Avec Melancolia (Noir sur Blanc), le romancier roumain Mircea Cărtărescu consacre un triptyque somptueux à l’enfance et à l’adolescence. Chacune de ces novelas est une plongée onirique jubilatoire dans la poésie et les peurs qui font le sel de la jeunesse. Un regard poétique porté par un style, un vrai.
L’enfance, c’est l’émerveillement et la peur. Mircea Cărtărescu en capte l’essence pour l’enserrer dans une prose envoûtante, s’enivrer de son propre charme et léviter. Comme ce poète de pierre dont la statue flotte littéralement au-dessus de son socle dans l’une de ses novelas.
La première des trois novelas qui constituent ce recueil est consacrée à un enfant de cinq ans, laissé seul dans l’appartement familial. Le jeune héros redoute une solitude éternelle. Il la fantasme et la désire. Il s’invente des passerelles pour se faufiler entre les immeubles, glisser d’un décor féérique à l’autre, céder aux pièges d’une ville fantasmagorique. Le paysage, tour à tour somptueux et monstrueux, menace de virer au cauchemar à chaque instant.
Seul, l’enfant s’abandonne au rêve. « sa nouvelle vie (…) n’était pas dépourvue d’un charme triste et étrange ». Le parfum des belles-de-nuit l’ensorcelle. La sienne est partie. Alors tout lui est matière à rêverie. « Quand l’air était humide et que le temps tournait à la pluie, ce parfum fleurissait encore plus fort ». Dans ces fleurs oubliées sur le balcon, il voit de « petites étoiles en papier ».
« Depuis une éternité de temps, il vivant seul dans l’appartement vide, immobile dans son énigme dans ses lignes qui ne variaient que par l’illusion des perspectives, quand l’enfant passait d’une pièce à l’autre par les portes toujours grandes ouvertes. C’était l’appartement modeste de gens simples et pas fortunés ».
Par la force de ses images et la puissance de son imaginaire, le lauréat du prix Thomas-Mann en 2018 et professeur de littérature à l’université de Bucarest joue de cette ambiguïté de l’existence entre ombre et couleurs évanescentes, lactescentes, entre splendeur radieuse et peur visqueuse. Faisant endosser à ses jeunes personnages le rôle d’intercesseurs, l’auteur d’Orbitor, Pourquoi nous aimons les femmes (chez Denoël) et Solénoïde (aux éditions Noir sur Blanc) redonne à ses lecteurs le goût du merveilleux.
Dans la seconde novela de Melancolia, deux jeunes enfants s’inventent un univers de rêve différent chaque soir, avec une couverture en guise de tente, pour tout décor d’aventure. Ils jouent avec leurs peurs. Leurs histoires, ils y croient tant et si bien qu’ils y plongent tout entier. Elle leur devient, et pour le lecteur aussi, une réalité plus tangible que n’importe quelle autre. « Pour lui [sa sœur] était la seule créature qui existait pour de vrai dans le monde ». lls sont jeunes, leurs rêves sont plus grands que la vie.
La jeunesse dans ses premières heures, c’est le rêve et la peur. Dans la troisième novela sur laquelle se referme Melancolia, un adolescent solitaire ne vit que par et pour la poésie. Épris d’une jeune voisine à la chevelure rouge, ses journées oscillent soudain entre le sortilège de leur rencontre et l’ensorcellement de sa beauté naissante. La curiosité est une oisiveté.
Déjà, Ivan le pressent, son grand, son immense, son gigantesque rêve sensuel lui sera fatal. Un poète est visionnaire ou il n’est pas. L’histoire de sa métamorphose se fait une métaphore grandeur nature. Épatante et inquiétante, comme l’adolescence. C’est son essence même qui est ici mise en scène avec une poésie fulgurante. Les images sautent aux yeux du lecteur à chaque page. Mircea Cărtăre agrippe son imaginaire.
« Le monde était à ce point obscur qu’il ne valait même pas la peine de parler de lumière. Les ténèbres, celles qui précédaient l’existence de l’œil, et le silence qui précédait toute oreille, et l’informe qui précédait toute pensée, et la tristesse, et la peur, et la désespérance étaient les expériences les plus familières de tous les hommes, du moins dans cette ville éloignée où les maisons ressemblaient à des ecchymoses sur la peau blafarde du ciel ».
Autour du jeune rêveur, la ville est « ossifiée ». Le temps suspendu. Les statues des hommes illustres tournent vers lui leurs « yeux de pierre ». La ligne grisante du couchant se hérisse de coupoles et de flèches. Les frontons passés des palais flottent dans une lumière irisée et nacrée, qui parfois se teinte d’ambre. La brume sème le trouble partout, qui enserre le monde dans ses anneaux vertigineux. À l’image des personnages de ces longues nouvelles à l’étrangeté envoûtante, le lecteur plonge lui aussi dans le rêve jusqu’au cou.
Les trois nouvelles de Melancolia se font écho par des jeux de symboles et de questions. « Comment neige le destin ? » n’est pas des moindres de ces affres métaphysiques qui imprègnent le quotidien de leurs jeunes héros. Labyrinthe poétique dans un univers fabuleux, séduisant, et toujours vaguement inquiétant. L’auteur y joue à cache-cache avec le surnaturel. C’est un enfant qui a du talent.
Maître des synesthésies, ces mélanges et jeux de saute-mouton entre les sens lui donnent matière à accomplir un univers. Il est loisible ici d’y mirer, et admirer, ses états d’âme, que sublime un jeu de miroirs kaléidoscopique.
La beauté, chez Mircea Cărtărescu, est toujours vénéneuse, empreinte pourtant de pureté. Ses mondes rappellent Lewis Carol et L’autre ville, splendide univers inventé par le Tchèque Michal Ajwaz. « Il était pris pour toujours dans un grain d’ambre éclatant, sans mesure, qui était sa vie et qui portait aussi le nom de solitude ».
À l’Est de l’Europe, la beauté est toujours à portée de main, et de plume. Le surnaturel est au coin de la rue. Une flaque d’eau suffit et vous marchez dans le ciel. Mais gare ! Car la littérature mène son monde - personnage, auteur et lecteurs confondus - aux portes de la folie. Face à un monde vide, l’imagination règne en maître. Ici, la mélancolie est une occupation à plein temps. La tristesse est « plus désirable que le bonheur, car plus durable ». Est-ce là l’humour roumain ?
Mircea Cărtărescu est amoureux de la beauté. C’est évident et palpable dans chacune de ses phrases, ciselées, mesurées, polies avec un soin exceptionnel. Le regard d’enfant qu’il emprunte à ses héros en herbe lui permet de projeter la féérie perdue dans ces textes puissants, dotés d’un pouvoir d’attraction magnétique.
Son style hors norme le place quelques coudées au-dessus, très au-dessus, de nombre de ses contemporains. Un roman de Mircea Cărtărescu, c’est de la poésie à l’état pur.
>Melancolia, de Mircea Cărtărescu. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Les éditions Noir sur Blanc, 208 pages, 19 euros.
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