«Chevreuse»

Patrick Modiano: «L’enfance est une période de notre vie qui nous restera en partie inconnue»

Un nouveau livre de Patrick Modiano ? Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Toujours pénétrant, comme un rêve qui se poursuit. Chevreuse (Gallimard), son dernier opus, n'échappe pas à la règle. Tous les ingrédients de la grammaire modianesque s'y retrouvent : l'enfance, les personnages inquiétants, une enquête qui ne mène nulle part, la mémoire obscure, la présence des lieux comme des forteresses qui scellent les souvenirs épars... Patrick Modiano, prix Nobel de littérature en 2014, répond à quelques questions sur Chevreuse et lève un peu le voile sur sa nouvelle partition.

Légende photo : Patrick Modiano © Gallimard
Un nouveau livre de Patrick Modiano ? Une impatience et une douceur nous saisissent en même temps. Une promesse de surprise, et le confort d'une familiarité. On ouvre le livre comme on décachète la longue lettre d'un ami lointain. Telles les variations autour d'un thème musical, l'œuvre de Patrick Modiano résonne, se transforme et se répète à l'infini. Et chaque fois, il nous transporte. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Toujours pénétrant, comme un rêve qui se poursuivrait inlassablement.

Chevreuse, nouvelle variation autour de l'enfance

Chevreuse, son dernier opus, n'échappe pas à la règle. Tous les ingrédients de la grammaire modianesque s'y retrouvent : l'enfance, les inconnus inquiétants, la mémoire obscure, une enquête qui ne mène nulle part, la présence de lieux comme des forteresses qui scellent quelques souvenirs épars... Et des téléphones qui sonnent dans le vide.

Où l'on retrouve Jean Bosmans, ombre de Modiano déjà présent dans L'horizon

Chevreuse se situe en 1966. Les numéros de téléphone commencent encore par les premières lettres de leur quartier (Auteuil 15-28) et ne sont pas encore reliés à des répondeurs. Déjà présent dans L'horizon, le narrateur, ombre de l'écrivain, se nomme Jean Bosmans. Il fait la connaissance de deux hommes étranges : Michel de Gama (ou Degamat?) pseudo-gérant d'un hôtel près de la gare Saint-Lazare et René-Marco Heriford, un de ces oisifs à l'étrange vie noctambule. Dans son appartement d'Auteuil, il reçoit une faune, interlope, forcément. L'adjectif pourrait avoir été inventé pour Modiano. Bosmans se lance dans une enquête pour retrouver celui qui se cache dans une maison en vallée de Chevreuse. Mais Chevreuse est aussi le nom d'une personne, la fameuse duchesse citée dans les Mémoires du cardinal de Retz, un des livres préférés du héros.

La genèse de la vocation d'écrivain

Le passé, l'imaginaire et la réalité d'un lieu improbable servent de toile de fond à une évocation de ce Paris des années 60, dont l'euphorie glorieuse masque difficilement les fantômes de l'Après-guerre.  Ici, boussole, carte routière, montre ou briquet incarnent les talismans des songes.  D'Auteuil à la vallée de Chevreuse, se joue l'oscillation des aiguilles du temps. Entre les cadrans et les secrets, la genèse d'une vocation d'écrivain prend forme. Pour Patrick Modiano-Jean Boosmans, devenir romancier dessine une voie pour chercher sans effraction la clé des souvenirs. Chevreuse respire de ces mille réminiscences et sans jamais les résoudre, compose les énigmes d'une enfance pour toujours envolée.
Patrick Modiano répond à quelques questions au sujet de son livre. 

Légende photo : Patrick Modiano dans son bureau.

Vous avez placé en exergue une citation de Rainer Maria Rilke sur le thème de la mémoire qui s’efface. Pourquoi ce choix, alors que le roman met en scène la mémoire qui revient ?

-Patrick Modiano : Dans ce poème, Rilke évoque tout ce qu’a ressenti un enfant au contact des adultes sans comprendre très bien, sur le moment, ce qui se passait autour de lui. Bosmans, le personnage de mon roman, éprouve la même difficulté à mettre au clair des souvenirs d’une certaine période de sa vie qui ressurgissent brusquement.

Bosmans, le narrateur, évolue dans un milieu ambigu. Est-il victime d’un coup monté, ou de sa propre imagination qui altère la réalité ?

-P.M. : Peut-être les deux à la fois. Le hasard a fait que, quinze ans après, Bosmans se soit trouvé en présence de personnes troubles qui étaient au courant de certains détails insolites de son enfance. Et à partir de là, va se jouer entre eux et lui un jeu du chat et de la souris. On peut aussi bien penser que ces gens ne sont que des fantômes qui lui permettent de faire resurgir ses souvenirs, mais attisent aussi son imagination.

À la fin, rien ne s’explique tout à fait. Diriez-vous qu’une part de notre propre vie nous restera à jamais inconnue ?

-P.M. : L’enfance est souvent une période de notre vie qui nous restera en partie inconnue, et même énigmatique.

Pourrait-on dire que ce roman a une dimension topographique ?

-P.M. : En effet, Bosmans évoque une carte d’état-major avec des trous, des blancs, des villages et des petites routes qui n’existent plus. Je crois que nous portons tous en nous la carte d’une province secrète que nous avons oubliée.

Les montres sont très présentes ici, en particulier une certaine montre à multiples cadrans dont les aiguilles peuvent tourner à l’envers...

-P.M. : La montre à multiples cadrans est un souvenir très précis de mon enfance. Comme dans le roman, son propriétaire me la prêtait souvent pour que je la mette à mon poignet.

Vous écrivez « la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ». Serait-ce la clé de votre style ?

-P.M. : Les corrections que je fais sur un manuscrit ne sont jamais des rajouts, mais toujours des suppressions, et cela crée ce que l’on pourrait appeler des trous de silence.

Entretien réalisé avec Patrick Modiano à l'occasion de la parution de Chevreuse. Pour le lire dans son intégralité, aller sur le site Gallimard.

>Chevreuse, Patrick Modiano, Gallimard, 157 p., 18 €

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