Michel Aucouturier, professeur émérite à Paris IV La Sorbonne et à l'Ecole Nationale Supérieure est un des grands spécialistes de l'oeuvre de Léon Tolstoï. Il vient de publier un texte dans la collection Découvertes de Gallimard sur l'oeuvre de l'écrivain russe et de livrer une nouvelle traduction de La Sonate à Kreutzer. Il répond à nos questions en revenant sur l'état de la recherche sur Tolstoï en France et à l'étranger mais aussi sur le retentissement qu'a eu la mort de Tolstoï particulièrement en France.
Michel Aucouturier: J’ai découvert Tolstoï en lisant Guerre et Paix, à l’âge de quatorze ans à peu près : outre le fond historique (l’épopée napoléonienne, que je retrouvais sous un éclairage différent), je me trouvais plongé dans un univers romanesque plus vrai que nature, parmi des personnages que je n’avais pas envie de quitter.
M.A: J’ai publié un premier essai de synthèse sur «la vie et l’oeuvre» de Tolstoï, après de longues années de fréquentation de l’oeuvre et plusieurs études de détail, aux Editions du Seuil («Ecrivains de toujours») en 1996. Pour le «Découvertes» de Gallimard il m’a fallu faire un nouveau travail de synthèse, en essayant d’être encore plus court sans rien laisser de côté d’essentiel.
M.A- La sonate à Kreutzer, oeuvre tardive, écrite après la grande crise morale et religieuse de 1880 (qui, en théorie, faisait renoncer Tolstoï à se vocation littéraire), est l’une des oeuvres les plus discutées de Tolstoï, où se manifeste avec éclat le contraste entre le grand écrivain, à l’écoute de l’imagination et de l’intuition, et le doctrinaire intransigeant. Le personnage central, dont le monologue forme l’essentiel du récit, s’y incarne essentiellement à travers son langage. C’est le défi principal qu’il présente au traducteur.
M.A: Je connaissais bien l’oeuvre, et je n’avais pas grand chose à ajouter à l’annotation des éditions précédentes. Ma tâche a surtout consisté à écrire une nouvelle préface, pour éclairer la genèse de l’oeuvre et sa signification hisorico-philosophique et littéraire.
M.A- L’objet du colloque international organisé par la Sorbonne à l’occasion du centenaire de la mort de Tolstoï, le 20 novembre 1910 («L’oeuvre de Tolstoï, bilan du XIXème siècle européen») était surtout de mettre en évidence la signification que son oeuvre, sa pensée, sa figure de «dissident» avant la lettre, avaient pour les contemporains. Les communications du colloque montrent que les problèmes d’interprétation qu’elle pose sont toujours d’actualité.
M.A: Oui, en 1852, au moment où à paru la première oeuvre de Tolstoï (le récit d’inspiration autobiographique Enfance), la littérature était effectivement en Russie la seule forme «autorisée» de communication sociale, et l’écrivain jouait le rôle d’un «leader d’opinion». Mais les premières oeuvres de Tolstoï avaient une portée plus psychologique que sociale.
M.A: Tolstoï avait trente-quatre ans en 1862, lorsqu’il a choisi Sophie Bers, qui en avait seize, pour remplir à ses côtés le rôle de l’épouse et de la mère de famille qui devait lui permettre de reconstituer dans son domaine de Iasnaïa Poliana le paradis perdu de l’enfance dont il avait gardé le souvenir. Elle lui a donné treize enfants, dont cinq sont morts en bas âge Elle s’est révélée en outre une lectrice et une conseillère admirative de son oeuvre littéraire, dont elle a passé des nuits à recopier les manuscrits. Mais après 1880, l’oeuvre de prédication du «2ème Tolstoï», ainsi que sa révolte contre leur statut de privilégiés au milieu de la misère générale lui sont devenus étrangères, créant entre eux un conflit qui n’a pris fin qu’avec le départ et la mort de l’écrivain.
M.A: C’est en 1879-1880 que Tolstoï a traversé une grave crise morale et religieuse, qui l’a amené à la conviction que la foi seule pouvait donner à la vie humaine un sens que n’abolisse pas la mort. Il s’est consacré dès lors à la prédication d’un christianisme épuré (et rejeté par l’Eglise), fondé sur l’amour de Dieu et du prochain et la stricte observation des cinq commandements du Christ dans le Sermon sur la montagne, et en premier lieu du principe de non-résistance au mal par la violence, qui le mène à condamner toutes les institutions de la société contemporaine, armée, justice, Eglise établie, ainsi que l’exploitation de l’homme par l’homme notamment à travers l’argent.
M.A: Tolstoï a écrit essentiellement trois grands romans (Guerre et Paix, Anna Karénine, Résurrection), ainsi que des oeuvres moins importantes, comme les Cosaque, la Mort d’Ivan Ilitch, la Sonate à Kreutzer, le Père Serge, Hadji Mourat, qui sont plutôt de longs récits que des nouvelles.
M.A: Tolstoï est dans toute son oeuvre un psychologue et un moraliste très sensible au mensonge sous toutes ses formes, hypocrisie sociale ou mensonge que nous nous faisons à nous-mêmes sur nos mobiles profonds. En outre, ses principaux personnages sont toujours soit en quête de la vérité qui puisse donner à leur vie un sens incontestable, soit, dans ses dernières oeuvres, des êtres auxquels est apparue cette vérité. .
M.A: Gandhi a lu des textes de Tolstoï, qui l’ont affermi dans les principes de non-violence qu’il a mis en pratique dans sa lutte contre la domination anglaise de l’Inde. A la lettre qu’il lui a écrite, Tolstoï a répondu deux mois avant sa mort par une lettre qui est un véritable testament spirituel.
M.A: Tolstoï a beaucoup aimé la musique (Mozart, Chopin) et pratiqué le piano, comme sa femme et ses enfants. Mais dans ses écrits sur l’art, il s’élève contre la musique «savante», en particulier le dernier Beethoven, et lui oppose la musique populaire.
M.A: En 1910, Tolstoï était la plus haute autorité morale et le plus grand écrivain de son temps, aussi sa mort, répercutée par l’ensemble des «media» qui commençaient à couvrir l’univers de leurs réseaux (télégraphiques en particulier , mais aussi cinématographiques : les premières bandes d’actualité), a-t-elle eu un immense retentisserment, en particulier dans notre pays, le premier à avoir traduit son oeuvre, et où sa mort a été accueillie par un télégramme de condoléances adressé au peuple russe par un vote unanime de l’Assemblée nationale.
M.A: Pour une biographie détaillée, je recommanderais celles d’Henri Troyat (Fayard 1969)et de Daniel Gillès (Julliard, 1959). Pour une étude de l’oeuvre, je me permettrais de renvoyer à mes deux monographies (Le Seuil, 1996 et Gallimard 2010).
M.A: Certainement Guerre et Paix, puis Anna Karénine.
Michel Aucouturier, Léon Tolstoï, La grande Ame de la Russie, Découvertes Gallimard, 2010.
Michel Aucouturier, Tolstoï, Seuil, Ecrivains de toujours, 1996.
Léon Tolstoï, Anna Karénine,Livre de Poche.
Léon Tolstoï, Guerre et Paix, Folio Gallimard.
Voir aussi le colloque Léon Tolstoï organisé par la maison de la recherche et la fondation Singer Polignac ayant eu lieu du 17 au 20 Novembre 2010. http://www.afr-russe.fr/spip.php?article1765
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