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Bien-être

« Bien-être » de Nathan Hill, Grand prix de littérature américaine, Gallimard, 2024

Il vit seul au troisième étage d’un vieil immeuble en brique sans vue sur le ciel. Quand il regarde par la fenêtre, il ne voit que sa fenêtre à elle – de l’autre côté de l’étroite ruelle, presque à portée de main, où elle vit seule, elle aussi, au troisième étage d’un autre vieil immeuble. Il ne connaît pas son prénom, ni elle le sien. Ils ne se sont jamais parlé. C’est l’hiver à Chicago. Aucune lumière, ou presque, ne pénètre dans cette ruelle qui les sépare, ni d’ailleurs aucune pluie, neige, grésil, brouillard, ou ce truc mouillé, vaguement...
Ma vie avec Gérard de Nerval

« Ma vie avec Gérard de Nerval » d'Olivier Weber, Gallimard, 2024

Où commence le voyage ? Dès mon plus jeune âge, un poète m’a incité à poser la question autrement : où et comment débute l’intention du voyage ? Oui, dans quel ruisseau ou filet d’eau prend-elle naissance ? Dans quelles pages de livre ou parfum de bazar l’élan vagabond vous incite-t-il à franchir le premier pas… La poésie révèle le sens enseveli. Une phrase de Gérard de Nerval m’a très jeune poussé dehors – à vrai dire, j’y étais déjà, mais il manquait le vent dans les voiles. « Je voyage pour vérifier mes...
Le murmure

« Le murmure » de Christian Bobin, Gallimard, 2024

Les alliances ont la forme circulaire de l'univers. Une harmonie parfaite, à la seule condition d'être portées par deux personnes qui s'aiment plus que profondément, plus que sentimentalement, et infiniment plus que socialement. Sans ces unions qui se font tous les jours, la sphère ne pourrait pas se former et ce serait le chaos. Mais il suffit de deux alliances et d'un amour vrai pour que tout soit préservé. On peut dire également, sur un plan enfantin, que nos deux alliances rejointes sont les deux yeux de chat du divin, qui dans la nuit nous sourient... »
L'Invention de la solitude

« L'invention de la solitude » de Paul Auster, Actes Sud, édition de 2014

Il trouve extraordinaire, même dans l’ordinaire de son existence quotidienne, de sentir le sol sous ses pieds, et le mouvement de ses poumons qui s’enflent et se contractent à chaque respiration, de savoir qu’il peut, en posant un pied devant l’autre, marcher de là où il est à l’endroit où il veut aller. Il trouve extraordinaire que, certains matins, juste après son réveil, quand il se penche pour lacer ses chaussures, un flot de bonheur l’envahisse, un bonheur si intense, si naturellement en harmonie avec l’univers qu’il prend conscience d’être vivant dans le...
Le Livre de l'intranquillité, édition intégrale

«Le livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa, traduit du portugais par Françoise Laye, Bourgois, édition de 2024

Je me demande alors quelle est cette chose que nous appelons mort. Je ne parle pas du mystère de la mort, que je ne puis pénétrer, mais de la sensation physique de cesser de vivre. L'humanité a peur de la mort, mais de façon incertaine ; un homme normal se bat bien à l'armée, et c'est bien rarement qu'un homme normal, vieux ou malade, contemple avec horreur l'abîme de ce néant qu'il attribue à ce même abîme. Tout cela par manque d'imagination. Il est tout aussi indigne, de la part d'un être pensant, de croire que la mort est un sommeil. Et pourquoi le serait-elle, puisqu'elle ne...
Personne morale

« Personne morale » de Justine Augier, Actes Sud, 2024

Dans un immeuble proche de la rue Saint-Lazare, un long couloir conduit, au fond d’un appartement sombre transformé en siège d’association, au petit bureau de Marie-Laure Guislain, Babaka Tracy Mputu et Sara Brimbeuf, à l’œuvre en plein été. La première est juriste, doit avoir un peu moins de trente-cinq ans alors et travaille pour l’association depuis quelques années. Les deux autres n’ont pas vingt-cinq ans, sont élèves avocates et commencent un stage de six mois. Concentrées dans ce petit bureau parisien, elles tra- vaillent comme on travaille l’été, dans le calme,...
Au soir d'Alexandrie

« Au soir d'Alexandrie » d'Alaa El Aswany, Actes Sud, 2024

Si vous allez pour la première fois chez Artinos, on a dû vous prévenir qu’il était impossible d’y trouver une table sans avoir réservé. On a dû vous raconter la mésaventure survenue à d’importantes personnalités égyptiennes ou étrangères : estimant qu’Artinos était un restaurant comme les autres, elles s’y étaient rendues sans prévenir. Le propriétaire Georges Artinos s’était excusé poliment mais fermement puis il leur avait proposé de prendre leur repas au comptoir. Certains avaient accepté, d’autres avaient quitté les lieux, mais tous avaient compris...
Leçons d'un siècle de vie

« Leçons d’un siècle de vie » d'Edgar Morin, Denoël, 2021

Qui suis-je ? Je réponds : je suis un être humain. C’est mon substantif. Mais j’ai plusieurs adjectifs, d’importance variable selon les circonstances ; je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-Patrie. Peut-on être tout cela en même temps ? Non, cela dépend des circonstances et des moments où tantôt l’une tantôt une autre de ces identités prédomine. Comment peut-on avoir plusieurs identités ? Réponse : c’est en fait le cas commun. Chacun a...
Bel Ami

« Bel-Ami » de Guy de Maupassant, 1885

Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant. Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier. Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d’un chapeau toujours poussiéreux et vêtue...
Le Mal joli

« Le mal joli » d'Emma Becker, Albin Michel, 2024

Peut-être qu'une partie de moi ne s'est jamais remise du miracle d'être une femme. La façon dont les hommes me regardent m'a donné envie de me regarder. Je me suis aimée. J'ai laissé les hommes faire de moi leur créature, j'ai appris d'eux tout ce que je suis. Ça ne m'a jamais contrecarrée, puisque je leur plaisais. Que je parlais leur langage. On pourrait appeler ça une mentalité d'esclave heureuse, peut-être. C'est assez peu important ; les femmes ne peuvent jamais gagner. On les soupçonne toujours d'avoir poussé en réaction au tuteur, quand elles ont l'air de s'en éloigner....
Dora Bruder

« Dora Bruder » de Patrick Modiano, Folio, 1999

J'ai relu les livres cinquième et sixième des Misérables. Victor Hugo y décrit la traversée nocturne de Paris que font Cosette et Jean Valjean, traqués par Javert, depuis le quartier de la barrière Saint-Jacques jusqu’au Petit Picpus. On peut suivre sur un plan une partie de leur itinéraire. Ils approchent de la Seine. Cosette commence à se fatiguer. Jean Valjean la porte dans ses bras. Ils longent le Jardin des Plantes par les rues basses, ils arrivent sur le quai. Ils traversent le pont d’Austerlitz. À peine Jean Valjean a-t-il mis le pied sur la rive droite qu’il croit que...
Jacaranda: Roman

« Jacaranda » de Gaël Faye, Grasset, 2024

La guerre ! J’ignore pourquoi j’ai répondu « la guerre » quand Sophie, la déléguée qui préparait ma défense au conseil de classe, m’a demandé pour quelles raisons mes résultats du dernier trimestre étaient si catastrophiques. Elle a insisté : « La guerre ? » J’ai répété : « Oui, la guerre. » Je n’allais quand même pas avouer que je n’avais rien foutu, que j’étais un tire-au-flanc qui passait son temps à rêvasser et à écouter du rock. Il fallait trouver une explication convaincante, impossible à...
Houris

« Houris » de Kamel Daoud, Gallimard, 2024

Le 17 juin, au petit matin. J’ouvre la fenêtre, car l’air manque comme dans une tombe. Tu les entends ? Je les ai vus avant-hier au retour de mon salon de coiffure. Dans trois jours, ils seront tous morts. Les premiers gisent déjà là, entravés par deux dans les marchés de la périphérie d’Oran. Attachés par les cornes et accolés dans un combat perdu. La nuit, ils accordent mieux leurs voix, ils bêlent sans s’arrêter. On dirait qu’ils supplient, qu’ils cherchent une réponse. Si tu allais te promener dans les marchés à bestiaux des nouveaux...
Théodoros

«Théodoros » de Mircea Cărtărescu, Noir sur Blanc, 2024

Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale), en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du SaintEsprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ? On t’a toujours dit que tu étais une croix...
Le rêve du jaguar

« Le rêve du jaguar » de Miguel Bonnefoy, Rivages, 2024

Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom. Personne ne put dire précisément à quelle date il fut trouvé, on sait seulement que tous les matins, toujours au même endroit, une femme misérable avait l’habitude de s’asseoir là pour déposer devant elle une écuelle en calebasse et tendre une main fragile aux passants du parvis. Quand elle aperçut l’enfant, elle le repoussa d’un geste dégoûté. Mais son attention fut soudainement attirée par une petite boîte brillante, cachée...
Le Monde d'hier: Souvenirs d'un Européen

« Le monde d'hier » de Stefan Zweig, Folio, 1943 (édition initiale)

Peu à peu, il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable. Les plus pacifiques, Les plus débonnaires étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques. Toutes les conversations se terminaient par de grossières accusations. Il ne restait dès lors qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre. »
Journal à rebours

« Journal à rebours » de Colette, Fayard, 1941

« Quarante années ne pesaient guère au personnage principal de toute ma vie, à Sido, quand elle me mit au monde. Mais après ma naissance, elle engraissa, devint ronde sans enlaidir, dut renoncer à des robes qui soulignaient sa taille de jeune fille. C'est donc à cause de moi qu'elle entra dans son automne de femme, et qu'elle s'y établit sereinement. Même elle voulut porter les insignes qu'arboraient, autrefois, les vieilles dames, c'est-à-dire qu'elle coiffa, un temps, le bonnet à ruche, et le dimanche un "chapeau fermé". Alors se dressèrent contre elle, unis, ses enfants...
N'espérez pas vous débarrasser des livres

« N’espérez pas vous débarrasser des livres » d' Umberto Eco, Entretiens avec Jean-Claude Carrière, Grasset, 2009

L’être humain est une créature proprement extraordinaire qui a découvert le feu, qui a bâti des villes, écrit de magnifiques poèmes, donné des interprétations du monde, inventé des images mythologiques, etc. Mais, en même temps, il n’a pas cessé de faire la guerre à ses semblables, de se tromper, de détruire son environnement, etc. La balance entre la haute vertu intellectuelle et la basse connerie donne un résultat à peu près neutre. Donc, en décidant de parler de la bêtise, nous rendons en un certain sens hommage à cette créature qui est mi-géniale, mi-imbécile. Et...
Puzzle amoureux

« Puzzle amoureux » de Marie-Claude Le Floc'h, Editions Marie Romaine, 2024

ELLE « Réfugiée sur son rempart bourguignon, elle se consacre à Élise, récupérée après quinze jours de colo suivis de deux semaines passées avec son père. Une longue absence facilitant ses allers-retours impromptus entre Paris et Marseille. La séparation n'a pas engendré de manque, doit-elle admettre, tant ces rencontres marseillaises avaient envahi sa tête, monopolisé son esprit, accaparé son temps et comblé toute frustration de l'absence, si frustration il y avait eu. Et il n'y en a pas eu. Ce qui décuple sa culpabilité de ne pas avoir encore parlé de sa petite dernière...
La Végétarienne

« La végétarienne » de Han Kang, Livre de Poche

Il l'a couchée en rugissant. Une main agrippant son sein, il a léché toutes les parties de son visage qu’il rencontrait, les lèvres et le nez, et entrepris d’ôter sa chemise en arrachant les boutons du bas. Enfin nu, il l’a pénétrée en écartant brutalement ses cuisses. Des halètements bestiaux et des gémissements proches du hurlement résonnaient à ses oreilles – les siens comme il a fini par le comprendre, ce qui l’a fait frissonner. Jamais auparavant il n’avait crié en faisant l’amour. Seules les femmes, selon lui, le faisaient. Dans un mouvement d’agonie, il a...

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