Inclassable, politiquement incorrect, Jean Genet a créé une oeuvre qui prône l'ambiguïté. Alors qu'il aurait cent ans cette année, relire cet auteur est une invitation à transcender le scandale qu'incarnaient à la fois le personnage et l'écrivain. Si longtemps il fut pour beaucoup d'abord un auteur de théâtre, on lit avec un nouveau regard ses romans, recueils de poèmes et essais critiques. Le rapport au monde chez Genet est avant tout contraire à toute exclusion. Dans cette logique l'écrivain serait moins engagé pour les causes, prétextes de ses oeuvres que profondément pour la littérature. Redécouvrons la puissance de ses univers décalés où tout peut s'inverser à l'infini.
Né de père inconnu, abandonné par sa mère, Jean Genet est propulsé dans le monde comme pupille de l'assistance publique. Son oeuvre et sa vie toutes entières seront marquées du sceau de l'abandon. Si très rapidement, il montre des aptitudes à l'école, il est plus tard diagnostiqué comme mentalement instable. Toute sa vie, il n'aura de cesse de fuir et de tendre vers la solitude. Dès 14 ans, après avoir obtenu le certificat d'études, il s'enfuit du centre d'apprentissage dans lequel il était admis. Fugues et vols en tous genres rythment son quotidien. Ses passages en prison se répètent jusqu'à ce qu'il s'engage dans l'armée et commence à découvrir le monde. A 19 ans, il embarque pour Beyrouth. Puis, ce sera Damas, le Maroc et de nouveau la France qu' il traverse à pied. A 26 ans, il déserte et prend ses jambes à son cou, vagabonde en Europe et lit, lit encore, dévorant Dostoievski. Une fois encore, il passe derrière les barreaux. Et, c'est en prison qu'il commence Notre Dame des Fleurs et compose Le Condamné à Mort. Un écrivain est né.
Outre le fait que l'écrivain y passe de longs mois, la prison est un élément essentiel dans l'oeuvre de Jean Genet. La cellule devient repère en quelque sorte, un peu comme chez le marquis de Sade. L'enfermement est structure et le désir d'incarcération se lit comme la possibilité de l'écriture. D'autre part, la radicale solitude de Genet que développe notamment Philippe Sollers implique l'espace clos. Autre élément important, son oeuvre dès ses débuts suppose de ne pas être édité tant elle est sulfureuse. Rappelons qu'il est d'abord édité clandestinement en pleine occupation pour Le Condamné à Mort. Mais, l'oeuvre comme le personnage sont comme "protégés" par le vernis de l'inacceptable.
Début 1943, alors qu'il tient un étal de bouquinistes achalandé spécifiquement de ses vols, il est présenté à Jean Cocteau qui veut faire publier Notre Dame des Fleurs. Cocteau sent un "miracle" lorsqu'il lit les poèmes de Genet. Celui dont l'habileté à intégrer les milieux mondains est légendaire ouvre à Genet les portes de l'édition en lui faisant connaître beaucoup de monde. De la prison de la Santé en novembre 1943, il écrit à Marc Barbezat qui a lancé en mai 1940 la belle revue L'Arbalète. Les deux hommes vont se lier très étroitement, permettant ainsi qu'en 1945 soient publiées Notre Dame des Fleurs, Miracle de la Rose, Les Bonnes et différents poèmes. Jean Paul Sartre, puis plus tard Jacques Derrida, Philippe Sollers prendront alors la plume pour tenter de saisir l'écrivain qui finalement une fois de plus leur échappera à tous.
La plupart des textes de Genet sont écrits à la première personne. Sa vie et ses expériences si elles sont sources de son oeuvre n'en demeurent pas moins agilement transformées dans l'écriture. Il prend plaisir à broder autour des événements qu'il relate afin d'induire le lecteur en erreur. Il mêle ainsi les souvenirs et les inventions, métamorphosant le matériau de l'histoire. Nathalie Fredette dans son texte sur la fiction biographique chez l'auteur souligne qu' "en remettant en question toute idée d'une adéquation entre auteur et narrateur ou personnages du récit, entre réel et fiction, en interrogeant les échanges et courts-circuits entre la vie et l'écriture, en entretenant mythes et légendes tout en les mimant, Genet trouble autant qu'il eclaircit les eaux du biographique, celles précisément sur lesquelles Narcisse se penche". Le reflet illumine autant qu'il trouble et devient dans sa multiplicité la part profonde de l'identité.
D'autre part, si à de nombreuses reprises il a été qualifié d'auteur engagé, il n'en demeure pas moins qu'il reste toujours seulement observateur. Libre avant tout, il choisit de cultiver sa différence et de gagner "son inattaquable singularité". Du reste, il suggère dans Journal d'un voleur tout un jeu de parallèles entre l'activité du voleur et le mouvement du vol dans l'espace. Sa pratique du vol est expression de la liberté mais aussi comme le souligne Aurélie Renaud "métaphore de l'écriture". Car, dit l'écrivain dans Pompes Funèbres "Ecrire - et avant que d'écrire entrer dans la possession de cet état de grâce qui est une sorte de légèreté, d'inadhérence au sol, au solide, à ce qu'on appelle le réel". Ecrivain, voleur, funambule, trois mots comme autant de synonymes qui définissent celui qui ne cessera jamais de jouer sur l'ambiguïté entre réalité et mensonge, vie et fiction. Genet adopte alors comme le propose encore Renaud "la posture d'Hermès, dieu des voleurs, voleur lui-même, chaussé de sandales ailés et inventeur de la lyre".
Inclassable Genet l'est encore davantage dans son style. Son écriture est le lieu des contradictions. Entre sophistication et extrême crudité, le style se fait marqueur d'identité. L'auteur est obsédé de l'hyperbate qui permet de déplacer, de bousculer l'ordre linéaire. Il jongle avec les registres de la langue et use de l'argot aussi bien que de la forme la plus précieuse. L'argot est d'ailleurs pour l'écrivain "l'usage de mots d'un luxe féroce, des mots qui doivent taillader la chair". L'écriture chez Genet est proche de la danse. Parfois volcanique, parfois tranchante, elle peut aussi se montrer profondément poétique. Marquée par les tensions entre emphase et dépouillement, l'écriture se déploie en mille reflets. La langue est encore à mettre en relation avec les matières du corps que l'auteur ne cesse de souligner dans ses textes. Car comme il le note dans son essai sur Rembrandt, l'individu et le peintre ici en l'occurence est "un être de viande, de bidoche, de sang, de larmes, de sueurs, de merde, d'intelligence et de tendresse, d'autres choses encore à l'infini, mais aucune niant les autres ou mieux: chacune saluant les autres".
En 1966, la présentation de la pièce Les Paravents au théâtre de France aujourd'hui l'Odéon provoque l'arrivée de la police qui doit protéger les représentations des manifestations de l'extrême droite. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. L'oeuvre de Genet implique en effet le scandale de même que toute sa vie l'auteur a joué avec cette volonté farouche d'être en marge de toute forme d'appartenance. De ses engagements politiques dans le cas des mouvements révolutionnaires des Black Panthers et des Palestiniens, il en parle en termes de jeu et de charge érotique: "ces deux groupements ont une charge érotique très forte". La part de jeu se lit aussi dans la provocation: "Aller en Amérique avec les Panthers alors que l'ambassade des Etats Unis m'a refusé trois fois le visa d'entrée, c'était un jeu. Je m'amusais énormément, et ça existe ça aussi". Et, dans ce même entretien donné à Hubert Fichte en 1976 pour Le Magazine Littéraire, il prône davantage la révolte que la révolution. Mais, une révolte individuelle qui permet de n'adhérer à rien et de laisser le monde ne pas changer pour lui permettre "d'être contre le monde". Dans ces lignes est exprimée une part essentielle de la recherche de scandale chez Genet qui se comprend comme la volonté d'être autre.
De la même manière, son homosexualité qu'il ne cache pas est parfum de scandale et répond à son infatigable recherche de la différence. Dans son oeuvre, il bouscule avec violence les frontières identitaires. Dans un récent essai signé Agnès Vannouvong, celle-ci propose de lire Jean Genet grâce à la discipline des "gender studies". Cette étude est intéressante car elle met en lumière le caractère hybride de l'oeuvre de Jean Genet qui se trouve d'ailleurs exprimée dès Notre Dame des Fleurs dans le personnage du travesti Divine. "L'écrivain capte cette instabilité fondatrice et convoque les notions de travestissement d'acteur, de parodie des rôles sexués, de théâtralité qui invitent à repenser le genre et l'identité dans leur rapport à la multiplicité." Genet crée ainsi une oeuvre inclassable car profondément décalée où tout est réversible. Du masculin au féminin, du sacré au profane, l'auteur se plaît à nous faire perdre pied et à confondre les genres. Plus que le travestissement, il s'agirait d'androgynie comme souligne Vannouvong: "sorte de créature androgyne, à mi chemin entre l'homme et la femme, Divine endosse les deux sexes et, dans un geste narcissique, elle-il devient un Tout sexué (...) une drag queen baroque qu'on ne peut enfermer dans une catégorie."
L'inversion est ainsi au coeur de l'oeuvre de Genet. Cette figure donne à l'auteur tous les moyens d'explorer mille et une facettes d'un même événement. Inverser pour détourner de la ligne directrice à suivre. Genet change en permanence d'angle, jouant à l'infini pour mieux explorer le champ des possibles et faire reculer le plus possible les limites. Les personnages sont alors présentés comme autant de cristaux d'attitudes. Nathalie Fredette dans son texte passionnant Figures baroques de Jean Genet nous rappelle un épisode du Journal du Voleur où Stilitano est "totalement vaincu à la fin du roman par un système de glaces". Il est plus que tout autre aux prises avec ces reflets au moment de ses retrouvailles avec Genet à Anvers et se cogne aux glaces. L'inversion s'exprime aussi dans l'oscillation constante entre le sordide et la beauté, la sensualité et l'obscurité si bien développée dans son superbe essai sur Alberto Giacometti où il raconte que ses mains glissent sur les statues du sculpteur et que soudain sa "main vit et voit". La beauté que contemple Giacometti rue d'Alesia est encore à la fois "aigüe" et "si légère grâce aux acacias dont le feuillage aigu, acéré par transparence au soleil plus jaune que vert, semble suspendre au dessus de la rue une poudre d'or."
L'oeuvre de Genet ne craint pas d'être dangereuse. Elle suppose l'individu et est hantée par la mort comme sujet mais aussi comme esthétique. Genet est du reste fasciné par le Japon qui fête les morts. Dans son texte sur Giacometti, Genet écrit: "l'oeuvre d'art n'est pas destinée aux générations d'enfants. Elle est offerte au peuple des morts." Mais, la mort chez Genet n'est jamais traitée avec mélancolie mais plutôt comme un jeu avec l'ironie de la vie et la confiance en ce que les choses perdurent: Dans sa dernière oeuvre, Un Captif Amoureux, il a ces mots: "Le bonheur de ma main dans une chevelure de garçon une autre main le connaîtra, le connaît déjà, et si je meurs ce bonheur se perpétuera". La fascination exaltée de la mort et du mal dans l'oeuvre de Genet peut aussi se lire comme une fête où le jeu et le rire note Melina Balcazar Moreno dans Le Magazine Littéraire "permettent de créer un espace d'échange, une proximité entre les morts et les vivants". De nouvelles lectures de Genet seraient alors invitées comme celle donnant une place au bonheur d'être selon Moreno dont nous doutons tout même et à laquelle nous préférons l' élégant et éclatant culte du hasard, renvoyant au "délicieux Japon" découvert en 1967 et de l'absurdité de notre condition.
Dans une lettre à Roger Blin à propos de sa pièce Les Nègres, Genet note: "Pour le moment une action théâtrale - pour moi et pour ce moment où j'écris-ne doit pas avoir lieu sur une scène mais en moi". Genet est cet homme profondément intérieur qui vit amoureux de la solitude car "cette région secrète, cette solitude où les êtres et les choses également se réfugient, c'est elle qui donne tant de beauté". Cette solitude ou la "royauté secrète"qui permet "l'inattaquable singularité" est encore celle du Funambule: "Que ta solitude, paradoxalement, soit en pleine lumière, et l'obscurité composée de milliers d'yeux qui te jugent, qui redoutent et espèrent ta chute, peu importe: tu danseras sur et dans une solitude désertique, les yeux bandés, si tu le peux, les paupières agrafées." Le funambule à la manière de l'écrivain est cet artiste qui ne peut se refuser "le précipice monstrueux de ses yeux". C'est cette profondeur intérieure qui donne à l'oeuvre de Jean Genet toute sa force et son intensité. Eclatante et pure, elle décrit à quel point cet autodidacte, lecteur passionné de Pierre de Ronsard et de Marcel Proust, formidable critique d'Alberto Giacometti dansait avec le génie.
Jean Genet, Le Condamné à Mort, Gallimard.
Jean Genet, Notre Dame des Fleurs, Gallimard.
Jean Genet, Journal d'un Voleur, Gallimard.
Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti, Gallimard.
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