Giuliano Da Empoli vient de remporter le Grand prix du roman de l'Académie française pour Le mage du Kremlin (Gallimard), un des livres les plus puissants de la rentrée littéraire. Puissant dans tous les sens du terme : d'abord, parce que son sujet tourne autour de Vladimir Poutine et des ressorts du pouvoir, ensuite, parce que son récit mêle habilement réalité et fiction, de façon vertigineuse pour ne pas dire virtuose. Giuliano Da Empoli, qui figurait aussi dans la liste ultime du Goncourt répond à nos questions.
Légende : Giuliano Da Empoli photographié à l'Académie française lors de la remise de son prix © Olivia Phelip
Giuliano Da Empoli vient de remporter le Grand prix du roman de l'Académie française pour Le mage du Kremlin (Gallimard), un des livres les plus puissants de la rentrée littéraire.
Puissant dans tous les sens du terme : d'abord, parce que son sujet tourne autour de Vladimir Poutine et des ressorts du pouvoir, ensuite, parce que son récit mêle habilement réalité et fiction, de façon vertigineuse pour ne pas dire virtuose.
Giuliano Da Empoli est un politologue italo-suisse, ancien conseiller de Matteo Renzi, directeur de Think Tank et professeur à Sciences Po Paris. Ayant habité à Florence, il connaît son Machiavel par cœur. Davantage habitué aux notes stratégiques et aux essais, il s'est lancé pour la première fois à l'assaut de la forme romanesque. Un coup d'essai qui est un coup de maître, tant Le mage du Kremlin est remarquable. L'auteur raconte être venu à ce livre, après les recherches pour son ouvrage Les ingénieurs du chaos (JC Lattès), où il avait eu l'occasion de s'intéresser à la figure de Vladislav Sourkov, éminence grise de Poutine. C'est ainsi qu'est née son idée de partir de cette personnalité et de la transformer pour en faire le miroir d'ombre de Vladimir Poutine, et, ainsi de se (nous) plonger dans les coulisses du Kremlin.
Dans Le mage du Kremlin, Vladislav Sourkov est rebaptisé Vadim Baranov et sa biographie un peu modifiée. Alors que tous les autres personnages conservent leurs identités réelles (y compris Vladimir Poutine). Ce léger glissement entre réalité et fiction permet à l'auteur une liberté romanesque, car il peut mettre en scène Vadim Baranov en témoin-clé de la vie politique russe, par une vue de l'intérieur en toute impunité. Ses confessions donnent une dimension dramatique qui porte le livre tout au long.
Ce récit qui se lit d'une traite est véritablement le roman de l'Histoire en marche : réaliste, brillant, passionnant et presque effrayant. Giuliano Da Empoli réussit à s'approcher au plus près du mystère Poutine. Il lui donne «chair». Le livre a été écrit en 2020, annonçant ses projets guerriers. Les romanciers sont souvent visionnaires.
Du Kremlin à l'Académie... Juste après l'annonce de son prix, sous l'œil protecteur du Secrétaire perpétuel de l'Académie française, Hélène Carrère d'Encausse, historienne spécialiste des questions russes et de son éditeur Antoine Gallimard, Giuliano Da Empoli accepte de répondre à nos questions.
Légende : Giuliano Da Empoli photographié à l'Académie française lors de la remise de son prix © Olivia Phelip
-Giuliano Da Empoli : En 2011, je me suis rendu à Moscou. J'ai été frappé par l'énergie noire qui s'y diffuse. On sent l'emprise du pouvoir. Partout. Mais aussi la force. J'ai éprouvé de la crainte. Et une certaine attraction. J'ai senti tout de suite une connexion avec ce pays, qui ne s'est pas démentie après. J'ai eu conscience que j'ouvrais un chapitre sur la Russie et que je n'allais pas en rester là.
-G.D.E. : Pour les recherches concernant mon livre Les ingénieurs du chaos (JC Lattès), je m'étais intéressé à la figure de Vladislav Sourkov, ancienne éminence grise de Poutine. Je l'avais trouvé très romanesque en tant que tel. Il méritait qu'on lui consacrât un livre entier. Il m'a semblé qu'il serait le meilleur des «passeurs» pour décrire la vie du Kremlin. Pourquoi la forme romanesque ? Il est des réalités qui ne peuvent s'approcher qu'avec une part d'interprétation, d'imagination, d'intuition. Il faut assumer sa subjectivité, ce que le travail de romancier permet, contrairement à celui d''essayiste. C'est pourquoi j'ai choisi d'écrire un roman. J'avais besoin de cette marge pour faire ressentir des émotions qui ne peuvent se démontrer. De plus, en Russie, cette part émotionnelle est fondamentale pour comprendre le cheminement des actions et des motivations. Emotions qui peuvent être contradictoires d'ailleurs.
-G.D.E. : Je voulais raconter l'expérience du pouvoir de l'intérieur. Rentrer dans la tête des personnes proches de ce pouvoir. Être comme un infiltré par l'intermédiaire de mon personnage central, que j'ai appelé, Vadim Baranov, inspiré de Vladislav Sourkov, tout en conservant ma distance d'auteur. J'ai donc mêlé le fruit d'un important travail de documentation à mon exercice d'imagination. C'est pourquoi j'ai gardé les noms des principaux protagonistes comme Vladimir Poutine. Lorsque mon imagination est à l'œuvre, elle reste toujours dans les limites du vraisemblable.
-G.D.E. : Le mal que peut faire celui qui incarne l'art du cynisme au plus haut niveau peut fasciner. C'est ce même mécanisme qui explique que le public soit fasciné par les serial-killers et les gangsters. Cela nourrit même nombre de films ! Ici, nous regardons presque en face une personnalité qui tient une partie du monde entre ses mains. Pénétrer son système mental et tenter de comprendre sa logique de fonctionnement est essentiel pour analyser ce qui se passe aujourd'hui. Pour arriver à ce point de pouvoir, il faut incontestablement posséder des qualités hors-norme. Je trouve que le personnage est plus glaçant que fascinant. Mais il appartiendra à l'Histoire de la Russie. Nul ne peut le nier.
-G.D.E. : Les Occidentaux ont été bien naïfs ces vingt dernières années. En Russie il ne faut jamais se fier aux apparences. On peut penser que les Russes sont proches de nous. Mais il existe un dilemme russe, symbolisé par leur aigle à deux têtes. L'une regarde vers l'Europe, l'autre vers l'Asie.
-G.D.E. : Il n'y a pas de limites chez Vladimir Poutine, le livre le montre bien. Il peut aller très loin, car il est en totale identification avec son rôle messianique, presque mystique. Il y a une anecdote qui est notoire à son sujet. Quand il était enfant, il voyait les SDF de son quartier se faire tous violenter sauf un. Pourquoi ? Car celui-là était considéré comme fou, ce qui faisait peur. Poutine a retenu la leçon. Si on est faible, pour pouvoir se faire respecter, il vaut mieux sembler fou. Dans le jeu politique international, cette stratégie de la possibilité d'une action inattendue pèse toujours comme une menace, car elle sort du cadre traditionnel prévisible. Est-ce que cela veut dire que Poutine pourrait devenir fou ? C'est une conclusion hâtive et dangereuse. En revanche, il est seul. C'est ce que dit son conseiller «A mon départ, je n'ai pas été remplacé. Il reste juste le labrador.» Une image impressionnante. Poutine et son chien. La solitude du pouvoir absolu.
>Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, 288 pages, 20 euros. >>Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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