Sur les rails de l'Histoire

«Le train des enfants» de Viola Ardone, un billet pour l'espoir

Entre les couleurs vives de Naples et la musicalité raffinée de Bologne et Modène, Viola Ardone signe avec Le train des enfants (Albin Michel) un magnifique roman. Tiré d'un épisode méconnu de l'Italie de l'Après-guerre, c'est un roman sur l'enfance, poignant, où se rencontrent  la misère et l'espoir. 

Portrait de Viola Ardone © Capture d'écran vidéo YouTube-Albin Michel Portrait de Viola Ardone © Capture d'écran vidéo YouTube-Albin Michel

Viola Ardone est italienne. Pour son troisième roman, elle a choisi de mettre à l'honneur un épisode peu connu de l'Italie post-mussolinienne : de 1946 à 1952, le Parti communiste italien organisa le voyage de plusieurs milliers d'enfants issus des milieux défavorisés du sud de l'Italie vers le nord du pays, où ils furent acueillis et hébergés par des familles aisées durant plusieurs mois.

Un récit qui redonne vie à un épisode méconnu de l'Après-guerre en Italie

A travers le regard de l'un d'entre eux, Amerigo, un jeune napolitain d'à peine huit ans, l'auteur nous livre un récit particulièrement touchant, plein de fraîcheur et de mélancolie.
Amerigo vit dans un quartier pauvre de Naples avec sa mère Antonietta, qui l'élève seule et qui peine à joindre les deux bouts. Sans ressource et résignée, sa mère se laisse convaincre par une jeune communiste d'envoyer son fils dans un programme d'accueil au nord de l'Italie. A Bologne, Amerigo est recueilli par une militante du Parti, Derna, et nouera des liens forts avec la famille de cette dernière. Avec eux, il découvrira la tendresse d'un foyer et l'amour de la musique. Mais le séjour touche à sa fin, Amerigo part rejoindre sa mère, et se retrouve pris entre deux feux...

L’Histoire à hauteur d’enfant

Viola Ardone nous conte une histoire d'enfants, sous le point de vue d'un gamin des rues, qui rêve le monde et les adultes à sa manière. Il court les ruelles sombres et les marchés napolitains en rêvant de chaussures neuves. Amerigo est vif et débrouillard, il a l'innocente fraîcheur d'un Petit Nicolas... Ses remarques ingénues et cocasses  nourrissent un imaginaire que les dures conditions de vie n'entament pas encore, et  si cette candeur naïve révèle bien le tragique de certaines situations du roman, elle nous permet aussi d'en apprécier toute la tendresse et l'espoir.

L'enfance sans préjugés

Car l’enfance est sans filtres ni préjugés, et c’est ce qui rend ce récit si vrai et émouvant. Derrière les jugements à l'emporte-pièce et sans concession de l'enfant, à travers ses maladresses et son attendrissante naïveté, se dévoilent d'autres réalités sous-jacentes : le délabrement dans lequel la guerre a laissé les régions du Sud, et les féroces inégalités sociales qui coupent déjà l'Italie en deux, les dissensions  au sein du Parti qui laissent entrevoir la dimension politique de ce programme de bienfaisance, mais aussi l'élan de générosité collectif qui a rendu cette histoire possible, et le bouleversement qu'elle fut tout autant pour les enfants accueillis que pour leurs familles d'adoption.

La relation entre le petit garçon et sa mère si loin

Surtout, en filigrane de tout le récit, se joue la relation si difficile à nouer entre le jeune Amerigo et sa mère ; tour à tour désir ou regret, elle prend pour Amerigo la forme d'une pomme, une pomme Annurca que lui a donnée sa mère, et qu'il n'osera jamais manger, préférant la regarder flétrir sur son bureau d'enfant du Nord : "Je ne voulais pas la manger pour conserver le souvenir de toi".  D'occasions perdues en rendez-vous manqués, douleurs muettes et émotions ravalées affleurent entre les lignes pour dire cet amour impossible, et prennent plus d'une fois le lecteur à la gorge.

Des sentiments ambivalents

L'exode d'enfants dans le besoin vers un environnement moins hostile est un thème qu’on retrouvait déjà dans le très beau Par Amour de Valérie Tong Cuong (2017), qui relatait le départ des enfants du Havre vers l’Algérie durant les bombardements alliés de la Seconde Guerre mondiale.

Et à son tour Viola Ardone saisit bien toute l'ambivalence et la complexité de sentiments que peut faire naître ce voyage inattendu :  une chance inespérée bien sûr, et de l'excitation sûrement, pour ces gamins rarement sortis de leur quartier, qui pour beaucoup n'avaient jamais vu la mer qui baigne Naples... mais aussi la violence du départ exacerbée par l'absence d'explications, qui tient dans ces quelques mots d'Amerigo : "Ma maman Antonietta ne m'avait jamais vendu jusqu'à maintenant".

C'est un billet pour l'inconnu finalement, qui fait naître la peur de n'être pas choisi là-haut, ou celle d'être choisi puis à nouveau abandonné...

Le cœur coupé en deux

Mais après avoir goûté à une autre vie, tendre et opulente,  vient le moment d'un nouveau déchirement. Comment quitter ceux à qui on s'est tant attaché? A-t-on le droit d'être heureux loin de sa vie, loin de sa mère? Viola Ardone décrit avec justesse et beaucoup de sensibilité ce drame intime, ce conflit de loyauté qui ronge un enfant balloté entre l'amour aride d'une mère démunie et la prospérité généreuse de sa famille de coeur : "Tout ce que j'avais, je ne l'ai déjà plus : le gâteau pour mon anniversaire, le dix sur dix en mathématiques de M. Ferrari, les signaux lumineux à la fenêtre, l'odeur des pianos, le goût du pain qui sort du four, les chemisiers blancs de Derna. (...) Au fur et à mesure que je m'éloigne de ma vie de maintenant et que je me rapproche de ma vie d'avant, les têtes de Derna, de Rosa et d'Alcide se transforment en celles de ma maman Antonietta, de la Royale et de la Jacasse. Tommasino a raison. On est coupés en deux maintenant."

Les enfants partent, les femmes restent... et font l'histoire

Difficile de ne pas dire un mot des femmes qui habitent ce récit, figures fortes et immuables du peuple italien, qui font la vie et les enfants comme elles firent la guerre peu avant. Elles posent les prémices des combats féministes qui voient le jour notamment grâce aux mouvements de résistantes pendant la guerre, et qui ne cesseront par la suite de s'intensifier. 

Outre la tragique Antonietta, vaillante même dans sa résignation, se dresse la silhouette jeune et volontaire de Madelena, communiste convaincue et passionnée qui consacra son énergie à ces enfants qui n'étaient pas les siens, celle de Derna, au courage généreux, ou encore la Royale, dernier bastion monarchiste du quartier, et la Jacasse, forte tête au douloureux secret. Les portraits et les ombres se succèdent, dessinant les contours de véritables piliers luttant pour les enfants et leur pays... Ou pour leur vie tout simplement.

Avec beaucoup sensibilité, Viola Ardone leur rend hommage, et l'on vibre pour  toutes ces femmes, toutes ces mères lorsqu'elles entonnent en choeur devant le train qui va partir : "Sebben che siamo donne, paura non abbiamo, per amor dei nostri figli". 

Une lecture poignante et édifiante.

>Viola Ardone, Le train des enfants, Editions Albin Michel, 304 pages, 19,90 euros

En savoir plus

L'auteure Viola Ardone explique le propos de son livre.

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