«Les Livreurs » proposent en exclusivité aux lecteurs de Viabooks leur réflexion sur la littérature à l’ère du numérique. Cette fois-ci, focus sur les blogs BD, leur lente mise en place, leurs nombreuses mutations, ainsi que les nouvelles possibilités d’édition offertes aux professionnels, comme aux amateurs, par cette toute nouvelle sphère de l’Internet.
Commençons par le commencement : pour une majorité d’entre nous, la bande-dessinée est entrée dans les mœurs littéraires. Qu’elle paraisse sous forme d’épopée trépidante, de chronique hilarante ou de strip décapant, dans un volume relié, un journal ou un magazine, celle que l’on surnomme désormais le « neuvième art » a bel et bien acquis sa légitimité culturelle.
Mais la bande-dessinée est un spécimen mutant : à mi-chemin entre art et littérature, elle ne pouvait que se complaire dans ce monde de l’image et de la lettre que constitue Internet.
Pourquoi ai-je souhaité vous entretenir du blog BD aujourd’hui ? Ce terme, transparent au premier abord – une chronique dessinée et publiée régulièrement sur le site d’un particulier – recouvre un monde plus complexe qu’il n’en a l’air. Les blogs BD nous démontrent une nouvelle fois que sur le web, rien n’est simple et que l’Internet, qui assimile et refaçonne sans cesse, fonctionne en fait comme une nature parallèle, qui crée, détruit et adapte continuellement une culture devenue intangible et mouvante.
Le blog BD « à la française » possède un ancêtre sur le web : le webcomic, venu tout droit des États-Unis. Globalement, celui-ci est une transposition en ligne de comics tels qu’il en paraît sur papier ; sa différence avec les blogs BD réside principalement dans le fait que le webcomic constitue une histoire romancée et publiée à long terme, quand le blog BD privilégie le format court et la publication quotidienne, inspirée du vécu de l’auteur.
Les webcomics connaissent leur âge d’or aux alentours de l’an 2000 mais de fameux exemples sont déjà plébiscités par les internautes dès les années 90 : ainsi du webcomic Argon Zark![1], créé par Charley Parker, qui connaît le succès dès 1995. Ces webcomics américains ciblaient en général la communauté geek qui rassemblait les premiers internautes pionniers du net, seuls susceptibles de lire les webcomics. De fait, ces derniers, apparus très tôt sur Internet, constituent rapidement une branche culturelle à part entière et acceptée comme telle aux Etats-Unis ; en France, le webcomic ne parvient pas à gagner son autonomie et reste, dans les mentalités, fortement solidaire des parutions papier. Dès lors, comment expliquer le développement endémique des blogs BD français, qui semble être un phénomène exclusivement numérique ?
Légende photo : Dessin extrait de Les cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters
Avant 2000, la publication de bandes dessinées sur Internet était considérée comme un acte révolutionnaire, manifeste d’une appartenance au mouvement de la BD ligne. Certains s’impliquent même dans le militantisme, tels François Schuiten et Benoît Peeters qui, avec leur série novatrice Les Cités obscures[2], revendiquent une démarche visuelle inédite établissant le dialogue entre le dessin traditionnel et les différents outils numériques : images de synthèse, vidéo…
Puis l’utilisation du web se généralise et au milieu des années 2000, les premiers blogueurs BD font leur apparition. L’Internet de l’époque offre en effet des possibilités non négligeables aux amateurs et aux professionnels : divers moyens de rémunération par la publicité, les appels aux dons, un système d’abonnement, une adaptation papier ; une communication plus efficace grâce à l’accessibilité universelle qu’offre Internet ; des équipements numériques de création et de diffusion efficaces : tablette graphique, scanner… ; l’opportunité de compléter et d’uniformiser le monde propre à l’auteur grâce à un site à son image (généralement conçu et géré par un tiers) ; enfin, l’interactivité entre les médias, qui permet la mise en place de communautés amateurs d’entraide ainsi que l’établissement d’un réseau éditeurs/dessinateurs/lecteurs qui professionnalise le secteur.
Après 2005, le statut de blogueur BD est établi, notamment grâce au franc succès que rencontrent certains blogs BD tels celui de Frantico[3], sous le pseudonyme duquel se cache le dessinateur Lewis Trondheim. Avec l’expansion du phénomène se détachent ses premières particularités, qui le distinguent désormais des autres pratiques de la BD. Ainsi, une interaction permanente et directe avec le lectorat internaute est désormais possible, par le biais de la rubrique « commentaires », à laquelle participe souvent l’auteur lui-même. D’autre part, l’écriture collective entre en scène et plusieurs auteurs se relaient sur un même blog BD, tel Chicou-Chicou[4] ou Les autres gens[5]. Conformément au format du blog, la publication quotidienne ou hebdomadaire est de mise, sous la forme d’autofictions – qui mettent en scène l’avatar du blogueur BD – ou d’anecdotes courtes tirées du quotidien de l’auteur. Dans tous les cas, l’emploi de la première personne domine les modes d’expression.
Depuis 2005, la popularité de ce modèle de libre accessibilité ne cesse de croître et le web a eu tout le temps d’exercer son influence prolifique sur l’évolution des blogs BD. Passons à présent en revue quelques-unes de ses multiples formes.
Parmi les blogs BD qui utilisent la forme classique du post quotidien dessiné, on trouve d’ores et déjà une infinité de variations liées à la personnalité du blogueur, à son inspiration ou encore à la cause politique ou sociale qu’il a adoptée. Le blog de Thomas Mathieu[6] met ainsi en scène les témoignages de harcèlements sexuels que l’auteur reçoit de son lectorat, dénonçant par le dessin les petits supplices quotidiens vécus par les femmes comme par les hommes.
Outre le dessin papier ou numérique, il existe bien d’autres alternatives d’expression en ligne pour les blogueurs BD. On trouve de fait, et ce depuis le début des recherches sur l’interactivité dans la BD numérique dès les années 90, des œuvres de BD animées, qui plongent l’internaute dans un univers multidimensionnel et vivant : je vous invite à aller expérimenter le concept, si vous ne l’avez déjà fait, avec un souvenir d’enfance de Boulet[7].
Avec le TurboMédia, le blog BD se fait interactif : c’est l’internaute qui choisit sa vitesse de lecture au rythme d’un diaporama mêlant cases animées et dialogues dynamiques. Un passage sur les blogs BD de référence pour le TurboMédia, tels que ceux de Malec[8] ou de Boubize[9], vous donnera un excellent aperçu de toutes les possibilités scénaristiques offertes par cet outil, qui s’adapte parfaitement aux nouveaux supports numériques – tablettes, smartphones…
Malgré la fertilité du terrain numérique et le succès de fréquentation des blogs BD, ce média suscite toujours la méfiance parmi les professionnels, qui s’inquiètent des droits de diffusion de leurs œuvres. Afin de gagner en légitimité et en visibilité, les blogueurs BD ont entrepris d’investir d’autres domaines culturels, voire d’apparaître sous d’autres formats…
Se faire connaître au sein d’un festival, haut lieu d’une vivante culture, tel fut l’une des premières entreprises de la sphère des blogs BD. Ainsi fut lancé le Festiblog, qui se tient à Paris tous les ans depuis 2005 et qui a entrainé dans sa foulée la création d’un prix « Révélation Blog » en 2008, dans le cadre du Festival International de la Bande Dessinée à Angoulême. Outre une rencontre en chair et en os entre blogueurs et internautes, ces festivals offrent l’occasion aux blogueurs français d’acquérir le statut d’acteurs culturels à part entière.
Il peut paraître assez contradictoire que les blogs BD tentent de se faire connaître via des supports papier. C’est pourtant en marge du Festiblog qu’ont été édités les Miniblogs de 2006 à 2008. Pour 1 euro, ces petites publications proposaient de faire découvrir quelques auteurs de BD numérique. C’est également dans l’édition papier que certains blogueurs BD trouvent une forme de consécration : des chroniques ayant connu quelque succès sur le net paraissent finalement sous forme d’albums, par exemple Mon chat et moi, par Kek.
On retrouve d’autre part certains blogueurs BD dans le domaine de la publicité. Peut-être sans le savoir avez vous déjà aperçu les nombreuses réclames dessinées par Margaux Motin[10] ou Pacco[11] ? Il semblerait que le succès de ces deux auteurs – dont les publications visent essentiellement un public féminin - ait contribué à la naissance d’un type de blog BD qui expose des réflexions et des dessins d’une grande légèreté de ton, faussement naïfs – on pense en particulier au blog haut en couleurs de Pénélope Bagieu[12] ( Illustration ci-contre).
Il y a enfin l’inévitable attrait de la politique, qui a toujours fait le bonheur des dessinateurs de bandes et autres caricaturistes ; les blogs BD ne font pas exception et n’hésitent pas à délaisser l’anecdote pour embrasser la polémique. On retrouve ici Frantico – alias Lewis Trondheim - et sa caricature de Nicolas Sarkozy, baptisée Nico Shark, dont le blog se vide brutalement en 2007 après un an d’exploitation active ; Joann Sfar, auteur à succès, pastiche de même une romance entre lui et Jean Sarkozy, dessinée au fil de l’actualité et mise en ligne instantanément. En touchant au politique, le blogueur BD investit un registre populaire ; ces sujets, largement commentés dans les médias, ne manquent donc pas de lui assurer une visibilité.
Plateforme de prédilection des amateurs et des pros en quête de reconnaissance ou, plus simplement, de libre expression, les blogs BD sont de purs produits de l’Internet, en voie d’intégrer nos mœurs culturelles. Quid de leur autonomie en France vis-à-vis de la bande-dessinée papier ? Les blogs BD s’en démarquent nettement de par leur format qui permet notamment une interactivité entre les médias et entre leurs acteurs – auteurs et lecteurs. Ils se distinguent aussi sur un plan sociologique : contrairement au monde de la bande-dessinée classique, de nombreux auteurs sur le web sont des femmes.
Secteur composite, le blog BD, plus qu’un aboutissement, représente surtout une étape de transition sur la voie de la professionnalisation. Cependant, l’optimisation permanente des techniques de communication numérique sonnera-t-elle le glas des blogs BD ? Avec la globalisation de l’usage des réseaux sociaux, ils laissent désormais place à d’autres plateformes propices à des diffusions encore plus larges et plus rapides, tels les microblogs sur tumblr.
Résultat des mutations engendrées par le web, le blog BD remplit le rôle de laboratoire des arts graphiques et renouvelle également, à sa façon, notre conception de la littérature en ligne, incontestablement vivante.
>Cet article n’aurait su se passer des précieuses informations offertes sur le net par Julien Baudry et son Histoire de la bande dessinée numérique française, disponible en cliquant sur le lien suivant.
>Vous trouverez également d’utiles précisions au sujet du TurboMédia sur le site phylacterium.wordpress.com à la page ci-après.
>Enfin, parmi les quelques annuaires recensant les blogs BD, vous pouvez consulter annuaireblogbd.com et blogsbd.fr.
>L'illustration de couverture est extraite du blog: 3 happy things a day keep the doctor away un blog BD sur lequel, plus ou moins chaque jour, Guillaume Penchinat, l’auteur, poste trois choses positives qui lui sont arrivées la veille.
1] http://www.urbicande.be/ [1] http://www.zark.com/
[2] http://www.urbicande.be/
[3] http://www.zanorg.com/frantico/
[4] http://www.chicou-chicou.com/
[5] http://www.lesautresgens.com/
[6] http://www.thomasmathieu.net/blog/
[7] http://www.bouletcorp.com/blog/2013/10/08/notre-toyota-etait-fantastique/
[8] http://leblogamalec.blogspot.fr/
[9] http://boubize.blogspot.fr/
[10] http://margauxmotin.typepad.fr/
[11] http://pacco.fr/
[12] http://www.penelope-jolicoeur.com/
L'association «Les Livreurs» promeut la lecture sonore et anime le festival annuel «Livres en Tête».
>Pour plus d'informations aller sur leur site : www.leslivreurs.com ou sur le site du festival: festivallivresentete.com
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