À décor grandiose, à menace inhumaine, amitié hors norme. Le dix-neuvième livre d’Andréï Makine, L’ami arménien (Grasset) est une fable dédiée à l’amitié. Ce roman signe de manière magistrale la rencontre entre un orphelin et un jeune arménien dont le père est emprisonné. Le décor ? Les confins de la Sibérie soviétique. Bienvenue en Russie.
Un décor grandiose, une menace inhumaine, une amitié hors norme... tels sont les ingrédients du dix-neuvième livre d’Andréï Makine, qui se situe aux confins de la Sibérie soviétique.
Comme la vigne, les sentiments les plus nobles s’épanouissent souvent en terrain hostile. « Une telle indifférence vis-à-vis de la mort pouvait certainement s’expliquer par la longue et sanglante histoire de révolutions, de répressions et de déchirements civils. Et aussi par les horreurs de la dernière guerre qui avait habitué le pays à l’idée que la vie humaine ne valait pas grand-chose ». Il vrai qu’on s’habitue très bien à la souffrance des autres. En particulier quand on est un voyou qui chasse en bande ou un tortionnaire soutenu par un régime qui suscite le délire collectif de manière savante.
« (..) presque quarante millions dus tueries révolutionnaires et puis staliniennes, en Russie, des millions, anonymes ou non, annihilés dans les camps nazis… À force de compte en millions, toute capacité à s’émouvoir s’émousse, le désir le plus sincère de compatir faiblit ». La suite de l’histoire « post-moderne », dans le Caucase notamment, ne manque pas de le prouver, confirmant le sens tragique de l’histoire. Comme, souvent, de l’aventure humaine elle-même.
« lever les yeux vers le mouvement des oiseaux éclairés par le soir d’une fin d’été »
Proust le mettait en scène de façon limpide : les turpides et les combats de l’amour et de l’enfance offrent le reflet à une éychelle plus modeste des grandeurs et misères qui font l’Histoire, ce grand récit de la révérence à la force et au pouvoir. « (…) ces jeunes qui se chamaillaient sur un rectangle de terre piétinée et qui allaient continuer leurs jeux et leurs joutes, les transposant dans leur future vie d’adultes : rivalités, combat pour la meilleure place au soleil, chasse au succès, défaites et revanches. Le match qui venait de se terminer m’apparut telle la préfiguration de toute une existence, cette guerre d’usure qui ne leur laisserait pas le temps de lever les yeux vers le mouvement des oiseaux éclairés par le soir d’une fin d’été ».
Bienvenue en Russie Soviétique. Le terrain de jeu où éclot et s’épanouit cette grande histoire d’amitié. Le lieu d’enfance d’Andréï Makine, grande plume de facture classique, membre de l’Académie Française, lauréat du Goncourt, du Goncourt des lycéens et du Médicis pour Le Testament français. Les sentiments qu’il exalte avec ce souvenir d’adolescence sont simples. Vrais. Indispensables. À la fois puissants et fragiles face à la cruauté de la vie.
Le décor hostile de l’amitié qui se noue entre le jeune narrateur et Vardan, petit héros de santé fragile lesté par un étrange passé, porte le nom évocateur de « Bout du diable ». Aux confins de la Sibérie, « ce Royaume d’Arménie » abrite les familles de détenus enfermés à cinq-mille kilomètres du Caucase et de leur patrie rêvée. Leur crime ? « Subversion séparatiste et complot anti-soviétique ».
C’est l’antichambre des camps. Le contraste entre ces lieux désolés et le lien qui se noue entre les deux enfants n’en est que plus efficace.
La tendresse, la douceur et la bonté s’épanouissent en coulisse. Loin du fracas de la rue et de la realpolitik à grande échelle et son appétit de violence sans fin. Andréï Makine et ses petits héros ont le lyrisme pudique.
« Il parlait, sans pouvoir vraiment la définir, d’une existence nouvelle où notre pensée échappait à l’ordre de ce monde et nous offrait une autre manière de vivre et de voir. Notre raison s’y opposait, avec tout son brutal réalisme, mais une volonté mystérieuse, en nous, ne demandait qu’à pouvoir explorer la légèreté de ce ciel qui venait de s’ouvrir sous nos pas ». Un peu de légèreté dans un monde de brutes, n’est-ce pas le plus beau cadeau que puisse vous offrir un ami ? La métaphysique en prime. « Désormais, en pensant à Dieu, j’imaginerais sa présence infiniment plus proche de nous (…) ».
L’ami arménien est l’histoire d’un rêve. Celui que caresse le jeune Vardan, personnage idéaliste et pur à la Dostoïevski ? Ce serait de toucher le ciel en effleurant son simple reflet dans une flaque. Vardan est doué pour le surnaturel. Il ouvre au jeune orphelin qu’il s’est choisi pour ami au milieu de ce paysage de désastre, les portes d’un monde mystérieux, poétique et fertile qui lui était resté jusque là inconnu.
À l’évocation du rêve arménien, de l’héritage millénaire qu’il véhicule de foi, de résistance et de puissants liens du cœur, le texte est parcouru d’entêtants effluves proustiens. Il est question dans ce roman puissant de vérité des sentiments, d’évocation rêvée du monde quelques sensations tenues qui traversent le temps comme par miracle.
Leçon proustienne par excellence, la mémoire et le style qui l’évoque à toute force, sont seuls capables de recréer le sentiment de beauté découvert et éprouvé avec une puissante unique à l’adolescence. « L’époque constructiviste où nous vivions et dans laquelle tout devait répondre à un but précis, à l’efficacité brute, rendait la beauté plus ou moins superflue et privilégiait un matériel sobre, sans aucune recherche esthétique, sans la profondeur d’une vie révolue ».
Toute ressemblance avec l’absence d’esthétique contemporain, tenace relance de la passion française pour une imagerie soviétique de pacotille, n’est somme toute que… logique.
À l’image de La Recherche, L’ami arménien n’est peut-être que l’histoire d’une vocation. Celle de dire un autre monde, intérieur, où serait précieusement conservé le secret de ces étincelles de beauté qui jaillissent parfois, au détour d’une rencontre, de ces petits miracles du style, d’un geste étonnamment généreux au milieu du chaos. Ou le roman conservatoire d’une humanité toujours déjà en péril.
Vardan et son jeune protecteur sont de ces personnages qu’on n’oublie pas. Ainsi la vocation qui anime Andréï Makine n’est-elle pas seulement littéraire. Elle est profondément humaine. Et c’est ce qui rend son dernier roman mémorable et si profondément touchant.
>L’ami arménien, d’Andréi Makine, Grasset, 213 pages, 18 euros.
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