Que reste-t-il des émotions humaines dans un monde technophile ? Avec Klara et le soleil (Gallimard), Kazuo Ishiguro, lauréat du prix Nobel en 2017 et du Booker Prize en 1989 pour Les vestiges du jour, livre un nouveau roman énigmatique. Les sentiments humains s'y dévoilent lentement sur fond de robot et d'intelligence artificielle. Comme s’ils appartenaient à un règne désormais interdit. Une atmosphère de menace plane sur l’humanité qui surnage, toujours, comme par miracle. Envoûtant et troublant.
Kazuo Ishiguro, c’est un peu le Modiano anglais. Avec Klara et le soleil, le Nobel et lauréat du Booker Prize livre un nouveau roman énigmatique où les sentiments humains se dévoilent lentement. Comme s’ils appartenaient à un règne désormais interdit. Une atmosphère de menace plane sur l’humanité qui surnage, toujours, comme par miracle. Envoûtant et troublant.
Que reste-t-il des sentiments humains dans un monde technophile ? Dans Les vestiges du jour, adapté au cinéma par James Ivory, un couple de domestiques incarnait une humanité qui surnageait face à la menace nazie. Dans Auprès de moi toujours, deux enfants voués au destin de clones thérapeutiques se liaient d’amitié dans un univers qui fleurait bon la mort prématurée. Comme des vieillards, chaque jour grignotait un peu plus leurs facultés. Au profit d’autrui.
Le non moins énigmatique Klara et le soleil fait la part belle aux sentiments dans un univers où tout semble les nier. Avec ce nouveau roman envoûtant, le Nobel et lauréat du Booker Prize – l’équivalent anglais du Goncourt – interroge une fois de plus la notion de sacrifice. Quoi de plus naturel dans une culture asiatique qui place le groupe au centre de tout ? En filigrane, c’est celle de l’humanité qui est posée à travers cette ample métaphore, triste et sentimentale.
Kazuo Ishiguro anthropomorphise, certes, la figure de Klara. Cette intelligence artificielle joue le rôle de dame de compagnie. Dans ce monde futur, ce genre d’être hybride, entre neurones artificiels et sentiments, bien réels (ou bien imités), s’appelle une AA, pour « Amie Artificielle ». Quel ami est le plus réel, justement ? L’être humain en chair ou en os ? Ou sa réplique, pourtant qualifiée d’« artificielle » par ses concepteurs.
L’IA sert aussi d’œil innocent pour décoder les actes des humains. La découverte lente des rapports qui unissent une famille futuriste disloquée est un théâtre d’ombres. C’est un monde opaque où l’égoïsme et le calcul n’empêchent pas les sentiments vrais d’éclore et de s’épanouir. Tout a un prix. « D’ailleurs, je commençais à discerner à quel point les humains, dans leur désir d’échapper à la solitude, entamaient des manœuvres très complexes et insaisissables, et je compris que le contrôle des effets de cascade de l’excursion à Morgan Falls m’avait sans doute totalement échappé ».
A travers ce regard à hauteur d’enfant, curieux, impatient, fragmentaire surtout, le monde prend une tonalité étrange. Kazuo Ishiguro a l’art de donner la vedette à des seconds rôles. Réduits aux rôles de figurants, ces déclassés candides et intrigants n’en révèlent que de manière plus cruelle les abus dont se rend coupable la classe dominante.
A travers cette fable puissante, troublante, Kazuo Ishiguro met en scène, non sans indulgence, ce droit d’usage que les uns se donnent sur les autres. Il dénonce cette étrange facilité à mettre ses contemporains au rebut après usage, que tout excuse car il appréhende la réalité à hauteur d’homme. C’est-à-dire dans le grand flou artistique.
À travers l’amitié de Klara et d’une enfant plus fragile que les autres, le romancier d’origine japonaise met à nouveau en scène les rapports sans pitié d’une société ultra-hiérarchisée. Le Soleil joue aussi un rôle essentiel dans ce roman éponyme. Autre écho d’une culture japonaise où le lien avec la nature est sacralisé. Il y a toujours quelque chose d’archaïque dans ses histoires, une profondeur et une résonance, qui leur donne une dimension de mythe.
Kazuo Ishiguro distille le suspense avec une maîtrise savante du rythme. Dans ces romans où le temps coule lentement, l’action provoque toujours un effet de surprise. Ce qui surprend moins, c’est qu’au fond, derrière l’authenticité des sentiments, c’est d’honneur qu’il est question avant tout. La force de résurgence est d’autant plus frappante que les êtres sont toujours réduits, chez Kazuo Ishiguro, à l’état fantomatique de silhouettes qui se découpent sur fond de brume et de tempêtes sourdes.
Ce n’est pas seulement parce qu’il emprunte tous ces codes insulaires et séculaires que Klara et le Soleil exerce un tel pouvoir de fascination. C’est aussi parce que l’auteur décentre volontairement le regard du lecteur en imaginant pour son IA une vision déformée. Klara voit en effet des portions différentes de la réalité lui apparaître dans différentes « boîtes ». Les fragments de réalité prennent ainsi des formes géométriques qui s’assemblent sous l’effet de la subjectivité. C’est en quelque sort un roman cubiste que livre l’auteur anglais d’origine japonaise.
Cette réalité éclatée, disloquée - comme les familles, comme les histoires d’amour et les rêves d’enfant, ou de robots - anticipe-t-elle sur le futur ? Comme les tableaux cubistes et futuristes ont eu, au début du siècle dernier, la préscience de la conflagration à venir.
Voici un nouvel opus de techno-fiction que l’on lâche avec regret. Une fois de plus, le lecteur est bousculé dans ses certitudes. La hiérarchie bien établie de son monde chancelle sur ses bases. Il est vrai que cette réalité féroce du futur nous en dit tant de nous.
C’est un monde qui vous happe car ses personnages vous échappent, qui pourtant nous ressemblent.
>Klara et le soleil, de Kazuo Ishiguro, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch. Gallimard, 383 pages, 22 euros.
>Lire aussi notre article : Le prix Nobel de littérature attribué à Kazuo Ishiguro
>Présentation du livre par l'auteur lui-même :
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