La cause Kurde est-elle perdue ? Côté américain, elle est, en tout cas, entendue depuis 2019, lorsque l' Occident a abandonné ses alliés face à la pire menace qui plane sur nous tous. Le grand reporter et ancien diplomate Olivier Weber, fin connaisseur de la région et du poison extrémiste, témoigne dans Si je t’oublie Kurdistan (Éditions de l’Aube). Un document remarquable. Et édifiant.
« Ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs . » Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune.
La Barbarie ne fait pas de bruit – jusqu’au jour où… Le courage aussi doit se faire discret. Pour des raisons différentes. La survie souvent. La vertu également, entendue au sens étymologique de « force d’âme » et de « qualité morale ». Dieu sait qu’ il en faut, et sacrément, pour se porter en première ligne des combats aux côtés des Kurdes. Car cela signifie d’abord bousculer les monceaux d’indifférence dont l’Occident en général, et l’Europe en particulier, font preuve quant au sort de ces combattants pour la démocratie, pour la liberté. Et pour une égalité entre femmes et hommes qui n’a cours nulle part au Moyen-Orient à l’exception d’ Israël.
Face à la pire menace, au dogme, à l’obscurantisme et à l’intolérance absolue, les Kurdes – qui ne sont, certes, pas exempts d’alliances troubles dans ce Moyen-Orient largement tribal et compliqué – savent tendre la main aux Arabes sunnites, aux Turkmènes, aux Arméniens et aux autres chrétiens. De notre point de vue, « ils sont aux avant-postes, nous l’oublions trop souvent, d’une guerre de civilisation entre l’islam de paix et l’islam des rectitudes assassines. Pas de quartier lors des assauts. », rappelle Olivier Weber, lauréat des prix Joseph-Kessel, du Livre européen et méditerranée, prix Albert-Londres et de l’Aventure. Ce veilleur nous met en garde contre d’autres menaces : notre « pragmatisme de bon aloi », nos reculades, nos pactes faustiens de basse politique à courte vue clientéliste « devant la sarabande des dictatures émergentes ».
La cause Kurde semble entendue. Pourquoi ? Ce peuple vit écartelé depuis 1916 entre trois pays dont les frontières ont été tracées à la hâte par les diplomates Skypes et Picot, un Anglais et un Français. Pour l'anecdote, l’accord Skypes-Picot a eu un caractère prémonitoire quant aux enjeux pétroliers dans la région. La région de Mossoul en Mésopotamie (l'actuel Irak), échoit alors à la France qui parvient à conserver ses droits sur le pétrole mésopotamien par les accords de San Remo en 1920. La Compagnie Française des Pétroles sera créée en 1922. En septembre 2017, le projet de référendum de sur la création d’un État kurde ne pouvait que faire bondir les États-Unis, opposés à une partition de l’Irak, rempart contre l’Iran.En 2019, l’administration Trump choisit de se désengager de la région pour éviter un enlisement à la vietnamienne. Et de bafouer ainsi ses engagements vis-à-vis des Kurdes. L’alliance vis-à-vis de l’ennemi commun a fait long feu.
La loyauté est-elle une cause perdue ? Jamais, tant qu’il se trouve une voix, un témoin pour continuer à la défendre coûte que coûte. Et s’il est un lieu qui en est le vivier, et malheureusement l’ultime réserve, c’est bien le Kurdistan. Le reporter de guerre Olivier Weber, juré du prix Albert Londres et président du prix Joseph-Kessel, y a voyagé et travaillé à de multiples reprises, au prix de risques inouïs. Les représailles du camp ennemi en cas de capture ne sont pas des moindres. Tristement connues. Déjà, ce souvenir terrible de trois jours et trois nuits passés dans un marais « près d’un champ de mines et sous les hélicoptères de Bagdad (…) La mort, pendant ces trois jours et trois nuits, nous avait envahis, submergés, davantage que l’eau, avec son goût métallique, son odeur tenace de fin de l’humanité. La mort des autres surtout ».
Mais l’épisode suscite d’autres réminiscences pour l’écrivain-voyageur auteur d’un Dictionnaire amoureux de Joseph Kessel. Celle des premiers reportages de guerre qu’Olivier Weber réalise à l’âge de vingt-cinq ans. Il est alors confronté « dans un effroi glaçant à l’odeur de la mort, aux sanies dans les tranchées, au pus qui suinte dans les infirmeries improvisées, au spectacle des charniers, à cette espèce de « farce démente » dont parle Maurice Genevoix dans "Ceux de 14" ».
Au cours de ce nouveau reportage en forme de plaidoyer, Olivier Weber évoque notamment une figure de militant, de résistant, celle de Salih. Ce « paladin de la cause Kurde [qui] aurait tout fait pour sauver un peu plus de sa terre ». Par-delà l’émotion, l’évocation de la peur, du courage et de l’espoir et de l’engagement sans limite, le romancier et ancien professeur à Sciences Po, spécialiste des guérillas, analyse les ressorts de l’extrémisme qui ne cesse de se répandre à l’échelle planétaire. À l’instigation notamment du président Turc Erdoğan. « L’instrumentalisation de la peur, à nouveau, comme aiment si bien en user les tyrannies, avec les mécanismes de soumission consciente et inconsciente qu’elle engendre ». Son enracinement dans les esprits qui constitue un danger extrême. Et le silence coupable et l’auto-censure que nous connaissons tous depuis deux décennies.
L’ancien ambassadeur de France itinérant en charge de la traite des êtres humains dénonce les violations turques du droit et des conventions internationales en général et du protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, convention que la Turquie a signée.
Pourquoi cette indifférence ? Pourquoi ce besoin de se prosterner devant la « religion idéologisée » dans une quête de sacré, un culte de la violence troubles et fallacieux ? Éminemment dangereux. Les causes perdues séduisent les romantiques, elles lassent visiblement les cyniques qui préfèrent manier les grands mots et les concepts fumeux. « La vérité c'est comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur », disait Camus.
Le sujet kurde est grave, dur. Et il est peu glorieux pour nous de nous y confronter. Le témoignage du grand reporter au nom de la loyauté, de la liberté et de la fraternité est là pour nous y inciter. C’est pourquoi Si je t’oublie Kurdistan est un livre indispensable.
>Olivier Weber, Si je t’oublie Kurdistan, Éditions de l’Aube, 174 pages, 16 euros
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