A l'occasion de la parution des Mots et autres écrits autobiographiques paru dans la Pléiade, Viabooks a rencontré Jean-François Louette qui a dirigé cette nouvelle édition de ces oeuvres de Jean-Paul Sartre..
Jean-François Louette : Le premier livre de Sartre que j’ai lu, je crois bien que c’est La Nausée, alors que j’étais adolescent. J’avais été très frappé par l’intransigeance absolue de ce roman, sa façon d’aller sans pitié au fond des choses, aussi bien dans la critique sociale, que dans la découverte de la contingence, et dans la mélancolie. Ensuite, il y a eu la lecture des Mots, et je ne voyais pas comment on pouvait… écrire avec plus de brio, de verve, d’ironie. Enfin, j’ai lu les essais de Situations I, en hypokhâgne, et ils m’ont paru un modèle d’écriture critique, vive, ferme, entraînante. Un mélange de preuves et de drame : la mise en scène virtuose d’une argumentation. Au fond, si je me suis tout particulièrement intéressé à Sartre, c’est moins en raison des idées qu’il développe, que de l’énergie qui habite son style.
JFL : D’un côté Sartre appartient désormais au patrimoine littéraire. François Mauriac, dépourvu de rancune, disait un jour – à la parution des Mots – que c’était le dernier grand écrivain du XXe siècle. D’un autre côté, nous vivons à une époque où l’idée de liberté a été confisquée par un néo-libéralisme agressif, qui la réduit à la liberté d’entreprendre (et de payer aussi peu d’impôts que possible). Sartre nous propose une tout autre idée de la liberté : à la fois comme non-coïncidence avec soi-même (comme façon de ne pas adhérer à des rôles sociaux), et comme exigence éthique (on a à conquérir sa propre liberté, elle n’est pas un donné, et elle doit se mettre au service des opprimés).
JFL : Aux Etats-Unis, pour autant que je le sache, l’œuvre de Sartre est notamment relue pour nourrir les « cultural studies », qui s’intéressent aux « minorités ». D’où l’intérêt des Américains, par exemple, pour les Réflexions sur la question juive, ou pour tous les textes de Sartre sur le colonialisme, à commencer par sa belle préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, « Orphée noir ». En France, après la mort de Sartre, il y a eu un tir de barrage contre lui, organisé notamment, pour des raisons idéologiques évidentes, par des historiens liés à des revues catholiques ou très à droite, qui lui ont fait d’assez mauvais procès. Par exemple, lui reprocher de ne pas avoir assez résisté n’est pas sérieux : il a écrit plusieurs articles dans les Lettres françaises clandestines, dont un contre Drieu la Rochelle, le directeur de la NRF sous l’Occupation, en avril 1943, et la pièce Les Mouches, jouée avec l’accord du Conseil national de la Résistance, a été perçue comme un appel voilé à la révolte.
JFL : Pour ce qui concerne les écrits autobiographiques de Sartre, il y a trois critiques à lire avant tout : Claude Burgelin et Geneviève Idt, qui ont fait d’excellents ouvrages sur Les Mots (chez Gallimard et chez Belin), et puis bien sûr Philippe Lejeune, dont les travaux sur les formes de l’autobiographie sont classiques et passionnants.
JFL : Sartre est un polygraphe, et il a un génie tout particulier pour intégrer et dépasser les contraintes propres à chaque genre – c’est par exemple ce que ce volume de la Pléiade essaie de montrer à propos du journal intime, pour les Carnets de la drôle de guerre, ou du récit de voyage, pour La Reine Albemarle ou Le dernier touriste. D’autre part, même si c’était dans sa bouche un reproche, voire une insulte, Céline avait raison de dire que Sartre écrit toujours « à la manière deux » : c’est en effet un virtuose du pastiche et de la parodie, comme le sait tout lecteur des Mots. Mais ce qui fait l’unité du style sartrien, s’il y en a une, c’est à mes yeux, j’y reviens, l’emportement, le désir d’aller de l’avant, de ne pas se perdre dans les mots, tout en les aimant au plus haut degré. Du coup il y a chez lui une tension très singulière entre prolixité et concision.
JFL : Sartre a encouragé Beauvoir, dès novembre 1939, à analyser sa féminité, et donc il a joué un certain rôle dans la genèse de ce grand livre qu’est Le Deuxième Sexe (1949). Quant aux Carnets, ils préparent Les Mots sous bien des aspects : notamment parce qu’ils mettent Sartre en possession du schème crise – conversion, comme condition chez lui de l’écriture de soi. D’où l’adieu à la période de l’homme seul, non politisé, dans les Carnets, et l’adieu à la sacralisation de la littérature dans Les Mots. Mais de plus, Sartre relit ses Carnets, en 1954 ou 1955, en prenant des notes, qu’il intitule « Autocritique » (refus de la complaisance à soi). Elles sont publiées pour la première fois dans ce volume de la Pléiade : elles font la transition vers Les Mots.
JFL :C’est un très bel hommage funèbre, écrit pour Merleau-Ponty qui est un mort encore tout vif dans le cœur de Sartre, un tombeau de mots. C’est aussi pour l’écrivain l’occasion de se dévoiler un peu, par exemple en peignant à travers l’amour de Merleau et de sa mère celui qui l’a uni à sa propre mère, Anne-Marie. C’est enfin un bilan sur son activité politique dans l’après-guerre, dressé avec lucidité et sévérité, du point de vue de la pré-mort selon lequel on se fait, à la place de Dieu, le juge de soi-même…
JFL : Dans les années 1980 l’atmosphère était assez anti-sartrienne. Je l’ai bien vu – c’est le tout petit bout de la lorgnette – quand j’ai cherché un éditeur pour ma thèse ! Je me souviens d’un monsieur qui m’a répondu, pour Corti, sans autre forme d’examen : « Sartre n’est pas un écrivain ». Sans doute n’avait-il jamais lu Les Mots. Dans nos années 2000 je pense que se termine pour Sartre la traversée du purgatoire, si fréquente pour les grands écrivains. Je crois qu’on va notamment relire L’Idiot de la famille, cette grande somme inaboutie sur Flaubert, dont l’échec vaut mieux que le succès de tant de biographies pâteuses, parce qu’il est à la mesure d’une ambition formidable, et qui doit rester la nôtre : articuler les discours de l’Histoire, de la psychanalyse, de la sociologie, de la critique littéraire. La pièce Les Mains sales est cette année au programme des concours des Écoles normales supérieures : il y a une nouvelle génération – même si c’est une petite élite – qui découvre Sartre, et qui, j’ai pu aussi en être témoin à la Sorbonne, en débat avec passion.
Jean Paul Sartre, Les Mots et autres récits autobiographiques, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pleiade, Avril 2010. Edition publiée sous la direction de Jean François Louette avec la collaboration de Gilles Philippe et de Juliette Simont
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