Éternellement vôtre

Lettera amorosa: le poème d'amour cosmique de René Char

En 1952, René Char présente Guirlande terrestre, poème manuscrit s'étendant sur 36 pages, accompagné par des illustrations de Jean Arp. Onze années plus tard, il livre une deuxième version, définitive, de sa composition: il s'agit de Lettera amorosa, illustrée cette fois par Georges Braque. Le texte est brillant, incisif, paisiblement lyrique: les deux versions du poème constituent un des plus beaux chants d'amour de la poésie française.

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Peintures de George Braque dans l'édition originale de la Lettera Amorosa Peintures de George Braque dans l'édition originale de la Lettera Amorosa

Restituer l'aspect fragmentaire de la réalité

A propos des célèbres Feuillets d'Hypnos de René Char, Paul Veyne écrit : "L'apparence fragmentaire du récit montre l'allergie de René à toute rhétorique, à ces transitions, introductions et explications qui sont le tissu intercalaire de tout corps de récit normalement constitué ; ne subsistent, séparées, que les parties vives". Une remarque qui peut également s'appliquer à Lettera amorosa, six ans après les Feuillets d'Hypnos: ici aussi, le poème se découpe en courts paragraphes qui rendent compte d'une sensation ou d'une émotion particulière. Les illustrations qui accompagnent le texte reflètent cette écriture fragmentaire: elles ne sont jamais figuratives, mais suggèrent simplement formes et couleurs (on reconnaît la silhouette d'un oiseau en vol, les visages des amants ou la corolle d'une fleur, mais d'autres compositions sont résolument abstraites, surtout celles de Jean Arp). René Char a lui-même supervisé soigneusement la mise en page du recueil, en commentant son texte en présence des deux illustrateurs: les oeuvres associées au texte prennent alors le statut de prolongations de l'oeuvre plutôt que d'illustrations statiques.

La nature, abri des amants

Dans Lettera amorosa, René Char utilise un lieu commun de la poésie lyrique : les éléments naturels et les paysages constituent à la fois le lieu où les amants évoluent et un miroir qui reflète les promesses de leur union : plantes, eau, terre, feu du soleil s'accordent et embellissent l'être aimé. "La flèche du soleil traversera ses lèvres,/Le trèfle nu sur sa chair bouclera," écrit le poète. Les éléments naturels se confondent peu à peu avec l'image de la femme, procédé déjà utilisé par Virgile dans Les Géorgiques ou par Hugo dans les premiers poèmes du recueil Les Contemplations. Mais l'expression poétique de René Char va plus loin : il crée une véritable cosmogonie de l'amour, où les amants se perdent ensemble, se réinventent, se contemplent et s'aiment: "Parfois j'imagine qu'il serait bon de se noyer à la surface d'un étang où nulle barque ne s'aventurerait. Ensuite, ressusciter dans le courant d'un vrai torrent où tes couleurs bouillonneraient." Dans le creux de sa passion, le couple se suffit à lui-même : il peut créer sa propre approche de la réalité, foncièrement différente du regard traditionnel.

Atteindre la perfection et la spontanéité du vers

Le manuscrit de Guirlande terrestre permet d'observer la technique d'écriture de René Char. De nombreux mots sont biffés, certains passages sont entièrement supprimés, a posteriori, par l'auteur. L'un d'entre eux évoquait une visite chez le dentiste pendant laquelle René Char se fait extraire une dent, expérience douloureuse qui le fait songer à la "très placide mâchoire des morts" ! Le lecteur qui se livre à une comparaison, même succinte, des deux textes, constate facilement que la plupart des passages les plus "narratifs" ont été supprimés dans la deuxième version de Lettera amorosa. Un autre passage de Guirlande terrestre raconte le départ de la femme aimée: "Tes valises sont fermées, ta personne se hâte, ton baiser disparaît". Des détails pragmatiques, des références à la vie moderne ("la forme et le sarcasme d'un train") qui disparaissent de l'oeuvre finale: le poète a préféré opacifier le mystère autour de l'histoire d'amour, plutôt que de l'ancrer dans une histoire personnelle qui est de toute façon passée, terminée. Il condense la fascination quotidienne pour les formes, les parfums, la sensualité et la beauté de la femme aimée dans ces paragraphes à la puissance évocatrice discrète. Ce faisant, René Char évite tout exhibitionnisme littéraire. "Cet hivernage de la pensée occupée d'un seul être que l'absence s'efforce de placer à mi-longueur du factice et du surnaturel": si Guirlande terrestre s'apparente encore à une composition d'homme amoureux ("Ta fascinante lingerie" note simplement le poète dans le manuscrit de 1952), Lettera amorosa, onze ans plus tard, a la grâce et la beauté du souvenir ému.

Gravité et légèreté de l'amour

Les vers de Lettera amorosa constituent une approche de l'amour tel que le conçoit René Char: l'écrivain place une phrase de Monteverdi pour introduire son poème. L'épigraphe, en langue italienne, signifie "Il n'est plus une part de vous qui ne m'attache tout entier à elle par les forces invincibles de l'amour." C'est à un amour ambivalent que pense René Char: un sentiment qui affranchit du poids du monde tout en rendant ce dernier plus cohérent, plus régulier et paisible. "Merci d'être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité" susurre l'artiste à la fin de son poème. C'est ce sentiment extra-ordinaire qui relie ces deux êtres, les maintient ensemble, fonde l'acte d'amour.

Iris autrefois, à présent, pour toujours

La beauté de Lettera amorosa tient aussi à ce détail : le nom de la femme aimée n'est jamais cité ! Encore une fois, pour éviter la révélation trop rapide, René Char préfère côtoyer le mystère et le mythe. Il nomme son amour "Iris" pour mieux la décrire sans en avoir l'air: messagère des dieux à l'écharpe aux couleurs de l'arc-en-ciel dans la mythologie grecque, nom du "nymphale gris", un papillon qui "prévient du visiteur funèbre", petite planète, cercle de couleur dans l'oeil, plante qui pousse aux abords des rivières... Le poète ajoute en exergue de son oeuvre les différentes significations du terme, et les connotations qui les accompagnent: c'est un amour multiple qui est décrit, à la fois source de bonheur (la messagère de l'arc-en-ciel), monde indépendant (une autre planète), un élément naturel qui croît, se fortifie et fleurit, mais aussi rappel de la finitude de l'homme et de ses sentiments (l'annonce tragique de l'inéluctabilité de la mort).

Enfin, René Char nous rappelle une dernière utilisation du mot: "Nom propre de femme, dont les poètes se servent pour désigner une femme aimée et même quelques dames lorsqu'on veut taire le nom". L'amante devient poésie, création littéraire qui traverse le temps et survit à l'ultime épreuve. I, R, I, S: René Char trace sous nos yeux les lettres de l'amour.

> René Char, Lettera Amorosa, Gallimard-NRF, 70 pages, 6,70 euros >>Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

En savoir plus

René Char, Lettera amorosa, Illustrations de Georges Braque et de Jean Arp, Nrf Poésie/Gallimard

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