Les abeilles grises sont la dixième fiction de l’écrivain ukrainien Andréï Kourkov traduite du russe vers le français. Pour Agnès Séverin, ce roman entre guerre et paix nous entraîne dans une narration, subtile, tour à tour délicate et lourde des stigmas de la guerre et de la surveillance institutionnalisées. Un texte qui déambule du Donbass à la Crimée en passant par les couloirs (gris eux aussi) des services russes et qui montre les germes de la guerre qui sévit en Ukraine aujourd'hui. Andrei Kourkov vient de recevoir le prix Médicis 2022 dans la catégorie Roman étranger.
Les abeilles grises sont la dixième fiction de l’écrivain ukrainien Andréï Kourkov traduite du russe vers le français. Ce roman entre guerre et paix nous entraîne à la suite de Sergueïtch, un apiculteur pensionné pour silicose que sa femme a abandonné. La narration, subtile, tour à tour délicate et lourde des stigmas de la guerre et de la surveillance institutionnalisées, déambule du Donbass à la Crimée en passant par les couloirs (gris eux aussi) des services russes. Car c’est bien dans la « zone grise » que tout se passe.
Nous sommes en 2014. C’est la guerre dans le Donbass. La partie Est de l’Ukraine est le fief des séparatistes pro-russes que manipulent les services secrets du grand voisin. L’Ours Russe. Dans la « zone grise » qu’habitent Sergueïtch et son « ami-ennemi » d’enfance Pachka, les combats sont mis en sommeil pour respecter la sécurité de ces deux derniers habitants du village.
Dans l’Est de l’Ukraine en guerre, la vie s’écoule lentement. Au rythme de la neige et de la glace croûteuse, de la chaleur étouffante des étés continentaux, des petits coups de mains et des rancœurs de vieux messieurs jamais ni tout à fait atteints ni tout à fait exempts de sagesse. La guerre est cet arrêt du temps. Cette emprise de l’ennui - pour qui les combats sont un spectacle vague, temporairement tenu à distance et réduit pour l’instant à l’écho des explosions d’obus au bord de l’horizon. Cette main qui se resserre doucement sur la gorge. Et qui serre lentement, lentement, si lentement. Pour bien faire sentir la peur. La laisser se distiller dans tous les vaisseaux, les nerfs et les pores de la peau. La peur, arme ultime de qui répand la terreur par des moyens savamment d’un régime à l’autre, d’une époque à l’autre, des Tsars aux Soviétiques en passant par le nouvel axe du mal russo-(indo)-chinois.
La guerre, ce mélange de terreur et d’ennui. Ce sentiment gluant qui, insidieusement, pèse sur la poitrine. Une pression légère. Mais constante. De celles qu’utilisent les tortionnaires pour vous laisser respirer. Pour laisser à la peur revenir, s’installer, entre deux pics de douleur. Pour le plaisir de faire mal.
La guerre, c’est un paysage plongé dans mille nuances de gris. Un monde où le glauque règne en maître.
Mais ne nous trompons pas. Ce ne sont ici que mes conjectures, des élucubrations, sur le paysage mental du personnage principal. En apparence, ici tout va bien. L’église a été bombardée. Mais Sergueïtch, qui est un homme de ressources, a pu y faire sa récolte de cierges. Car l’électricité est coupée. L’écran noir le reste ainsi. Et le lecteur n’est pas loin d’y voir une métaphore de la fracture qu’il faut pour laisser de nouveau s’écouler le rythme des saisons, se déployer la couleur des saisons, éclatante, verdoyante et solaire (dans un pays auquel les tournesols et les épis de blé ont donné, à ma connaissance, la moitié de la couleur de son drapeau). Le reste allant au ciel bleu.
Gris ou bleu, ce ciel, Andréï semble le contempler volontiers à travers les yeux de Sergueïtch. Ce personnage qu’il a isolé du reste du monde et de ses contemporains afin de le rendre plus contemplatif. D’où la guerre qui gronde autour du no man’s land. D’où la fuite de son épouse insatisfaite, sa fille sous le bras.
Reste pour Andréï Kourkov a observé la réaction de son vieillissant personnage, figure grisâtre par excellence. Heureusement, le marionnettiste connaît son art sur le bout de doigt. Et il arrive des choses à Sergueïtch. Car les abeilles, comme tous les autres être vivants ne peuvent rester longtemps cantonnés dans la « zone grise ». Elles ont besoin de lumière, de nectar et de beauté.
Ces passages solaires, lumineux, Andréï Kourkov les offre à son lecteur. Ses Abeilles grises sont un roman qui affiche un bel équilibre. Comme on le dit d’un vin. Et comme on pourrait sans doute le dire d’un miel, dont la robe, le nez, la consistance et texture, soyeuse, souple ou plus astringente et âpre, l’arôme, la longueur de bouche peuvent se décrire également.
Les abeilles grises offre donc un bel équilibre entre tension dramatique et passages élégiaques. La solitude se ponctue de rencontres. Comme autant de ponts entre « amis-ennemis ». Entre les sexes, qui le sont aussi. Et, fatalement, entre chrétiens et musulmans. Un roman total, donc.
Alors oui, Les abeilles grises dont on peu faire son miel pour tenter de sentir ce qui se passe en Ukraine. Et imaginer ce qui pourrait s’y passer. A savoir le retour de la paix. Sans grand voisin dangereux ?
>Les abeilles grises, d’Andreï Kourkov. Liana Levi, 398 pages, 23 euros.
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