Exposition

Walter Benjamin, un collectionneur

Le nom de Walter Benjamin revient régulièrement dans les discussions sur l'art du XXème siècle. Avec L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, le philosophe allemand a marqué les esprits et changé les regards. Le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (MAHJ) propose jusqu'au 5 février 2012 une exposition qui met à jour les archives de Benjamin, révélant les méthodes du penseur disparu dans des conditions encore floues en 1940. 

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Austère Walter

Pour quelle étrange raison les philosophes ne parviennent-ils jamais à se débarrasser totalement de la silhouette d'ascétique qu'on leur attribue presque automatiquement? Comme si la philosophie modelait les corps et les esprits d'une façon unique, Walter Benjamin, marxiste de surcroit (ce qui passe pour une malédiction aujourd'hui), n'était pas épargné. La première salle de l'exposition du MAHJ nous donne raison: au milieu de la cour, on a salué le capitaine Dreyfus sculpté par Louis « Tim » Mitelberg, avant d'y pénétrer. Tout en alignement et peinture grise, l'entrée (en matière) est un peu abrupte. Une vingtaine de casiers sont entreposés en rangs serrés, offrant à la vue des documents. Walter Benjamin est né le 15 juillet 1892 (même s'il écrit 1893 sur son Curriculum Vitae) à Berlin, et il collectionne des choses: les jouets, dont il reste quelques photos commentées, les cartes postales, et les feuilles de papier. Ces dernières sont les plus nombreuses et variées: à carreaux, colorées, siglées... Toutes ont un point commun: elles sont couvertes par l'écriture minuscule du philosophe. La taille de ses caractères varie entre un et sept millimètres, au maximum. Ainsi, Benjamin peut rédiger des textes entiers, et assez longs, sur une seule feuille de papier. Et peut en avoir le plus possible avec lui, sûrement. Rêve de collectionneur. Le visiteur déambule parmi les brouillons de son essai sur Kafka, dans lequel il démontre l'imbrication du politique et du mystique chez l'auteur allemand, les notes sur le langage infantile de son fils Stephan, né en 1918, tandis que le logo San Pellegrino saute aux yeux depuis des notes intitulées Qu'est ce que l'aura. On relève son intérêt pour Proust, Balzac, Charles Baudelaire, ou la ville de Paris. Il parlait et écrivait d'ailleurs un français impeccable, se souviennent Adrienne Monnier, libraire, et Theodor W. Adorno, auteur et éditeur, amis tous deux, surtout.

 

Ligue d'écrivains

Plus loin, l'atmosphère change. Plus chaleureuse, la pièce expose les portraits des proches, des amis et des collègues (de l'Ecole de Francfort) de Walter Benjamin, qui l'ont soutenu et aidé à mener sa recherche philosophique. Il n'a jamais exercé son activité dans un cadre universitaire, et publie très peu de son vivant. Il n'en développe pas moins une pensée originale et remarquée, notamment sur l'art et le temps. Le metteur en scène Bertolt Brecht discute ses théories, s'en inspire et les influence en même temps. Benjamin créé le concept d'aura pour désigner le « lointain, si proche soit-il »: un mystère fondé sur la valeur cultuelle de l'oeuvre d'art, qui lui vaut admiration et respect quasi-religieux. Il prédit dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique le déclin de cette aura avec l'apparition de nouveaux moyens de reproduction techniques, plus rapides et plus puissants que les précédents (la photographie et le cinéma, les deux innovations majeures et consécutives de son temps). Avec une conception historique de l'art, Benjamin déclare la fin de l'aura et la nécessaire « politisation » de l'art. Ses solides arguments, présentés dans un style laconique et précis (L'oeuvre d'art... fait une trentaine de pages), n'en sont que plus convaincants. L'émergence du national-socialisme l'oblige à cacher ses écrits. Il publie ainsi d'Allemagne, puis de France des textes dans le journal new-yorkais de Max Horkheimer, qui lui rédigera et signera en août 1940 un affidavit (celui-ci est présenté aux côtés du portrait d'Horkheimer) pour lui obtenir l'autorisation de quitter une France occupée.

 

Face au fascisme

En juin 1940, la situation presse pour Benjamin qui vient d'être libéré de justesse du camp de concentration de Vernuche (près de Nevers) par Adrienne Monnier, Hannah Arrendt, Gisèle Freund, Sylvia Beach et Helen Hessel, entre autres. Que de femmes ! Avec les cartes postales (en français) sous nos yeux et un cliché de Gisèle Freund, on se rend compte que Benjamin était avenant, sympathique, complice, et drôle. « Oho ! C'est par ces chemins détournés que j'apprends vos flirts » lui écrit la photographe. Une carte de Paris sur laquelle figurent les lieux visités par Benjamin font de Saint-Germain, centre intellectuel à l'époque, son fief. En tout cas, il a l'air de bien se marrer avec Brecht, et veut écrire un roman policier avec lui. Brecht rédigera en 1941 un sonnet posthume A Walter Benjamin, qui se suicida en fuyant Hitler. Un an auparavant, le philosophe s'est donné la mort en absorbant de la morphine alors qu'il était à Portbou (Espagne) en attendant de quitter la France. Mais la mort de Benjamin reste suspecte: son corps n'ayant jamais été retrouvé, l'hypothèse d'un assassinat par des fascistes (allemands ou soviétiques, selon les versions) n'est certainement pas exclue. 

 

Démèler la réalité

Ce n'est pas un hasard si la bande d'artistes qui lança le Pop-Art était new-yorkaise: Georges Bataille, à qui Benjamin avait confié ses écrits, les fera publier à New-York. Peut-être que Roy Lichtenstein, Andy Warhol ou Jasper Johns ont lu l'essai de Benjamin avant de fabriquer (« créer » n'est plus valable) leurs oeuvres industrielles, basées sur la multiplicité des exemplaires et la reproductibilité. En considérant l'art d'un point de vue technique et économique, Benjamin annonce un changement de la perception du public, désormais plus proche des oeuvres grâce aux techniques de reproduction: à son époque, la photo et le cinéma, et à la nôtre, les fichiers numériques. Avec la multiplication des écrans, une toile de maître ou un Jeff Koons ne sont plus qu'à une recherche Google. La dernière partie de l'exposition, la plus courte, présente des photographies de Germaine Krull: passages, devantures, rues étroites, des enchevêtrements de signes que l'intellectuel affectionnait au même titre que les énigmes et les jeux de mots. Quitte à les reproduire sur ses brouillons, dans ses notes organisées qui éclairent la réalité en petits caractères. L'exposition est courte, mais suffisante: la dénomination « Archives » évite de toute façon l'évocation possible de la postérité des idées de Benjamin. En passant par la librairie, on relit les titres de ses publications posthumes: Sens unique, Expérience et pauvreté, Paris, capitale du XIXème, et on se souvient de son expérience radiophonique, dans des émissions parfois consacrées à la jeunesse. Pas vraiment raccord avec une conception austère du bonhomme. Qui disparaît définitivement quand Sur le haschich, un compte-rendu d'expériences débutées à la fin des années 20, se rappelle à notre mémoire. Sacré Walt.

En savoir plus

Musée d'Art de d'Histoire du Judaïsme, Walter Benjamin, Archives, jusqu'au 5 février 2012

Hôtel de Saint-Aignan

71, rue du Temple

75003 Paris

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