On relit nos classiques

Howl, portrait d'une (autre) génération perdue

Ecrit en 1955, publié en 1956, le poème Howl dégage une odeur de souffre qui vaut à son éditeur une condamnation pour obscénité dès sa parution. Le long texte, en forme de mantra extatique, fut rédigé par Allen Ginsberg, figure centrale de la Beat Generation américaine, qui marqua à jamais la littérature avec une plume brûlante et grandiose. L'é-cri-ture d'une vision prophétique, à la fois désespérée et héroïque, qui fait de l'épique une façon d'être, une ligne de conduite qui suit les méandres sonores de la phrase.

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La transe de la Beat Generation

La principale source d'inspiration des auteurs de la Beat Generation est évidente: à l'époque où le jazz et le blues bousculent les conventions et transmettent au rock 'n' roll leur goût de la transgression lubrique, les poètes du mouvement décident de faire de la poésie une musique neuve, moderne et expérimentale. Il se calquent sur les mesures musicales (les fameux beats) qui structurent les morceaux qu'ils écoutent en boucle, le soir, dans les rues de New York: "Empire State", "Madison Avenue", "Staten Island'... Les rues de la ville deviennent les portées musicales sur lesquelles les beat poets inscrivent les notes de leur musique sulfureuse: "from park to pad to bar to Bellevue to museum to the Brooklyn Bridge", la danse, la transe a pris possession des corps et ne laisse aucun répit aux silhouettes de ces artistes, émergeant d'un TriBeCa (dont le nom a quelque chose de poétique, construit à partir de la formule Triangle Below Canal Street) qui n'était pas encore un ghetto doré. "[T]he ghostly clothes of jazz" ("Les vêtements fantomatiques du jazz") habillent les écrivains, leur transmettant un sens du rythme certain, ainsi qu'un engouement incontestable pour l'oralité du texte, qui doit évidemment être lu à voix haute. Howl a d'ailleurs été écrit pour une performance, et ne fut publié qu'a posteriori. La tâche des traducteurs est de ce fait compliquée par cet attachement pour les sonorités des mots, les respirations particulières qu'imposent les phrases étendues de Ginsberg (la première partie du poème ne comporte qu'une seule phrase, qui court littéralement sur une dizaine de pages). Plusieurs enregistrements audios d'Allen Ginsberg lisant Howl sont d'ailleurs disponibles, sur le site Pennsound par exemple.

 

Electrocardiogramme d'un corps meutri

Dans son introduction au poème rédigée pour l'édition américaine de Howl chez City Lights Books, William Carlos Williams écrit qu'Allen Ginsberg a littéralement "traversé l'enfer". Il ajoute que Howl est "un cri de défaite", mais une défaite partielle, sublimée par la poésie et l'art. En effet, la transe de la poésie beat n'a rien d'une sinécure: les esprits sont torturés, les corps défigurés, les âmes malmenées. Les célébrissimes premières lignes du poèmes donnent le ton: "I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked" ("J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus"): la "génération perdue" d'Hemingway ou de Fitzgerald a trouvé ses dignes héritiers, des individus qui avancent dans le brouillard et la misère, mais qui écrivent, produisent, prononcent des discours et des poésies, pour survivre. Les mots se bousculent, se télescopent, puisqu'il faut exprimer ses sentiments et son ressenti avant la mort, ou pire encore, le conformisme d'une certaine partie de la population américaine des années 50-60. La suppression des liens logiques, ou même de la simple conjonction de coordination ("affamés hystériques nus", et non "affamés hystériques et nus") témoigne d'une précipitation vitale: une seule bouffée d'air est permise avant de déclamer. La diction spécifique et la structure de Howl sont en effet calquées sur le mantra, formulle spirituelle, "outil de protection de l'esprit" d'après les textes hindous et bouddhistes. Dans l'idéal, le mantra doit être prononcé - ou plutôt chanté, soufflé - en une expiration: le poème de Ginsberg est donc réduit à l'extrême, constituant la substantifique moelle du mal d'une décennie.

 

Poètes, amis, allégories

Allen Ginsberg ne cache pas son appartenance à un véritable mouvement littéraire: le poème est dédicacé à Carl Solomon (1923-1993), écrivain américain que Ginsberg a rencontré dans un hôpital psychiatrique. La troisième partie du poème lui est d'ailleurs directement adressée: "Carl Solomon ! I'm with you in Rockland/where you're madder than I am" ("Carl Solomon ! Je suis avec toi à Rockland/où tu es bien plus fou que moi"). C'est un fait: dans Howl, la voix poétique est bien celle de Ginsberg, elle raconte ses rencontres et ses expériences, s'inspire des visions du poète pour se faire hymne d'une génération. "I saw" commence le poème: certes aidé par la marijuana, la benzédrine, et autres drogues, Allen Ginsberg voit néanmoins la substance de son texte, la ressent, à mille lieux d'une préciosité ou d'une construction poétique artificielle. Chaque vers de Howl est également nourri par la culture au quotidien, lue, écoutée ou vue par ses jeunes intellectuels américains. L'écriture de Ginsberg s'apparente véritablement à des sandwiches de réalité, comme l'annonce le titre d'un de ses recueils (Reality Sandwiches, 1963). La poésie autobiographique de Ginsberg est encore plus explicite dans son texte Footnote to Howl (Note de bas de page pour Howl), qui proclame "Holy Peter holy Allen holy Solomon holy Lucien holy Kerouac holy Huncke holy Burroughs holy Cassady [...] !" ("Sacré Peter..."), citant les noms des camarades de plume de Ginsberg: Peter Orlovsky, Carl Solomon, Lucien Carr, Jack Kerouac, Herbert Huncke, William S. Burroughs et Neal Cassady, tous représentants de la Beat Generation, tous transfigurés en allégories du non-conformisme et du bizarre, "angelheaded hipsters burning for the ancient heavenly connection" ("Initiés au visage d'ange brûlant pour l'ancienne liaison céleste")... 

 

Le combat acharné contre le conformisme

En écrivant Howl, Ginsberg savait pertinemment qu'il allait choquer une société américaine pudibonde, encore très largement raciste et homophobe, qu'il s'amuse à scandaliser à l'aide de vers comme "who let themselves be fucked in the ass by saintly motorcyclists, and screamed with joy" ("qui se sont laissés sodomiser par de saints motards, et ont hurlés de plaisir"). Mais l'écriture du poète dépasse la provocation gratuite: Howl est un manifeste, un appel (de cri de douleur il devient cri de ralliement), une exhortation au non-conformisme, à l'originalité, à l'imprévisibilité. L'invention perpétuelle de soi, le jeu avec son image (que Jack Kerouac matérialisera avec son roman Sur la route, dans lequel les deux personnages principaux ne sont autres que lui-même et Neal Cassady, masqués derrière des pseudonymes) deviennent des moyens de résistance face à la sclérose de la société américaine, transie par la peur des communistes, surveillée par le maccarthysme paranoïaque. Cet immobilisme, cette peur du changement, Ginsberg l'incarne dans Moloch, une figure mi-biblique, mi-mythologique, décrite dans la deuxième partie de Howl: un monstre dont "le sang est de l'argent liquide", "les doigts sont dix armées", "prison incompréhensible" et "dépourvu[e] d'amour". Ginsberg dénonce ici l'inégalité et la déshumanisation inhérentes au capitalisme et à l'impérialisme, qui fait se cotoyer une créature nourrie par l'argent et des "Jeunes hommes sanglotants au sein des armées !/ Vieillards pleurnichants dans les jardins publics !" Cette résistance réfléchie à l'ordre établi et imposé est l'un des fils conducteurs de l'oeuvre du poète américain, comme en témoignent ses poèmes postérieurs, d'America (écrit en 1956, invitant l'Amérique à aller "[s]e faire foutre avec [s]a bombe atomique") à New England Fall (1963, Chute de la Nouvelle Angleterre). 

En savoir plus

Allen Ginsberg, Howl et autres poèmes (édition bilingue anglais-français), Christian Bourgeois Editeur

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