On présente souvent Michel Houellebecq comme le mauvais garçon des Lettres Françaises, ou bien en faisant état des scandales qui ont suivi la parution de ses livres. Et si l'auteur de l’un des ouvrages les plus puissants de la rentrée littéraire, La carte et le territoire, était tout simplement un très grand écrivain français? Son roman présente le destin de Jed Martin, artiste peintre. Bien que le style de Houellebecq soit toujours aussi vif et riche, ce n'est pas un hasard si le lecteur pense à Honoré de Balzac, qui s’est lui aussi passionné pour la description, tout au long de La Comédie Humaine des acteurs artistiques de son temps. Passage en revue des résonnances perceptibles entre les deux œuvres d’écrivains.
Balzac et Houellebecq ont tout deux choisis de représenter l’artiste lorsque le statut et le métier de celui-ci étaient en proie à de profonds changements. Ainsi, Balzac décrit l’artiste au moment où les principales institutions de la sphère artistique sont remises en cause. Jusqu’au milieu du XIXème siècle, ce sont principalement l’Académie des Beaux Arts et l’Etat qui décident de l’orientation générale de la carrière d’un artiste. L’Académie, en les sélectionnant, et l’Etat, en les finançant par l’achat ou la commande de toiles. Par ailleurs, l’art est encore cantonné aux représentations religieuses, mythologiques ou historiques. A la fin du XIXème siècle, les bouleversements politiques (instauration de la IIIème République), institutionnels (le Louvre devient un des premiers musées français) et artistiques (l’émergence des impressionnistes) participent à transformation de l’horizon des artistes. Il ne suffit plus d’entretenir un certain académisme, mais de faire preuve d’une créativité certaine pour séduire le public.
Houellebecq, lui, choisit de faire évoluer son héros, Jed Martin, dans le monde de l’art contemporain, lui aussi sujet à de profonds changements, dont certains encore à venir, comme la vente directe des œuvres par l’artiste (Damien Hirst organisant lui-même une vente aux enchères de ses œuvres chez Christie's) ou bien l’utilisation d’Internet (Jed Martin vend ses compositions cartes/territoires sur son propre site internet). On note aussi un intérêt particulier pour l'enrichissement rapide de l'artiste qui rencontre un succès critique et public: les tableaux de Martin se négocient ainsi autour de cinq cent mille euros l'unité.
Houellebecq et Balzac racontent tous deux des destins d’artistes. Pour ce faire, ils s’immergent littéralement dans un quotidien qui passe d’abord par la description de l’atelier, seule institution véritablement stable entre les deux époques. Chez Houellebecq, il s’agit d’un « grenier avec une verrière, […] et quelques obscures dépendances ». L’atelier de Porbus, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, est décrit comme « une vaste pièce » aux « noires profondeurs », dotée elle aussi d’ « un vitrage ouvert dans la voûte ». Celui de Pierre Grassou rend compte du « soin d’un homme pauvre ». Les descriptions soulignent bien une certaine tradition de l’atelier d’artiste, remarquée par Houellebecq, qui souligne par une typographie italique l’expression, créant ainsi une sorte de poncif littéraire et langagier.
Houellebecq et Balzac s’interrogent tous deux sur l’artiste insatisfait : Jed Martin détruit dès les premières pages du roman une œuvre grandiose qu’il avait presque terminée, mais dont il était mécontent. Ainsi, l’artiste de Houellebecq juge qu’il a produit « un tableau de merde » et le déchire d’ « un seul coup », avant de la piétiner fébrilement. Autre forme d’échec artistique, rencontrée par Frenhofer, le protagoniste du Chef d’œuvre inconnu : la non-reconnaissance par ses pairs. Peintre pourtant consacré et admiré, Frenhofer travaille pendant dix années consécutives sur une représentation de Catherine Lescault, mais ne parvient jamais à un résultat satisfaisant. Lorsqu’il présente son travail à Poussin et Porbus, ceux-ci ne distinguent que « des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture ». Si Pierre Grassou, dans la nouvelle éponyme de Balzac, séduit ses contemporains, il tourne le dos à une créativité personnelle pour s'abandonner aux poncifs complaisants. L’absence d’inspiration ou l’insatisfaction, l’épuisement de la capacité artistique ont toujours fasciné les écrivains, eux aussi menacés par ces impasses créatives. Albert Camus, lui aussi, a décrit l’essoufflement d’un peintre dans Jonas ou l’artiste au travail.
Le XIXème siècle fut le lieu d’une bataille sévère entre classiques et modernes, respectivement attachés au dessin ou à la disposition des couleurs. Honoré de Balzac penchait plus ou moins du côté du dessin, et en soulignait l’importance, même si le Chef d’œuvre inconnu laisse apparaître un dessin dépassé, en quelque sorte transcendé par les émotions de Frenhofer. Par l’intermédiaire de Martin, Houellebecq s’intègre dans la même théorie de l’art : la carte est plus importante que le territoire, comme le rappelle l’intitulé de l’exposition de Jed. Parce que la carte s’élabore à partir de la mise en place d’une échelle, d’un choix des représentés et d’une composition particulière des éléments, elle est le pendant littéraire contemporain du dessin chez Balzac.
Plus qu’un sujet commun, celui de l’émergence et du parcours d’un artiste, les œuvres de Houellebecq et de Balzac se caractérisent toutes deux par une fascination certaine pour le destin d’une inspiration, ses flux et reflux. Au-delà du style propre aux auteurs, une parenté se dessine précisément, aussi bien au niveau de la genèse des romans et des recherches préparatoires qu’au niveau d’une certaine vision de la société artistique non pas isolé du monde extérieur, mais modifiée et bouleversée par celui-ci, comme en témoigne l’ascension de Pierre Grassou, le succès de Jed Martin, ou l’évènement violent propre au roman de Houellebecq.
Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion
Honoré de Balzac, Le Chef d'oeuvre inconnu et autres nouvelles, Folio classique
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