Rentrée littéraire 2021

«Badroulboudour» de Jean-Baptiste Froment: une fable entre Orient et Occident

Après le très remarqué et visionnaire Etat de nature, Jean-Baptiste de Froment livre dans Boudroulboudour un roman fantaisiste et rythmé, qui exhume la figure du traducteur des Mille et une nuits, Antoine Galland, et l’épouse d’Aladin. Cette sotie aux couleurs des Lumières fait la part belle à la liberté de pensée. Une réflexion vivante sur l’orientalisme en forme de pied de nez au woke. 

 

Une comédie légère sur un sujet grave

Antoine Galland, universitaire pataud, est spécialiste du traducteur des Mille et une nuits. Il est aussi son homonyme. En pleine remise crise existentielle après son divorce de la délicate et exigeante Madeleine, Antoine Galland (le contemporain) part se ressourcer au « Kloub » d’Alexandrie. Il est flanqué de ses deux adorables petites filles. Princesses en herbe à l’ère de l’enfant-roi.

« Cet Orient (…) qui n’est pas une zone géographique  mais une région du cœur… »

Dans son second roman, l’auteur de L’État de nature, consacre une comédie légère à un sujet grave : l’orientalisme ou la fascination des artistes et des universitaires occidentaux, notamment, pour un Orient rêvé. « Cet Orient (…) qui n’est pas une zone géographique mais une région du cœur… ». Les dramaturges antiques le savaient. Avant que les philosophes des Lumières ne le pratiquent, le rire et la comédie sont des armes lourdes contre le mensonge et l’hypocrisie. Il faut dire que les résonances de ce sujet tristement d’actualité avec la chute de Kaboul et de l’Afghanistan derrière elle, sont explosives.

Une métaphore dans l’esprit des Lumières

Les mésaventures de son anti-héros, moins malhabile qu’il n’y paraît, prennent ainsi des allures de fable sur les ponts – les règlements de comptes et les vengeances – entre Orient et Occident. Pour renvoyer dans les cordes les partisans du woke - radicalisme bon teint, effacement colossal de la mémoire et du travail de l’historien réunis-, Jean-Baptiste de Froment dégaine une métaphore de longue portée.

« De toutes les lâchetés que l’on pouvait commettre dans la vie, il n’en était aucune qui fût plus vile, plus parfaitement lâche, que celle que l’on commettait envers le passé, envers l’esprit et la mémoire de ceux qui n’étaient plus là pour se défendre. Aux morts, il fallait faire le crédit du maximum ». Vérité à méditer.

La politique offre ainsi une dimension supplémentaire de la fable. Un jeune président aux allures giscardiennes récupère en effet la figure du génial traducteur pour tenter de rabibocher la majorité de ses concitoyens et leurs vindicatifs frères sarrazins. Il y a là matière. « Jusqu’au bout, Galland avait été fidèle à son projet originel de faire voir les Arabes aux Français, et non de se donner lui-même en spectacle ».

Son arme fatale ? Une révolution burlesque contre le néo-colonialisme et l’éternelle rengaine de la domination de l’homme blanc. Un règlement de comptes à peu de frais à l’image des polémiques en forme de pétard mouillé comme l’époque en produit avec une fébrilité gourmande.

« Avec Aladdin, les Français prenaient leur revanche sur tous les maux dont ils s’estimaient frappés. »

« Avec Aladdin, les Français prenaient leur revanche sur tous les maux dont ils s’estimaient frappés. Aladdin, c’était l’ascension sociale fulgurante d’un vaurien devenu, par les vertus combinées de la chance et du mérite, plus puissant et valeureux que le sultan ». Un symbole identitaire à manier avec précaution, cependant. L’Histoire, pour peu que l’on fouille un peu, réserve toujours des surprises à ceux qui survolent leurs petites fiches. Pas de chance, c’est justement le métier d’Antoine Galland junior.

Un conte d’aujourd’hui, pétillant et provocant

Dans son sillage, le romancier s’empare d’un fait historique pour broder ce conte moderne, aussi pétillant que provocant. Ni Aladin ou la Lampe merveilleuse, ni Sinbad le marin , ni Ali Baba et les Quarante voleurs ne font en effet partie des manuscrits originaux des Mille et Une Nuits. Ces contes figurent parmi les seize histoires qu’un marchand syrien, Hanna Dyâb, conta à Antoine Galland. Figure mythique que ressuscite encore cet amusant Badroulboudour.

Mais le conte ne serait rien sans l’amour et la sensualité. Le lyrisme au lourd parfum de loukoum et ses chausse-trapes. Comme Antoine Galland (le contemporain), l’auteur croit à la magie. Celle des djinns et des génies dans les lampes. De l’éternel féminin qui se matérialisme dans votre bungalow du « Kloub ». De la passion qui ressurgit de ses cendres. Traquer la Jérusalem Céleste dans un club de vacances pour cadres sup’ essorés n’est qu’une animation comme une autre, après tout ! Un jeu risqué qui ne va pas sans surprise. Pour peu que l’on s’y laisse prendre.

Une ode à l’imagination

Enfant, le jeune Antoine a déjà l’imagination fertile. « De cette époque aussi, sans doute, remontait l’image formidable, excessive, qu’il s’était forgée de la femme, comme d’une montagne à escalader, faite de gorges et d’abîmes profonds, de vallées immenses et douces, mais glissantes, de cascades de cheveux ondulés, dans lesquels on pouvait s’enfouir, au risque de se perdre ». Parvenu à l’âge adulte, il sait repérer les signes du destin lorsqu’il lui fait un gros clin d’œil. Il n’a visiblement rien perdu de son âme d’enfant. Il sait faire de naïveté, vertu.

« L’imagination (…) était la seule puissance capable de (…) nous faire sortir de la guerre de tous contre tous »

« L’imagination véritable, féminine [pourquoi !? Hanna ne vaut-il pas la Schéhérazade de papier ?], prenait le réel à bras le corps. Elle était la seule puissance capable de nous faire sortir de briser le déterminisme, capable de nous faire sortir de la guerre de tous contre tous. Elle seule savait nous faire planer au-dessus de nous-mêmes, vers les vastes paysages, et l’amour des autres ».

L’Orient est décidément une belle, joyeuse et précieuse source d’inspiration.

>Badroulboudour, de Jean-Baptiste de Froment, Aux forges de vulcain, 211 pages, 18 euros

0
 
Articles associés
«La plus secrète mémoire des hommes»

Mohamed Mbougar Sarr, prodige sénégalais, prix Goncourt à 31 ans

Plus jeune lauréat depuis Patrick Grainville en 1976, Mohamed Mbougar Sarr devient à 31 ans le premier sénégalais à recevoir le prix Goncourt pour La plus secrète mémoire des hommes...
Portrait de Kazuo Ishiguro © Lorna Ishiguro in courtesy Gallimard
«Klara et le soleil»

Kazuo Ishiguro, neurones (artificiels) et sentiments

Que reste-t-il des émotions humaines dans un monde technophile ? Avec Klara et le soleil (Gallimard), Kazuo Ishiguro, lauréat du prix Nobel en 2017 et...
A gauche : Gaëlle Josse photographiée au Musée du Luxembourg © Olivia Phélip. A droite : Vivian Maier Sans lieu, 1955 tirage argentique, 2014 © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and  Howard Greenberg Gallery, NY
Jeux de miroirs

Gaëlle Josse : «Vivian Maier, la puissance d'une liberté créatrice dans l'ombre des invisibles»

Vivian Maier (1926-2009) est devenue en quelques années une légende. L'écrivaine Gaëlle Josse fascinée par la vie de la photographe franco-américaine lui a consacré une biographie...
Portrait d'Ananda Devi © J.F. Paga- Grasset
«Le rire des déesses»

Prix Fémina des lycéens : Ananda Devi, un tombeau pour les bourreaux d’enfants

En faisant retentir Le rire des déesses (Grasset), la romancière et poétesse d’origine mauricienne Ananda Devi, livre une mise en scène magistrale d’une colère salutaire et...
Portrait d'Olivier Weber. DR
«Si je t'oublie Kurdistan»

Olivier Weber au Kurdistan : un goût de mort, de trahison et d’espoir

La cause Kurde est-elle perdue ? Côté américain, elle est, en tout cas, entendue depuis 2019, lorsque l' Occident a abandonné ses alliés face à la pire menace qui plane sur nous tous....
Portrait d'Andrei Makine ©JF Paga
Bienvenue en Sibérie

«L’ami arménien» d’Andréï Makine ou l’amitié en terre hostile

À décor grandiose, à menace inhumaine, amitié hors norme. Le dix-neuvième livre d’Andréï Makine, L’ami arménien (Grasset) est une fable dédiée à l’amitié. Ce...
Rentrée littéraire 2021

«Badroulboudour» de Jean-Baptiste Froment: une fable entre Orient et Occident

Après le très remarqué et visionnaire Etat de nature, Jean-Baptiste de Froment livre dans Boudroulboudour un roman fantaisiste et rythmé, qui exhume la figure du traducteur...
Couverture rose ou bleue, pour un livre intriguant
Phénomène

Pourquoi «Burn after writing» est-il le livre n°1 sur les réseaux sociaux ?

Burn after writing (Contre-dires) est un phénomène dans le monde de l'édition. Pourquoi ce livre apparemment banal est-il devenu la star des réseaux sociaux et des ventes en ligne ?...
Mircea Cărtărescu © Silviu Guiman
«Melancolia»

Mircea Cărtărescu réenchante les trois âges de la jeunesse

Avec Melancolia (Noir sur Blanc), le romancier roumain Mircea Cărtărescu consacre un triptyque somptueux à l’enfance et à l’adolescence. Chacune de ces novelas est une plongée...
Portrait de Viola Ardone © Capture d'écran vidéo YouTube-Albin Michel
Sur les rails de l'Histoire

«Le train des enfants» de Viola Ardone, un billet pour l'espoir

Entre les couleurs vives de Naples et la musicalité raffinée de Bologne et Modène, Viola Ardone signe avec Le train des enfants (Albin Michel) un magnifique roman. Tiré d'un...

En ce moment

Du 27 novembre au 2 décembre 2024 : Montreuil devient la capitale du Livre Jeunesse

Du 27 novembre au 2 décembre 2024 Montreuil accueille le Salon du Livre et de la Presse Jeunesse en Seine-Saint-Denis.

Inquiétude et mobilisation : arrestation de Boualem Sansal en Algérie

L'écrivain Boualem Sansal d'origine algérienne qui a obtenu récemment la nationalité française, célèbre pour ses critiques en profondeur des d

Festival International de la BD d'Angoulême 2025 : les ouvrages en sélection et les lauréats du prix Goscinny

Les organisateurs du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême viennent de faire connaître leurs sélections d'ouvrages et o

Le TOP des articles

& aussi