Après la mort de sa mère, Jeanne David, née Malvoisin, Jacqueline de Romilly écrit un livre qu'elle gardera secret, excepté à quelques uns de ses amis. Parmi eux, son éditeur et ami Bernard de Fallois qui nous livre dans un texte remarquable son approche de cet essai posthume. La volonté de cette grande dame des lettres, Première femme Professeur au Collège de France était de faire éditer ce texte seulement une fois qu'elle aurait disparu. Elle nous offre par l'intermédiaire du passeur qu'elle avait choisi, son éditeur, une merveille d'intelligence, d'émotion et le témoignage d'amour immaculé d'une fille à sa mère. Bouleversant!
Écrit dans l’année qui suivit la mort de sa mère, en 1977, elle en fit imprimer quelques exemplaires pour pouvoir les donner à ses amis. Mais par pudeur, par respect, parce qu’il y a quelque chose de vulgaire à se laisser interroger sur ce qu’il y a de plus intime, et parce qu’elle avait horreur de la vulgarité, elle n’a pas voulu que ce livre soit publié de son vivant. Elle a chargé son éditeur et ami Bernard de Fallois de le publier après sa mort.
Elle y fait le portrait d’une femme aux dons multiples, travailleuse infatigable, qui fit preuve pendant trente ans d’un talent d’écrivain reconnu, mais qui ne connut jamais le véritable succès, et qui avait choisi de vivre dans l’ombre de sa fille, après avoir perdu son mari au début de la guerre de 14. C’est toute une époque de la vie française au XIXème siècle que Jacqueline de Romilly fait revivre autour d’elle. Mais c’est aussi le récit – on a presque envie de dire la confession – de l’union indissoluble d’une fille et de sa mère. Jacqueline de Romilly nous en dit aussi beaucoup sur elle-même, à cette occasion, et nous comprenons mieux ce sentiment mêlé d’admiration, de sympathie, de reconnaissance et d’affection que ses lecteurs, même s’ils ne l’avaient jamais rencontrée, ont éprouvé en apprenant sa disparition.
La vie de Jeanne est un drame en trois actes, séparés par deux entractes affreux : la Grande Guerre et, vingt ans plus tard, la Deuxième Guerre mondiale. Tout commence par un personnage d’autrefois, qui a l’air sorti d’un roman de Giraudoux ou d’un poème de Francis James : une jeune fille d’avant 1914. « Avant 1914 » : deux mots qui font rêver. Comme si les deux guerres avaient tout englouti, d’une époque qui n’est pourtant pas si lointaine mais qui paraît avoir disparu comme le Titanic. « Avant 1914 » : l’époque où peut-être pour la dernière fois cela signifiait quelque chose de dire « les jeunes filles ». Jeanne Malvoisin (Jacqueline ne nous dit jamais son nom de famille, un être aimé n’est qu’un prénom) a fait des études brillantes au lycée Molière. Elle aime les lettres, elle veut écrire. Après son baccalauréat, elle va au Collège de France écouter les cours de Bergson. Les femmes du monde y vont, des jeunes filles intelligentes aussi. Elle rencontre un jeune normalien qui est agrégé de philosophie. Il s’appelle Maxime David. Ils se reverront au bal de l’école. Il lui écrit, il l’étonne, il lui plaît. Projet de mariage. Il est juif, elle ne l’est pas. Il est socialiste, elle est bourgeoise. Les deux familles font un peu la grimace. Pour Jeanne, ces différences ne sont pas un obstacle, elles ne font qu’ajouter au charme. Elle n’est pas rebelle, elle est indépendante. Elle sait qui elle aime et ce qu’elle veut. Elle le saura toujours.
Le jeune ménage s’installe à Chartres où Maxime David vient d’être nommé professeur. Pour améliorer les fins de mois, Jeanne écrit des contes qu’elle réussit à publier dans les journaux locaux. Une enfant naît : ce sera Jacqueline. On est en avril 1913. Seize mois plus tard, c’est la guerre. Maxime est mobilisé. Fin septembre, il envoie un télégramme : « Pars très content, t’inquiète nullement. » Maxime rejoint son régiment dans la Somme. Il y arrive le matin du 2 octobre : le soir, il est tué d’une balle dans la tête, au moment où il sort d’une tranchée. Cette nouvelle, Jeanne ne la recevra jamais. Comme des milliers d’autres jeunes femmes, elle attend une lettre qui ne vient pas. Elle craint le pire. Mais l’espoir est terriblement tenace. Elle ne saura la vérité qu’en 1916, et encore il lui faudra attendre 1917 pour que la mort de Maxime soit officielle. À la fin de la Grande Guerre, Jeanne a trente ans. Une époque nouvelle commence, qui ne ressemblera pas, mais pas du tout, à ce qui précède. Un siècle entier s’est achevé. Les femmes sont libres. Dans leurs vêtements, dans leurs mœurs, dans leurs activités. Elles ont acquis le droit de travailler. Elles vont le mettre en pratique. Par nécessité : près d’un million d’entre elles ont perdu leur mari. Mais aussi par volonté : pour être libres.
Jeanne est écrivain. C’est une vocation qui ne se démentira jamais. Elle écrit des contes, des nouvelles, elle les envoie aux maisons d’édition. De grands éditeurs s’intéressent à elle. Bernard Grasset croit en son avenir. Il y croit tellement qu’il est un peu trop entreprenant. Jeanne a peur, elle ira ensuite publier chez Flammarion. On parle d’elle pour le Goncourt. Les critiques que nous lisons sont signées des plus grands noms de l’époque. Elles nous font sourire en pensant à l’oubli total dans lequel Jeanne est tombée. En sera-t-il autant des vedettes d’aujourd’hui ? En tout cas, Jeanne est recherchée, les hebdomadaires à la mode, Candide et Gringoire, lui demandent une nouvelle chaque mois. Beaucoup d’hommes sont attirés par cette femme seule, si belle, si élégante, et à qui on promet un grand avenir littéraire. Plus que tout, elle aime le théâtre. Elle est extrêmement douée, connaît l’art des dialogues, de l’agencement des scènes. On lui propose de jouer. Gaston Baty, l’un des quatre « grands » du Cartel, lui demande de conseiller ses choix. Mais Jeanne refuse d’aller jusqu’au bout. Le théâtre l’éloignerait de sa fille, et c’est à cette enfant, la petite Jacqueline, qui commence à aller au lycée Molière, qu’elle veut se consacrer.
Il en est ainsi des amours de Jeanne. Très séduisante, elle attire tous ceux qu’elle rencontre, mais personne ne peut passer avant Jacqueline. Une fois, elle a failli épouser un homme, pourvu d’une très grande situation. Une tragédie a brisé ce projet : il est mort dans un accident de chasse.
Peu avant la guerre surgit dans leur vie à toutes les deux un personnage très singulier, un grand musicien, un jeune chef d’orchestre, qui va devenir bientôt le plus célèbre de France, et qui ne compte plus ses conquêtes. Mais il en souffre. Ce séducteur est un faible, il est incapable de résister, et c’est chez Jeanne, une amie de sa femme, qu’il va se réfugier pour être, en quelque sorte, consolé de tant de succès. Il est arrivé chez elles, un soir à une heure indue, c’est pourquoi en parlant de lui Jeanne l’appelle « le brigand ». Entre eux, c’est un attachement passionné. Mais là non plus, Jeanne n’ira pas jusqu’au bout. Elle aurait pu. D’autant plus que Jacqueline a moins besoin d’elle, elle vient de se marier. Quelques mois encore, peut-être… Mais l’orage gronde, et le destin va plus vite que les humains. Après août 14, c’est septembre 40. Commence alors la troisième époque de la vie de Jeanne, la plus triste, celle qui fait penser à Backstreet, un film qui a beaucoup fait pleurer dans les années 1930, où une femme accepte de mener une vie en marge de la société parce qu’elle est la maîtresse d’un homme en vue. Jeanne désormais se sent plus seule. Les quatre années de guerre, elle les a passées près de Jacqueline et son mari, qui ne sont pas revenus à Paris, obligés de se cacher tous les deux – ils sont demi-juifs l’un et l’autre – pour échapper à la persécution. Jacqueline avait été écartée de son poste de professeur par les décrets de Vichy. Jeanne est restée avec eux, elle a été séparée pendant quatre ans de son cher « brigand », dont la renommée ne cesse de croître. Quand elle rentre à Paris, tout a changé. Elle a cinquante-six ans. Elle a raté l’occasion de « refaire sa vie ». Maintenant que sa fille est mariée, accueillie par une belle-famille qui a une grande fortune, ce n’est plus Jeanne qui est la protectrice, le foyer, le refuge. C’est elle qui quitte le délicieux petit appartement du seizième où elles ont vécu toutes les deux, pour aller habiter deux pièces dans le bel appartement donnant sur le Luxembourg que Jacqueline et son mari occupent maintenant. À Jacqueline tout réussit. En plus d’un mari délicat, attentif, plein de finesse, dévoué, elle passe désormais ses journées avec l’homme de sa vie, celui que sa mère lui a présenté quand elle avait quinze ans, un historien impérissable qui a plus de 2 500 ans, Thucydide. Jeanne ne se plaint jamais. Elle sait que les éditeurs se sont tournés vers des talents plus jeunes, que le succès n’était pas au rendez-vous. La courageuse, l’irréductible Jeanne ne laisse voir à personne son chagrin. Elle continue à travailler, elle a découvert un genre nouveau dans lequel elle excelle : les pièces radiophoniques. Elle en écrit un nombre incalculable, on les lui demande, elle adapte des romans célèbres. Pendant ce temps, même si elle lui téléphone trois fois par jour, Jacqueline n’est plus là.
Et c’est la vieillesse de Jeanne. La jeune fille d’avant 14, la séduisante Parisienne des années 30, si brillante, résolue, souriante, ingénieuse, espiègle et sérieuse à la fois, coquette, énergique, fantaisiste, « l’irréductible Jeanne » est devenue une dame menue et fragile. Mais elle n’a rien perdu de son élégance. Son élégance : le mot qui revient le plus souvent sous la plume de Jacqueline pour parler d’elle.
Les pages dans lesquelles Jacqueline de Romilly dépeint avec une infinie délicatesse et une cruelle lucidité cette période de leur vie à toutes les deux, le malaise diffus qu’elle éprouvait, le remords à l’idée que Jeanne avait perdu sa vraie raison de vivre, ces pages d’aveux et d’une poignante humanité sont émouvantes, elles toucheront tous ceux qui savent ce que c’est qu’aimer une mère, c’est-à-dire ne pas l’aimer assez.
Son chef-d’œuvre ? Elle n’aimerait pas ce mot, pour ce qu’il a d’emphatique. Elle ne le trouverait surtout pas juste. Ce livre intime, où tout est enfin dit, n’a pas été écrit comme une œuvre d’art. Et ce qu’il touche en nous n’est pas d’abord l’admiration. La richesse et la beauté du portrait sont étonnantes, sous son apparente simplicité. Les nuances, l’acuité psychologique, constamment en éveil, donnent au personnage la grâce et les fines couleurs de la vie. Ce ne sont en effet que deux destins enlacés, de deux personnes particulières et dans un temps particulier. Et c’est comme si l’une avait sacrifié sa vie pour que l’autre réussisse la sienne. Mais constamment, c’est la similitude entre les deux qui frappe.
Est-ce Jeanne, est-ce Jacqueline ? « Elle n’écrivait certainement pas une ligne sans s’amuser en se demandant si les autres sentiraient la chose comme elle, reconnaîtraient l’émotion décrite, admettraient la condamnation suggérée, approuveraient la savante malice qui présidait au cours du récit. » Par le courage et le talent de Jacqueline de Romilly, les voici réunies à jamais. Comme elle le souhaitait.
Jacqueline de Romilly, Jeanne, Bernard de Fallois
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