Hommage

L'écrivain des paradoxes

Nombreux sont les visages de Tolstoï qui n'ont cessé de pousser les limites de son existence. Excessif, aimant le jeu et la notoriété, il a aussi montré qu'il pouvait tout remettre en question. Auteur d'une oeuvre immense, il choisit pourtant à la fin de sa vie de quitter sa femme et sa famille. Euphorie et désenchantement ponctueront l'existence de cet être hors du commun, écrivain des paradoxes de l'humanité.

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Un écrivain, personnage de roman?

Tolstoï est un génie fascinant. Son personnage embrasse un destin. La vie lui a prêté la plume et il porte le monde, la vie. C'est un être ardent qui a la passion de l'existence.
Sa vie commence comme un roman: Il naît en 1928 un 28 Août. Ce chiffre aura une résonance particulière tout au long de son existence, lui qui était si superstitieux. Jeune aristocrate qui tient sa fortune de grandes possessions, il perd sa mère à deux ans mais en garde un souvenir très ému puis quelques années plus tard son père disparaît. Confié à des "nounous", il découvre solitaire la vie avec une curiosité insatiable et la passion du jeu. Autodidacte, étant passé à l'université sans s'y arrêter vraiment, il part à Kazan. C'est un anarchiste qui ne reconnaît aucune autorité. Il aime frotter sa propre intelligence au monde.Dans la Russie de Tolstoï, être écrivain est une position très prisée. L'écriture est une façon d'envelopper le monde. Tolstoï sera écrivain.

 

La figure de l'écrivain.

Sa popularité devient rapidement très forte car il ne cesse d'être impliqué dans le monde. Les romanciers à cette époque suscitaient d'autre part de grands débats. En Russie, on comptait à l'époque une intelligentsia très surveillée qui ne pouvait pas s'exprimer comme les auteurs. L'écrivain était une personne particulièrement considérée à l'époque.

 

La naissance du roman univers

A peine évoque-t-on Tolstoï que l'on pense bien sûr aux chefs d'oeuvre d' Anna Karénine et Guerre et Paix, ces romans références de l'histoire de la littérature mondiale. Avec ces textes, Léon Tolstoï prend les chemins de l'épopée d' Homère. Il convie son lecteur à embrasser le monde en abordant des thèmes aussi vastes que la vie, l'amour, la vérité. Devant le lit de mort de Léon Tolstoï, Boris Pasternak disait qu'"il n'y aura jamais plus d'aussi grand poète". Poète du monde, Gorki disait encore à propos de Tolstoï qu'"il portait l'humanité en lui". Il nous livre en effet la forme du roman univers qui sonne comme une infatigable quête d'idéal.

L'écrivain engagé

A 40 ans, il écrit Guerre et Paix, un livre invincible selon Christiane Rancé qui vient de signer une excellente biographie intitulée Le Pas de l'ogre. Il sait alors qu'il est le nouvel Homère de la littérature russe. Guerre et Paix présente le héros principal Pierre Bézoukhov évoluant tout au fil du texte et offre une vision admirablement dense de l'état de la société russe du début du XIXème siècle à l'invasion de Napoléon. La conscience nationale est un des moteurs du roman qui se déploie en une vaste fresque. Or, l'engagement de Tolstoï s'exprime encore à travers le fait qu'il n'a jamais séparé l'écriture et la vie mais les a au contraire intrinsèquement mêlées.

 

Sophie, l'épouse passionnée

En 1862, Tolstoï se marie avec Sophie Andréevna Bers. Elle devient très vite essentielle à l'équilibre du grand écrivain. Dévouée et infatigable, elle copie les manuscrits et s'occupe d'une famille qui comptera pas moins de treize enfants. Les éditions des Syrtes nous livrent cette année son texte Ma Vie. Avec une grande précision et une troublante sincérité, elle donne des clés uniques pour pénétrer certains aspects de l'oeuvre du grand homme qui fut cet époux paradoxal, aussi fascinant que cruel et volage. Follement passionnée par le personnage et l'écrivain, elle servira de scribe et de correctrice, allant jusqu'à retranscrire sept fois Guerre et Paix.

 

La passion  de la vérité

Tolstoï est encore animé de l'obsession de la vérité. Il écrit pour dire le vrai. Pur, dur et droit, il vise la vie à bout portant. Pour écrire, il faut avoir quelque chose à dire ne cessera-t-il de souligner. Il préfère alors "le mot juste et modeste au lieu du "grand" mot flamboyant" note Dominique Fernandez, dans Avec Tolstoï paru récemment. Tolstoï sait garder son sang froid pour mieux pointer la vérité avec exactitude. "Avec l'emploi du mot juste, impersonnel, il met sous les yeux quelque chose dont il ne peut mettre en doute la vérité."

 

La crise spirituelle de 1870

Est-ce cette quête de vérité qui explique qu'à partir des années 1870, Tolstoï vive une profonde crise existentielle où il s'habille en moujik et organise des secours lors de la grande famine. Il ne supporte plus son immense célébrité alors qu'il l'a tant souhaitée. Il cherche à se détacher des biens matériels et devenir un "homme nouveau". C'est encore à cette époque qu'il écrit  La Sonate à Kreutzer, nouvelle publiée en 1891 qui fit scandale. Scandale car l'écrivain s'attaque à de grands principes et traite avec une extrême violence le mariage et le sexe. La musique n'est alors pour lui "qu'un mécanisme à exciter le sexe". C'est cette évolution qui le conduit à fuir sa condition de privilégié et à partir, appelé par un élan cosmique à l'âge de 82 ans pour d'autres univers.

Tolstoï et l'éducation

A côté de son oeuvre littéraire, Tolstoï a mené tout au long de sa vie une profonde réflexion sur l'éducation qu'il a mise en pratique en fondant d'abord l'école d'Ismaïa Poliana dans sa propriété de famille. Son idée de départ est de créer une école gratuite. Malgré la méfiance des uns et des autres, le nombre des élèves triple quelques semaines après le premier jour de l'école. Dans la forme même des cours proposés se lit une modernité frappante. Le dialogue entre les élèves et les professeurs est à la base de l'enseignement dispensé. Tolstoï encourageait l'indépendance des élèves et veillait à ce qu'ils prennent conscience de l'assimilation des connaissances. L'enseignant devait déployer une créativité dans sa pédagogie et s'adapter à chaque élève. Il ne s'arrête pas à la seule création de l'établissement d'Isnaïa Poliana ouvrant simultanément vingt écoles primaires dans la province de Toula. Sa démarche a permis d'ouvrir de nouvelles perspectives à l'enseignement de l'éducation élémentaire. Dans la revue pédagogique Iasnaïa Poliana qu'il créé à la même époque, il présente ses nouvelles méthodes. En 1872, il publie L'Abécédaire du conte L.N. Tolstoï où il dit avoir mis toute son âme. Car pour lui, l'éducation élémentaire détermine le développement intellectuel de l'enfant. De ses recherches sur la pédagogie, il est aussi question de littérature car Tolstoï écrit des histoires pour son abécédaire. A travers cette pensée sur les nouveaux modes de pédagogie, Tolstoï contribue au développement de la culture mondiale.

 

En avance sur son temps

Tolstoi va encore inventer le premier reportage de guerre: il participe activement à la guerre de Crimée en se battant de façon courageuse. Son récit est censuré. Tout au long de sa vie, il aura été en avance sur son temps passionné par la nouveauté, animé d'une curiosité insatiable, touche à tout des genres et des sujets les plus divers. Mais à la fin de sa vie, ayant décrit les violences et les passions, il se bat pour une révolution spirituelle et cherche à combattre la répression et les émeutes. Il est peiné et inquiet face à la folie humaine qui s'abat sur la Russie. En 1908, il lance un appel, soulignant qu'il ne peut plus se taire face au cours que prennent les événements. Il note: «  Quelques efforts que vous fassiez pour étouffer en vous-mêmes la raison et l’amour qui sont en tout être humain, ils n’en subsistent pas moins chez vous ; il vous suffirait donc de revenir à vous et de réfléchir un instant pour comprendre qu’en agissant comme vous le faites, qu’en participant à des crimes aussi abominables, non seulement vous ne guérissez pas le mal, mais vous l’envenimez ». Un an plus tard, Tolstoï rédige La Lettre à Hindou, prémisse de sa correspondance avec le Mahatma Gandhi le grand maître de la non violence qui décrira Tolstoï comme "l'homme le plus véridique de son temps" et "le plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu."

En savoir plus

Léon Tolstoï, Guerre et Paix, Folio Gallimard.

Léon Tolstoï, Anna Karénine, Folio Gallimard.

Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, Ed Syrtes.

Sofia Tolstoï, Ma Vie, Ed Syrtes.

Dominique Fernandez, Avec Tolstoï, Grasset.

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