloir exagérer, il n'est "pas grand chose" cultivant des habitudes de célibataire qui lui servent de garde fou et lui permettent de" se "dire qu'au fond, il "ne démérite pas trop"
La femme découverte dans le placard fait encore écho à la violence du monde contemporain, symbolisant la détresse humaine, la perte de repères et le glissement rapide vers l'exclusion. Plus de ressources, plus de toit, plus d'amis vers qui se tourner. Victime de l'errance et du vide, elle se cache chez les autres pour trouver de la chaleur et du réconfort. Elle passe du temps chez un inconnu qu'elle aperçoit et entend vivre pendant plus d'un an.
Lorsque le narrateur prend conscience de la situation et que la police lui raconte les faits; violé dans son intimité, il sent le trouble monter en lui. Bouleversé, il va jusqu'à se mettre dans la position de l'inconnue clandestine, s'imaginant dans la peau de celle qu'il a suivie à la trace. Eric Faye a remarquablement perçu et rendu les sentiments de détresse et de culpabilité qui traversent les deux personnages.
Trouvant difficilement le sommeil dans son propre univers, Shimura San imagine quantité de scénarios et ouvre le vaste champ des fantasmes. Mais la clandestine n'était pourtant ni Madame la Peur, ni Madame la Mort, plutôt Madame Tout le Monde sans grandeur. Elle devient néanmoins au moment où on la découvre l'élément déclencheur d'une prise de conscience de la part de Shimura San.
Tristesse teintée de la vaste solitude d'un monde où "le nous meurt" où "au lieu de se regrouper autour d'un feu, les je s'isolent, s'épient. Chacun croit s'en sortir mieux que son voisin et cela, aussi, c'est probablement la fin de l'homme". Solitude d'autant plus grande en ces temps où la Crise,"ce mal mystérieux" se développe partout. Le soir après l'arrestation de la clandestine, le narrateur se retrouve seul chez lui "- seul comme si je m'étais fait plaquer" note le texte.
Au demeurant, ce fait divers narrant l'intrusion dans un lieu privé n'aurait pu être traité que pour développer le mal être du temps présent. Mais Eric Faye va plus loin en notant au milieu de l'ouvrage comment apparaît Nagasaki à Shimura Kobo, un lieu "longtemps resté comme un placard tout au bout du vaste appartement Japon avec ses quatre pièces principales en enfilade Hokkaido, Honshu, Shikoku et Kyushu; et l'empire, tout au long de ces deux cent cinquante ans, avait pour ainsi dire feint d'ignorer qu'un passager clandestin, l'Europe, s'était installé dans cette penderie". De cette intrusion dans l'appartement d'un autre, le texte se déplace vers la ville blessée, traquée puis vers un pays, le Japon qui a si longtemps souhaité fermer ses frontières.
Ce texte fait alors le récit de la ville et de son anonymat où les êtres guettent les bruits des trams, de la circulation ou hurlent encore les terribles cigales hystériques qui donnent envie de "se couler de la cire jusqu'aux tympans."
L'intelligence du roman réside dans la manière d'ouvrir à travers un fait divers une pluralité de voix parmi lesquelles différentes réflexions sur le Japon, les robots, les très veilles personnes, Tanabe Tomoji, "doyen de l'humanité, un type horriblement ridé", ou encore la place des femmes dans la société japonaise. Sur le ton de l'apparente plaisanterie, les collègues de bureau du narrateur lui clament en effet: "C'est nous qui n'avons pas votre courage. Courage de quoi? Courage de flanquer nos épouses dehors."
A trente pages de la fin du roman, la femme clandestine s'empare de la voix narratrice tandis qu'elle est encore derrière les barreaux. Déplacement de la caméra, glissement de la perspective. Elle nous raconte les moments où elle se cachait chez lui et ces détails qui n'en sont pas, comme celui de veiller à ne pas laisser de trace ou mémoriser la position initiale de chaque objet avant de le déplacer. Avec ce changement de regard, le texte prend une nouvelle dimension et s'épanouit dans une lettre extrêmement émouvante où on lit le principe du cycle comme le centre de l'énigme.
Eric Faye, Nagasaki, Stock.
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