Couronné par le Goncourt des lycéens, le dernier roman de Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants est un texte qui mélange récit historique et roman poétique. Retour sur un récit porté par la grâce.
Au départ, un texte de Ruydard Kipling inspire le titre, Puisque ce sont des enfants, parle leur de batailles, de rois, de chevaux, de diables, d'éléphants et d'anges, mais n'omets pas de leur parler d'amour et de choses semblables. Un titre qui résonne dans le texte comme un refrain, écho aux contes et légendes. Une voix qui hante le récit comme un souffle sensuel et inquiétant, mélange de beauté et d'immense mélancolie.
Le dernier roman de Mathias Enard, est né de sa découverte du livre de Vasari consacré à Michel Ange au cours d'un séjour à la Villa Médicis. L'auteur y apprend que l'artiste a été invité à Constantinople par le Grand Turc, le Sultan Bayezid le Juste.
Mathias Enard a lu avec justesse, fasciné depuis longtemps par Michel Ange. Il ponctue ses pages de références à l'ouvrage d'Ascanio Condini sur le grand artiste. Car s'attaquer à la figure de Michel Ange n'est pas une mince affaire. Pourtant Mathias Enard, tout en se fondant sur des bribes de l'histoire imagine ce que put être cette étape dans la vie de l'artiste.
Les moines franciscains sont venus à trois reprises pour le convaincre. A trois reprises, Michel Ange les a congédiés pour réfléchir encore. Après bien des hésitations, Michel Ange quitte l'Italie. Son esprit est miné par la mauvaise conduite du pape qui l'a mené à quitter Rome pour Florence.
Il quitte Florence le 1er Mai, considérant avec mille doutes qu'étant donné le comportement du pape, partir en Orient est une belle vengeance. Un autre argument l'a convaincu de quitter l'Occident: celui du moine franciscain qui l'a touché au plus profond de lui. Léonard, de vingt ans son aîné n'a pas réussi à séduire le sultan. Michel Ange y arrivera-t-il? Au cours de son périple, Michel Ange s'interroge, voyant comme un symbole la tempête qui fait rage sur les eaux. Son esprit est tiraillé entre les regrets du départ et l'opportunité qui se présente à lui de relever un vrai défi.
Au delà du récit historique qui court tout au fil du texte, Mathias Enard met en scène l'artiste face au processus créatif. Lorsqu'il arrive à Constantinople, Michel Ange ne sort pas. Il craint de s'éloigner. Tout est étranger à lui. "Michel Ange ne dessine pas des ponts. Il dessine des chevaux, des hommes et des astragales". Il manque d'abord d'inspiration. Puis, aimanté par cette civilisation qui s'offre à lui, s'établit simultanément tout un jeu de contrastes. Mathias Enard entre avec subtilité dans l'intimité du personnage. Il esquisse les doutes de l'artiste confronté à l'étrangeté des mondes. Meishi, le poète, le guide qui l'admire est à ses côtés et l'émeut. Il lutte contre ses désirs et ses sentiments. La relation de ces deux êtres porté par l'idéal de beauté retentit jusqu'au point extrême où le poète souligne: "Vous ajouterez de la beauté au monde (...) Il n'y a rien de plus majestueux qu'un pont. Jamais aucun poème n'aura cette force, ni aucune histoire. Quand on parlera de Constantinople, on mentionnera Sainte Sophie, la mosquée de Bayazid et votre ouvrage." C'est encore une réflexion sur le rôle de l'artiste dont il est question dans le livre de Mathias Enard. Cette voix qui résonne et prend tout à la fois des genres différents. Cette voix qui rêve de voir dans les songes de l'artiste, cette ombre qui susurre au coeur de la nuit rappelle encore que "les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l'amour; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s'accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage."
Le roman se développe autour d'un personnage mais aussi à travers la perception d'une ville enchanteresse tout en contrastes. Byzance, Constantinople aujourd'hui Istanbul, elle est peut être celle sur laquelle on a le plus écrit. Ville monde inscrite dans une atmosphère de légende où se découvre comme autant de voiles la magie des ténèbres associée à l'ivresse des splendeurs de la cour. Lorsque Michel Ange se laisse guider par Meishi dans "les rues tièdes" de la ville, après la découverte éblouissante de Sainte Sophie, le lecteur perçoit ce sentiment contrasté de douceur et de brume. Les boutiques ferment et "les parfums des roses et du jasmin , décuplés par le soir, se mêlaient à l'air marin et aux effluves moins poétiques de la cité". Sans jamais appuyer le trait, Mathias Enard arrive à dépeindre une atmosphère.
Atmosphère imprégnée de "l'hüzün" qui s'exhale de la culture orientale et dont nous parle si bien Orhan Pamuk dans "Istanbul Souvenirs d'une Ville". Le Coran recueille ce terme qui signifie un sentiment de perte et de douleur. Profonde mélancolie qui se déploie aussi à travers les personnages de l'artiste et du poète. On retrouve ici les dichotomies utilisées par Pamuk entre l'Orient et l'Occident, la fiction et la réalité. Mathias Enard nous invite alors à repenser l'histoire, à revenir sur le temps des splendeurs mais offre à travers un élément de la vie d'un immense artiste l'image de l'ambivalence de deux univers.
Michel Ange part à Constantinople pour "projeter, dessiner et débuter un pont." L'ouvrage est aussi important en matière d'ingénierie que comme principe symbolique. Le pont relie deux univers et surtout deux cultures. Constantinople et aujourd'hui Istanbul est à elle seule un pont entre deux mondes, construite sur deux continents. C'est sur ce point précis que ce roman de Mathias Enard fait aussi le lien avec notre époque et les rapports entre la Turquie et l'Europe. Subtilement, à travers les doutes et les inquiétudes de Michel Ange, l'auteur nous parle de nos propres hésitations. Cinq siècles plus tard, le pont continue d'être une esquisse.
Ce sentiment d'être entre deux mondes est aussi rehaussé par l'ambiguïté des sexes et la volonté de contenir le désir. Dans cet ailleurs où il se sent étranger, Michel Ange lutte contre ses inclinations. Meishi, le poète aime l'artiste en silence. L'incertitude de sa présence mais aussi l'androgynie de cette danseuse qui inspire le créateur. "le jeu de devinette l'amuse autant que la beauté le séduit, malgré l'étrangeté de cette musique inconnue".
Mais plus que tout peut être, le dernier roman de Mathias Enard nous emporte grâce à une langue qui ne craint pas le ton poétique. A travers les mots, une atmosphère exprimée dans l'infime détail. Ainsi, cette description de l'arrivée de l'artiste qui pose le décor et intrigue: "Trois balles de fourrure de zibeline et de martre, cent douze panni de laine, neuf rouleaux de satin de Bergame, autant de velours florentin doré, cinq barils de nitre, deux caisses de miroirs et un petit coffre à bijoux: voilà ce qui débarque après Michelangelo Buonarrotti dans le port de Constantinople le jeudi 13 mai 1506." Des objets comme autant de symboles pour dire les subtilités de deux mondes fascinants.
Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Actes Sud
Orhan Pamuk, Istanbul, Histoires d'une Ville, Actes Sud
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