Le Yakusa Masatoshi Kumagai a connu une ascension phénoménale dans le « milieu » japonais. Jusqu’à gravir les marches de Cannes pour un documentaire qui lui est consacré. Dans les années 90, la mafia japonaise est quasi indissociable du monde des affaires. Son autoportrait dévoilé dans Confessions d’un Yakuza (La Manufacture de Livres) révèle une philosophie de vie qui suppose des règles d’airain.
« Un chef sans idéal ne jouit d’aucun prestige;
Un chef qui se laisse déborder par la réalité, d’aucune confiance ».
Masatoshi Kumagai
Ne pas perdre la face. Éviter à tout prix – je dis bien à tout prix - que son interlocuteur ne perde la face. Toute la philosophie yakuza est là. Masatoshi Kumagai a érigé cette éthique en art de vivre Il est, si l’on en croit le bandeau de couverture de son livre d’entretien avec le journaliste spécialiste de la mafia et du développement personnel Tadashi Mukaidani, « le plus grand parrain d’Asie ».
Le Yakusa est tatoué de haut en bas. Le Yakusa règne en coulisse sur les conglomérats (les zaibatsu) de la finance, de l’immobilier et des services aux collectivités des années 90. Le Yakusa n’obéit qu’à une seule règle, le code de l’honneur hérité du Japon médiéval. Le ninkyôdô, c’est cet « esprit chevaleresque (…), lointainement hérité du bushidô, au centre duquel se trouvent les valeurs d’entraide et de sens du sacrifice ». Le Yakusa, c’est l’extrême opposé du soixante-huitard qui se sent chez lui partout, égocentrique, adepte de l’instant, pourvu qu’il lui profite.
Pourtant, les lois anti-mafia instaurées dans les années 90 auront leurs effets pervers. Ces textes stigmatisent les « groupes violents », les « forces anti-sociales » que représente ces clans de chevaliers de l’ombre. « Face à la répression grandissante, les yakusas ont commencé à se « mafeuiser », entendre à la manière italienne, c’est-à-dire à vivre dans l’ombre, eux qui jusque-là s’affichaient au grand jour ».
Délaissé par sa mère au profit de ses deux aînés, Masatoshi Kumagai se forge ses propres règles dès la petite enfance. Tous les codes hérités de la culture militaire qui innerve culture et les règles de vie en société au Japon, ce jeune rebelle à force de rigueur morale les a intégrés à un degré extrême. Question de caractère.
C’est l’enfance d’un chef que fait accoucher de manière habile, subtile, le journaliste spécialisé dans le crime organisé japonais et le développement personnel. Ce récit de vie est brillant parce qu’il va toujours à l’essentiel. Des actes en accord avec ses paroles et surtout avec ses principes et ses règles de vie personnelles. Simple en théorie. Pas si évident à appliquer dans la réalité. Surtout lorsqu’on risque sa peau dès que l’on met le pied dehors pour protéger son « nawabari », son territoire et les restaurants et entreprises qui y sont implantés.
« Placer le devoir et les principes avant ses intérêts peut être jugé de biens des façons. Souvent, les choix justes vont d’ailleurs à l’encontre de ce qui nous profite. Autrement dit, ce que l’on privilégie détermine notre vision de l’existence : les uns choisissent l’intégrité, les autres le profit personnel ».
Masatoshi Kumagai est surtout terriblement indépendant d’esprit. Dans la cour de récréation, il ne se fait pas que des amis. Dans le Japon des années 80, les élèves sont violents et les barrages entre lycées, monnaie courante. Pour défendre son groupe, respecter ses promesses ou couvrir les bêtises d’un voisin, Masatoshi Kumagai ne fait jamais défaut.
Masatoshi Kumagai est philosophe. De chacune de ses mésaventures de voyou malgré lui, l’aspirant Yakusa tire une leçon qu’il appliquera toute sa vie. « Pendant les combats entre gangs, on n’entend aucun bruit de fond. On combat sa propre peur, on lutte contre soi-même. L’essentiel est de savoir si on arrivera à museler ses émotions pour donner le change. C’est là que réside l’héroïsme yakuza ».
Chaque situation de recouvrement ou de protection d’un lieu de divertissement, dans le célèbre « monde flottant », chaque échange avec un subalterne qu’il ne s’agit pas seulement de réprimander mais d’« éduquer » est l’occasion d’une remise en cause. Une leçon de vie pleine de mesure, de sensibilité et de retenue.
« Dans la vie, l’échec n’est pas tant une défaite en elle-même qu’une défaite face à soi-même, lorsqu’on ne parvient pas à accepter un fait accompli. Selon que l’on arrive ou non à prendre conscience de cela, la suite de l’existence change radicalement de teinte. Une expression japonaise nous vient du Livre des Han postérieurs, un classique chinois : « La tempête révèle l’herbe coriace ». (…) De là, le sens a évolué pour donner : « Les temps difficiles et la rudesse des épreuves révèlent la volonté ou la droiture des hommes. (…) Les herbes coriaces ne maudissent pas la tempête : elles se contentent de tenir bon ».
Masatoshi Kumagai est aussi psychologue. Et c’est même comme cela qu’il se forgera une réputation de redoutable businessman dès avant l’âge de trente ans. Pourtant, devenir Yakusa, il ne le veut pas vraiment. Pour ne pas nuire à sa famille, pourtant peu amène à son égard. Le groupe, la réputation de la famille, le clan. Toujours le clan. Dans la culture asiatique et tout particulièrement au Japon, tout cela passe avant l’individu.
Mais il ne dit ni oui, ni non. Il ne veut pas que son interlocuteur ne perde la face. Alors il assume. De fait, avec la morale – et le corps – d’acier qu’il s’est sculpté, le plus jeune jikisan, littéralement « vassal » de la pègre nippone est déjà Yakusa sans le savoir. Il voulait devenir policier. Et c’est ainsi qu’il révolutionne le clan Inagawa-kaï et l’éthique Yakusa toute entière…
« (…) les chefs de clan qui se reposent sur leurs lauriers et ne s’adaptent pas disparaissent. (…) Ce que cela questionne, ce n’est pas l’époque, mais la façon dont les plus haut placés de chaque organisation se conduisent dans la tourmente. Ce que cela questionne, c’est notre propre façon de vivre ».
La morale de ce shogûn des temps modernes est subtile. Délicate. Comme beaucoup de choses dans l’art de vivre des Japonais, tout en subtilité. « Dans les organisations, les relations interpersonnelles sont aussi délicates et fragiles qu’une sculpture de verre ».
Le journaliste Tadashi Mukaidani offre ce parcours hors norme en exemple pour les leaders occidentaux en mal d’« inspiration », pour reprendre un terme à la mode. Je ne peux que leur recommander cette bible du courage, de la discipline, de l’esprit de sacrifice, de la probité et de la sagesse érigés en règles de management.
« Si jeune et pourtant si digne », s’exclame l’un de ses interlocuteurs dont il repousse les millions de yens. (…) Le statut de yakuza vous confère un handicap social. Pour bâtir la confiance et du crédit à partir de ses faiblesses, il faut à tout prix montrer qu’on se moque de la faim, même quand celle-ci vous étrangle ».
Oui, je sais, pour beaucoup cela fera beaucoup à digérer et à méditer (en pleine conscience, s’il vous plaît !). Avec la génération « offensée », nous sommes en effet à mille lieues de cette intransigeante et intrigante philosophie du milieu.
« Le monde souterrain est l’ombre de la société légale.
Et une ombre n’est rien de plus qu’une ombre ».
Tadashi Mukaidani
>Confessions d’un Yakuza. Masatoshi Kumagai. Entretien avec Tadashi Mukaidani.Traduit par Jean-Baptiste Flamin. La Manufacture de Livres, 322 pages, 22,90 euros.
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