Sous les feux de la rampe

Albert Cohen, l'amour et les mots

Après une grande tournée en France, Patrick Timsit s'est installé au Théâtre de l'Atelier avec une adaptation du roman Le livre de ma mère d'Albert Cohen. A cette occasion Viabooks revient sur la vie de cet auteur qui a marqué la littérature française du XXème siècle.

De la Grèce à Marseille

Abraham Albert Cohen est né le 16 août 1895 sur l’Ile grecque de Corfou. A cette époque son père dirige la fabrique familiale de savons, et sa mère est la fille du notaire royal de l'île. Cependant en 1900, les communautés juives de Corfou rencontrent de nombreuses difficultés. L'entreprise familiale ne survit pas à ce pogrom et la famille Cohen décide de partir pour Marseille. Albert a cinq ans. Ses parents s'installent rue des Minimes et ouvrent un commerce d'œufs et d'huile d'olive. Albert Cohen est inscrit dans une école privée catholique et, quelques mois plus tard, connaît son premier drame qu'il racontera sous le titre Jour de mes dix ans dans la revue France libre, et qui marquera un tournant dans sa vie. Pendant les vacances, alors qu'il s'approche d'un homme, celui-ci le traite de «sale youpin». Le jeune garçon court à la gare Saint-Charles et s'enferme dans les toilettes, faute de pouvoir s'enfuir. Sur le mur, il écrit : « Vive les Français ! ». Pendant des semaines, il restera enfermé dans sa chambre pour lire des auteurs français et se créer sa France à lui. En 1904 il entre au lycée Thiers où il se lie d’amitié avec Marcel Pagnol. Reçu au baccalauréat avec la mention assez bien en 1913, il part à Genève pour suivre des études de droit à l’université. Licencié en 1917, il suit ensuite des cours de lettres jusqu’en 1919.

La découverte de l’écriture

Durant ses études en Suisse, Albert Cohen s’installe dans une pension de famille où il fait la connaissance d’Elisabeth Brocher, qui deviendra sa première femme. Fille du pasteur, elle appartient à cette caste de Genevoises protestantes qui fascineront l'homme et l'écrivain. Il l'épouse le 7 novembre 1919, un mois après avoir obtenu la nationalité suisse. Devenu avocat Albert Cohen tente tout de même d'aller gagner plus d’argent à Alexandrie, où un proche lui promet un meilleur salaire. Néanmoins le seul bénéfice de ce voyage est la découverte du premier volume d'A la recherche du temps perdu, qui va l'enthousiasmer et lui apporter cette envie de littérature. En revenant à Genève, il entame l’écriture d’un recueil de poèmes, intitulé Paroles Juives, pour expliquer le judaïsme à sa femme. Il publie également quelques textes dans la Nouvelle Revue française et rencontre Jacques Rivière, directeur de la NRF qui lui propose un contrat pour ses cinq prochains romans. Côté vie privée un bonheur arrive dans sa vie en 1921 avec la naissance de sa fille Myriam. En 1924, sa femme meurt d'un cancer après d’interminables mois de souffrance.

Entre écriture et engagement

Pour oublier son chagrin, suite au décès de sa femme, il s’implique corps et âme dans le travail. Il prend alors la direction de la Revue juive fondée par Chaïm Weizmann, et commence son roman Solal. Il écrit aussi une pièce, Ezéchiel, qui sera montée à la Comédie-Française en mai 1933. En 1930, il publie son premier roman, Solal, qui rencontre un succès exceptionnel en France, ainsi que dans le reste du monde puisque le livre est traduit dans plusieurs langues. Il écrit huit ans plus tard Mangeclous qui confirme le génie de l’écrivain. Durant la Seconde Guerre mondiale, Albert Cohen travaille pour l’Agence juive, qu’il finira par quitter en 1944 en raison d’un problème de confiance mutuelle. Au sortir de la guerre, il occupe le poste de direction d’une des institutions des Nations Unies. On lui propose de devenir ambassadeur de la nouvelle nation d’Israël, mais Albert Cohen refuse, préférant se concentrer davantage sur son écriture.

La littérature jusqu’au bout

En 1954, après 16 ans de non-activité littéraire, il publie Le Livre de ma mère, un récit autobiographique sur son adolescence. Bien qu’il soit déjà une figure emblématique de la littérature francophone, il est consacré par le Grand Prix de l’Académie française en 1968 pour son chef-d’œuvre Belle du Seigneur. À l’âge de 75 ans, il souffre d’une grave dépression et manque de mourir d’anorexie. Il s’en sort et change radicalement sa manière de vivre en se fixant comme dernier objectif de promouvoir son œuvre. Il publie alors ses Carnets 1978 et passe par de nombreux médias pour donner des interviews. Sa dernière œuvre, Le Nouvel Observateur, sort en mai 1981. Il décède quelques mois plus tard, le 17 octobre 1981 à Genève.

Les œuvres incontournables

Solal, 1930, (Gallimard)

Albert Cohen n'a jamais été député ni ministre et n'a pas abrité des dizaines de coreligionnaires dans des souterrains. Il n'a pas davantage enlevé une future épouse à la barbe d'un prétendant. Solal est pourtant nourri de sa vie. La peinture de Céphalonie doit beaucoup à son séjour à Corfou en 1908, Genève est un pôle majeur de son existence, les silhouettes des diplomates et des politiciens, la famille Sarles, viennent directement de son expérience. Les préoccupations, voire les déchirements, de Solal trouvent leur source dans le moi profond de l'auteur, amoureux de la France et de sa culture sans vouloir rien renier de ses origines. Solal nous parle de l’errance d’un homme juif qui se laisse guider par ses émotions. Il se moque de ceux qui veulent devenir riche ou réussir. Pour lui, seuls les sentiments sont importants. Cette œuvre nous plonge dans la complexité de l'esprit humain et des relations avec Autrui avec une atmosphère fataliste et dramatique omniprésente.

Extrait : « Oublieuse des maladies, de la décrépitude, de la mort et de la terre déjà existante qui couvrirait son insensibilité, Aude songeait au bonheur qui l'attendait. Elle ne savait pas que ses dents, illuminées par la lune et reflétées dans la psyché, étaient la première annonce de son squelette et que, par un après-midi de printemps refleurissant les champs et le cimetière, des vers s'insinueraient dans ces narines aspirant la vie et son parfum de toutes fleurs. Les bras parfaits s'étirèrent et la jeune fille imagina pour la première fois la lourdeur d'un corps d'homme (...) sur son corps. »

Le livre de ma mère, 1954, (Gallimard)

Ce livre bouleversant est l'évocation d'une femme à la fois «quotidienne» et sublime, une mère, aujourd'hui morte, qui n'a vécu que pour son fils et par son fils. Ce livre d'un fils est aussi le livre de tous les fils. Chacun de nous y reconnaîtra sa propre mère, sainte sentinelle, courage et bonté, chaleur et regard d'amour. Et tout fils pleurant sa mère disparue y retrouvera les reproches qu'il s'adresse à lui-même lorsqu'il pense à telle circonstance où il s'est montré ingrat, indifférent ou incompréhensif. Regrets ou remords toujours tardifs. Cette œuvre est une ode à la mère, un témoignage percutant sur l’amour filial. La beauté des mots, la sincérité des propos et le deuil envahissent les pages. Ici Albert Cohen se fustige pour ce qu’il a fait subir à sa mère et s'enfonce dans une sorte de malheur égoïste. La plume, si belle, de l’auteur véhicule beaucoup d’émotion et donne au lecteur à réfléchir sur sa propre relation avec ses parents.

Extrait : « Je ne veux pas qu´elle soit morte. Je veux un espoir, je demande un espoir. Qui me donnera la croyance en une merveilleuse vie où je retrouverai ma mère ? Frères, o mes frères humains, forcez-moi a croire en une vie éternelle, mais apportez-moi de bonnes raisons et non de ces petites blagues qui me donnent la nausée tandis que, honteux de vos yeux convaincus, je réponds oui, oui, d´un air aimable. Ce ciel ou je veux revoir ma mère, je veux qu´il soit vrai et non une invention de mon malheur. »

Belle du Seigneur, 1968, (Gallimard)

" Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante exceptionnelle femme aimée parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient ". Cette œuvre oscille entre grâce, tragédie et parfois comique. Albert Cohen nous dresse le récit d’un combat perdu d'avance, des artifices mis en place par un couple pour ne pas se lasser l'un de l'autre, en vain. Comme il sait si bien le faire, l’auteur use des mots, les sublime, joue avec eux pour emmener le lecteur, là où il le désire, au cœur de l’amour. En 1968, Albert Cohen signe le chef d’œuvre de sa vie.

Extrait : « Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes. »

 

Le livre de ma mère, une adaptation au théâtre

Mis en scène par Dominique Pitoiset, Patrick Timsit interprète l’ode aux mères défuntes d'Albert Cohen. Après avoir sillonné la France, il conclut sa tournée au mois d’avril, à Paris. Ce monologue intime accompagne l’acteur depuis de nombreuses années "La première fois que j'ai lu ce livre j'en ai tout de suite tiré des extraits. J'étais dans un atelier de théâtre... je plaçais des petits bouts comme ça en me disant qu'un jour j'aurais peut-être rendez-vous avec ce texte sur scène" explique le comédien dans une interview pour France TV. Bien qu’habitué à un registre plutôt comique, Patrick Timist fait transparaitre toute la noirceur du texte d’Albert Cohen. Derrière son ordinateur, installé sur une table-pupitre encombrée d'objets divers, il embarque le public dans ses sombres et nostalgiques pensées. Quelques anachronismes apportent de la véracité à cette pièce, tels que quelques morceaux de musique de Nat King Cole et d'Arno ou encore des vidéos du jeune Timsit à la plage avec ses parents. Cette pièce, tout comme le livre, est un cri d’amour pour ces femmes que l’on appelle « maman » et qui un jour disparaissent.

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